Construction d’une pratique de design pour les quotidiens dans le milieu de la santé
Loélia Rapin, Simon Boussard

Loélia Rapin est designeure doctorante rattachée à Nantes Université et au Care Lab de L'École de Design Nantes Atlantique pour réaliser sa thèse dans le cadre d'un financement Cifre dans l'agence Sensipode. Ses recherches portent sur la conception des dispositifs de recueil des expériences usagers dans les projets de transformation à l'hôpital. loelia@sensipode.com

Simon Boussard est designer et responsable du pôle Vulnérabilités au sein de l'agence d'innovation par le design Sensipode. Il met à profit son expertise de designer praticien sur des projets spécifiques qui abordent des thématiques sociales, hospitalières ou sanitaires. simon@sensipode.com

Résumé
Cet article explore la manière dont les situations de vulnérabilité intrinsèques au milieu de la santé, et la nécessité de sobriété inhérente aux enjeux environnementaux actuels, viennent redéfinir la désirabilité de notre pratique de design. Nous proposons une lecture réflexive de notre pratique de design à travers le prisme de trois projets menés dans le milieu de la santé et du médico-social. Nous examinons la manière dont notre rapport à l’objet, au processus et aux usagers se voit transformé face à une notion de désirabilité en pleine mutation.

Abstract
This article explores how the situations of vulnerability intrinsic to the healthcare environment, and the need for sobriety inherent in today's environmental challenges, redefine the desirability of our design practice. We propose a reflexive reading of our design practice through the prism of three projects carried out in the health care context. We examine how our approach to objects, processes and users is being transformed by a changing notion of desirability.

Introduction

Le design en tant que pratique de conception, s'applique et se réinvente au contact de différents contextes qu'il rencontre. Son application dans le milieu de la santé, et plus particulièrement dans un contexte hospitalier, est émergente1. Dans ce contexte, le design requiert une approche spécifique l'incitant à renouveler ses manières de penser et de faire2. Ancré dans la théorie du care définie par Jehanne Dautrey dans son ouvrage Design et pensée du care3, il se caractérise comme « un design soucieux des singularités des personnes autant que de celles des situations ». C'est-à-dire qu'il tient compte de la complexité des milieux qui œuvrent au prendre soin, tout en appréhendant la singularité et les situations de vulnérabilité des personnes qui s'y trouvent. C'est une pratique du design qui s'inscrit en proximité de l'innovation sociale, où l'accent n'est plus directement posé sur l'acte de conception et sa finalité matérielle, mais davantage sur la manière dont la dynamique de projet porte l'attention à autrui pour aborder et résoudre des problématiques sociales par la production de réponses. Cette démarche s'inscrit dans une perspective de maintien de l'habitabilité4 des milieux, plus particulièrement du milieu du soin.

Cet article explore la manière dont les situations de vulnérabilité intrinsèques au milieu de la santé, et la nécessité de sobriété inhérente aux enjeux environnementaux actuels, transforment notre pratique de design.

Pour ce faire, nous engageons une discussion entre pratique et recherche en design visant à proposer une lecture réflexive de nos pratiques de design en santé. Dans cette perspective, nous mobilisons le projet de design en tant que mode de pensée propre au designer et comme moyen de produire des connaissances5. Nous nous appuyons alors sur trois projets que nous avons menés dans le milieu de la santé et du médico-social. Le premier porte sur l'habitat dédié aux personnes atteintes de troubles neuro évolutifs, le second sur l'admission des patients dans un service d'urgence, et le dernier sur l'attente dans un établissement de soins pédiatriques accueillant des enfants touchés par des affections de longue durée. À travers ces exemples concrets, nous explorons la manière dont les concepts de vulnérabilité et de sobriété viennent transformer notre manière de faire projet et redéfinir la désirabilité de notre pratique de design. En nous appuyant sur le cadre proposé par Alain Findeli et Rabah Bousbaci6 nous explorons comment notre relation à l'objet, au processus et aux usagers se voit transformée.

Dans un premier temps, nous allons observer en détail chacun de ces trois projets de design qui mettent en évidence les notions de vulnérabilité et de sobriété. Ensuite, nous explorerons la manière dont ces concepts renouvellent nos façons de penser et de faire projet dans le domaine de la santé. Nous aborderons comment ils représentent un renouvellement des sujets d'étude, une adaptation de la démarche dans le processus d'innovation par le design en santé, ainsi qu'une évolution de l'implication des personnes concernées.

1 Les notions de vulnérabilité et de sobriété à travers trois démarches de projets de design en santé.

1.1 Imaginer un habitat collectif dans une perspective domiciliaire, avec et pour des personnes atteintes de troubles neuro-dégénératifs.

Pour ce premier projet, nous avons été sollicités par la Direction de l'innovation d'un groupement d'établissements dans le cadre d'un déménagement de deux unités Alzheimer d'un Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EHPAD) vers de nouveaux locaux, en vue de l'augmentation du nombre de personnes accueillies. La demande initiale du commanditaire était de définir et de dessiner un habitat futur souhaitable pour les personnes atteintes de troubles neurodégénératifs, dans le cadre de la programmation architecturale d'un nouveau bâtiment. Notre intervention visait à explorer comment une approche domiciliaire7 pourrait améliorer le cadre de vie de personnes concernées par des altérations cognitives, telles qu'Alzheimer et des pathologies apparentées. Dans le contexte des EHPAD qui est un mode d'habitat où les préférences individuelles des résidents se confrontent souvent à des modes de fonctionnement collectifs perçus comme contraignants, l'approche domiciliaire vise à tenir compte des préférences individuelles de chaque résident concernant leur idée de chez soi, afin de leur offrir un environnement de vie le plus proche possible d'un domicile habituel. Ce nouvel espace à venir était alors envisagé comme le point départ pour notre intervention qui visait à l'adapter au mieux aux besoins spécifiques des résidents. Cette initiative s'inscrit dans une volonté de la Direction de l'établissement de transformer les pratiques existantes vers une culture où l'accueil des habitants s'inscrit dans une perspective domiciliaire, s'éloignant ainsi de la culture médicale traditionnelle associée à l'établissement.

Notre approche a consisté à mener un travail d'immersion sur le terrain de manière à comprendre les réalités sociales des individus qui s'y trouvent8. À travers cette posture, les designers se sont nourris des expériences humaines pour identifier ce qui dysfonctionne dans les interactions entre les individus et leur environnement9. Toutefois, notre approche d'enquête sur le terrain s'est rapidement vue être remise en question face à des usagers en difficulté pour partager leurs expériences. La singularité des personnes âgées atteintes de troubles neurodégénératifs bouleverse complètement le cadre temporel ordinaire de l'expérience humaine10. Bien que le design s'appuie sur les expériences humaines en tant que ressource11 pour faire projet, la singularité des individus semble redéfinir les conditions d'accès à ce matériau.

Lors de notre immersion sur le terrain, nous avons observé que les besoins des habitants étaient habituellement appréhendés à travers l'intermédiaire des soignants. Leurs connaissances approfondies acquises au fil du temps sur les modes de vie et les habitudes des habitants, permet non seulement de bénéficier d'une relation de confiance préexistante, mais permet également de faciliter une traduction des échanges avec les habitants. Cette situation s'entend comme une réponse aux défis cognitifs singuliers des usagers, tels que la difficulté à se projeter dans le temps, à mobiliser des souvenirs, à partager des problématiques rencontrées, à exprimer des envies ou anticiper des besoins. Cependant, il est important de reconnaître que les équipes soignantes demeurent des individus avec leurs propres sensibilités, points de vue, et biais. Les informations qu'ils restituent sont teintées de leurs interprétations. Leur présence opère un maintien à distance des habitants par rapport au projet. C'est-à-dire que la facilitation des échanges peut paradoxalement préserver une entrave à l'engagement des habitants, et à leur adhésion au projet de transformation à venir.

Cette situation nous a demandé d'effectuer un travail spécifique pour repenser le recueil des expériences et la participation au sein du projet des personnes atteintes de maladies d'Alzheimer et apparentées. Les difficultés de recueil et les enjeux de participation possible et souhaitable des usagers nous ont amené à nous appuyer sur les méthodes créatives12. Ainsi nous avons investi la création de supports visuels spécifiques, afin d'encourager l'expression des usagers. Nous avons par exemple mobilisé des supports tels qu'un outil de désignation afin de susciter la réaction des habitants à l'aide d'une image, d'une émotion, d'une activité ou d'un mot clé. Mais aussi investi des rituels déjà existants comme la tournée des réveils le matin pour réaliser les visites commentées du service, amorcé la mise en place d'un processus de recueil anticipé et systématique des choix de vie en amont de l'arrivée des troubles cognitifs chez les personnes de grand âge, ou encore émis l'hypothèse d'explorer le langage corporel comme moyen de signifier, une méthode déjà mobilisée dans les pratiques quotidiennes des soignants (figure 1). Ces supports visuels ont agi comme des outils de médiation, transformant les idées abstraites en concepts matériels tangibles pour favoriser les interactions. Cette approche décrite par Jean-François Bassereau13 comme l'utilisation d'objets intermédiaires, a permis de rendre accessibles les sujets abordés et de faciliter l'expression des usagers, favorisant ainsi un dialogue au service du projet.


Figure 1. Mobilisation d'objets intermédiaires pour faciliter l'expression des habitants.

À travers une telle démarche, nous avons vu apparaître une reformulation de la problématique, élargissant le champ d'étude du projet au-delà de la demande initiale du commanditaire. Dans un premier temps, nous avons constaté que la valeur ajoutée de notre intervention ne résidait pas tant dans la conception d'un nouveau mode d'habitat, mais dans notre capacité à y intégrer une réflexion sur l'organisation de l'établissement, définissant ainsi les conditions de transitions favorables dans un tel contexte. En effet, pour envisager un nouveau modèle d'habitat, il nous paraissait nécessaire de mener une réflexion approfondie sur la culture organisationnelle ayant engendré l'habitat actuel. Notre travail a entraîné plusieurs perspectives de transformation, comme la mise en place de processus continus de recueil des expériences des habitants, la révision des modalités de gouvernance des habitats, ainsi que l'intégration de parties prenantes telles que la famille et les voisins en tant qu'acteurs essentiels du parcours de vie des habitants dans l'établissement. À la lumière d'un projet en train de se faire, nous avons aussi pu observer la dimension performative du design, tant chez les équipes soignantes que chez les habitants. Comme le met en avant Stéphane Vial14 avec le concept « d'effet ontophanique » ou « l'effet de design », la pratique du design se vit, s'éprouve et modifie notre rapport au monde. Nous avons pu observer les premiers signes de transformation à travers les postures et les disponibilités des personnes qui s'éveillent et s'enthousiasment progressivement. Une habitante nous confiait ainsi « c'est intéressant, les questions que vous me posez me font réfléchir sur ce que j'ai envie de faire15 ». De même, nous avons constaté une évolution au sein des équipes soignantes, entraînant les premières actions concrètes de transformation dans le service actuel : « on pourrait tout à fait utiliser ces outils [photolangage à l'heure du repas] dès aujourd'hui16 ».

Dans un second temps, l'identification de certaines possibilités d'amélioration pouvant être mises en œuvre dès à présent, a permis de reformuler la demande du commanditaire indépendamment de la construction d'un nouveau bâtiment. En effet, bien que le projet visait initialement à définir un futur service à long-terme, il a également conduit à l'identification de transformations concrètes, sobres, et immédiates, mises en place pour les résidents actuels. Cela n'a pas remis en question le projet immobilier initial, puisque certaines améliorations nécessitent un nouvel espace. Cette démarche a réajusté en revanche la dimension providentielle des attentes à son égard, et ouvert la voie à la mise en place de certaines solutions pour l'amélioration des conditions d'habitat dans l'espace existant. Dans les deux services concernés par l'étude plusieurs exemples témoignent des améliorations concrètes apportées dans le quotidien des habitants : les plateaux-repas servis le midi à des tablées d'habitants ont laissé place à des repas partagés entre professionnels et habitants, et de grandes marmites présentées à table permettent aux habitants qui le peuvent de se servir eux-mêmes. Du côté des professionnels, les tenues civiles ont remplacé les blouses et des discussions sur des créneaux de travail de 12h sont en cours afin de mieux s'aligner sur des temps de vie des habitants.

Dans ce projet, nous percevons un enjeu de sobriété lié aux pratiques du design du care, qui nous amène à envisager des interventions à petite échelle, au service d'un bien commun actuel, celui du quotidien des personnes concernées par notre démarche. Cet enjeu de sobriété se manifeste également à travers l'hypothèse prospective d'efficience que nous avons formulée avec le commanditaire. Nous supposons qu'un futur espace conçu dans une perspective où il soutient des besoins et des usages réels, pourrait réduire la nécessité de futurs travaux de réadaptation successifs coûteux sur le plan économique et environnemental. Si la notion de vulnérabilité considère autant les fragilités que les capacités17, dans ce projet, la vulnérabilité trouve sa résonance dans sa capacité à prêter attention et à impliquer un public fragilisé par le vieillissement et l'altération des capacités cognitives. Denis Pellerin et Marie Coirié18 écrivaient à ce sujet « l'écosystème humain et vivant devient central dans la conception de l'hôpital de demain ». Ce qui rend les situations de vulnérabilité particulièrement intéressantes pour notre pratique du projet de design, c'est que la singularité des personnes constitue un point de départ et appui à notre intervention, tout en dessinant l'opportunité de développer une façon encapacitante de faire projet.

1.2 Améliorer l'admission des patients en résidence dans un service de soin d'urgence.

Le deuxième projet qui a retenu notre attention porte sur l'amélioration de l'admission des patients dans un service de soins d'urgence. Ce projet a été réalisé dans le cadre d'une recherche doctorale en design19, dont le terrain d'étude a été rendu possible dans un Centre Hospitalier Universitaire (CHU) français en étant rattaché aux directions fonctionnelles de l'établissement au sein d'une mission expérimentale sur l'innovation organisationnelle et l'expérience patient. Ce projet a été initié à la suite d'un Comité d'Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT) qui a fait état de plusieurs dysfonctionnements dans la prise en soin des patients dans le service d'urgence. En réponse à cette situation, l'établissement hospitalier s'est engagé à entreprendre plusieurs initiatives visant à améliorer le service, parmi lesquelles se dessinait une opportunité d'intervention par un projet de design.

Au regard de la notion de vulnérabilité, ce cas d'étude est intéressant parce qu'il se situe au carrefour de fragilités, celles des individus et des milieux. L'accueil dans les services d'urgence est un lieu où convergent divers individus en situation de vulnérabilité. La fragilité constitue la raison même de leur recours aux urgences, étant donné leur présence liée à des problèmes de santé divers. On y observe une pluralité de publics fragilisés : des personnes vulnérables du fait de leur âge, telles que les enfants et les personnes âgées, ou des personnes fragilisées par des altérations corporelles ou psychologiques telles que les personnes en situation de handicap ou souffrant de troubles psychiques. Les fragilités peuvent également découler de situations de précarité sociale ou économique, comme la grande pauvreté ou le statut de sans-papiers, les urgences permettant l'accès à des soins médicaux gratuits. Les services d'urgences, et de manière plus générale, l'environnement hospitalier en tant que milieu20 sont, quant à eux, aussi fragilisés par un certain nombre de tensions : « grèves, manifestations, démissions des fonctions administratives des médecins, délais de prise en charge des patients, pertes de chance, perte d'attractivité (...) injonctions, des restrictions et des organisations vectorisées par des préoccupations sécuritaires, de contrôle gestionnaire et d'économie budgétaire éloignés de sa vocation humaniste et sociale. Hémorragie des soignants, non renouvellement générationnel des médecins, mise en danger des usagers, violence des rapports sociaux, perte de sens... les maux de l'hôpital se révèlent innombrables21 ». La vulnérabilité des individus et des contextes amène une certaine « difficulté d'agir en milieu contraint22 », ce qui rend l'intervention par le design particulièrement complexe. L'implication des personnes concernées devient ainsi cruciale pour surmonter cette complexité.

C'est pourquoi pour ce projet nous avons suivi le processus d'innovation par le design du Double Diamant, tel que proposé par le Design Council23, que nous avons envisagé à travers l'approche participative du co-design. Cela signifie que nous avons mobilisé la créativité collective tout au long de notre démarche de projet24. Pour soutenir cette dynamique participative dans la compréhension des expériences des professionnels du service, nous avons par exemple utilisé des cartes de participation afin de leur proposer différentes manières de s'impliquer individuellement dans le projet. L'objectif était de permettre à chacun de trouver sa place au sein du projet en choisissant une forme de participation qui lui convenait. Cet outil a favorisé le développement d'une stratégie collaborative qui intègre les équipes au projet, tout en respectant leurs contraintes et préférences d'implication individuelle. Ainsi différentes façons pour recueillir l'expérience des professionnels ont été mobilisées comme : les visites commentées du service, les échanges collectifs cartographiques, et la co-observation. Que ce soit dans l'utilisation des méthodes, la priorisation des problématiques, la génération des réponses, le prototypage de solutions, ou la co-production des expérimentations, nous avons cherché à les impliquer de manière active. Dans cette perspective, nous avons considéré les patients, les proches et les professionnels du service des urgences comme des partenaires tout au long du projet. Cependant, une telle participation des acteurs de terrain reste tout de même à nuancer, car elle exige constamment de prendre la mesure des sujets traités vis-à-vis de l'implication des acteurs de terrain, tout en cherchant un équilibre entre une implication nécessaire et le risque d'une implication excessive et chronophage, qui pourrait alors devenir une charge pour les acteurs de terrain concernés.

La complexité des situations, telles que celles qui existent en santé, demande aux designers d'ajuster leur démarche pour la rapprocher des quotidiens des personnes concernées sur le terrain. Un tel rapprochement peut être soutenu par une approche participative, mais elle peut également se traduire par une présence physique constante sur le terrain aux côtés des personnes concernées. C'est dans cette perspective que nous avons mis en place une résidence spatiale au cœur même du service des urgences. Notre objectif était de créer un espace dédié à la documentation de notre démarche, qui restituait de façon visuelle et tangible l'ensemble de la matière récoltée à l'aide d'un tableau de bord du projet25. Cet espace a également permis d'être quotidiennement en immersion sur le terrain afin d'être des témoins directs des réalités des usagers du système de santé. Appelés « espaces de dialogue26 » ou « espaces critiques concrets27 », ces lieux permettent de soutenir l'expression des acteurs, tout en offrant un cadre propice à la réflexion pour penser collectivement les transformations. Outre sa capacité à aménager des espaces qui favorisent le partage, il crée également les conditions qui renforcent le pouvoir d'agir des usagers par l'action, ce qui fait qu'il s'inscrit dans une démarche de démopraxie28. Ainsi, l'approche participative et l'immersion sur le terrain se sont mutuellement enrichies au service de l'acceptabilité de notre démarche par les acteurs concernés.

Cette démarche d'enquête nous a permis d'identifier cinq problématiques récurrentes rencontrées par les usagers lors de l'admission aux urgences. Trois d'entre elles ont fait l'objet d'un travail de conception de solutions pour les résoudre : l'inadéquation des espaces entre leurs usages théoriques et leurs usages réels, le manque d'information et
de communication auprès des patients et de leurs proches pendant l'attente, et l'interférence des différents flux
de parcours patients. Dans la continuité de cette dynamique participative ancrée sur le terrain, nous nous sommes appuyés sur la matérialisation de planches scénarios de façon à pouvoir retourner dans le service de soin pour continuer à engager les patients et les professionnels dans le processus de co-conception des solutions29. Nous avons suivi un processus itératif jusqu'à aboutir à des prototypes testables. Ainsi nous avons mis en place trois solutions visant à améliorer l'admission aux urgences. La première solution portait sur la redéfinition des espaces d'attente. La deuxième solution a abouti à la mise en place d'une information numérique individualisée sur l'évolution des parcours patients aux urgences. La troisième solution a donné lieu à une intervention à l'échelle de l'organisation du service pour la réorganisation des parcours d'admission des patients (figure 2).


Figure 2 : Mise en œuvre d'un prototype pour tester la réorganisation du parcours d'admission des patients.

Si les situations de fragilité des individus et des milieux semblent évidentes lors d'une intervention aux urgences, notre immersion dans un tel contexte nous a amené à constater une nécessaire sobriété liée à la mise en œuvre des projets de design dans les contextes de soins. Contrairement au premier projet qui met en avant un enjeu de sobriété à travers une écologie de conception de solutions en lien avec les besoins du commanditaire du projet, ce second cas d'étude aux urgences souligne que cette sobriété peut également concerner la manière dont les designers déploient leur démarche. En ce qui concerne l'immersion sur le terrain, la priorité accordée aux soins, ainsi qu'à l'activité continue et soutenue des services, compliquent les interactions avec les professionnels et les patients. Nous avons ainsi remarqué que la valeur de notre pratique de design du care réside en partie dans une forme d'écologie de la démarche de projet, caractérisée par son intégration aux pratiques et aux environnements existants. Autrement dit, il est crucial d'ajuster notre démarche aux réalités quotidiennes des acteurs de terrain. Par exemple, nous avons organisé des échanges collectifs mono professionnels sur un rythme hebdomadaire, car les médecins pouvaient consacrer du temps pour le projet simultanément sur un créneau bien spécifique. En revanche, avec le personnel administratif et les soignants, nous avons privilégié les échanges individuels courts lors des moments de baisse d'activité du service. Ces moments étaient rendus possibles grâce au fonctionnement en équipe qui permettait d'alterner sur les personnes mobilisées tout en assurant la continuité de l'activité du service par la présence des autres membres de l'équipe. Cette sobriété de la démarche de projet fait écho aux approches d'ethnographie pauvre, développées par Emmanuel Bonnet30. Nous pensons que cette attention portée à l'écologie de la démarche de projet de design, pousse à réfléchir à notre responsabilité quant aux impacts et aux effets du projet sur le quotidien des acteurs de terrain. En effet, la justesse d'intervention sur le terrain débute par le fait de ne pas perturber les pratiques étudiées. En ce qui concerne la conception de solutions, bien que la démarche de conception pour l'innovation s'inscrive dans une dynamique incrémentale31, caractérisée par des tests et des expérimentations à petite échelle, et tende vers une conception « de solutions tant frugales que durables32 », nous pensons que la pertinence d'une telle innovation appliquée au milieu de la santé, réside d'autant plus dans la production de réponses sobres, ancrées dans le quotidien des personnes concernées, et s'appuyant sur l'existant, dans une quête de restauration du sens. Cette approche qualifiée par Sophie Fétro33 de design du peu « cultive une modestie qui n'est pas dépourvue ni d'ambition, ni d'idéaux, ni de qualités physiques et perceptives, offrant au contraire des expériences singulières, atypiques, sortant malgré tout de l'ordinaire ». Cela s'est notamment illustré dans notre première intervention sur la redéfinition des espaces d'attente. L'enjeu initial était de garantir que toutes les personnes puissent attendre assises à chaque étape de leur admission aux urgences.

L'aspiration à une écologie de pratique du design du care doit néanmoins être nuancée, car elle peut présenter un paradoxe dans le sens où elle contredit la sobriété qu'elle cherche à promouvoir. Souvent, cette écologie de projet, bien que souhaitable, dissimule une forme d'ingénierie de projet complexe perçue par le designer. En effet, la recherche de sobriété, que cela soit en facilitant l'intégration de notre démarche au quotidien des acteurs de terrain, ou dans le déploiement des solutions au plus près de leurs réalités, ne réduit pas pour autant, voire augmente la démarche de projet. C'est pourquoi une telle écologie de projet demande à être envisagée selon un certain coût.

1.3 Construire une démarche d'intervention par le design pour étudier l'attente dans un établissement de soins de suite dédié aux enfants en situation de handicap lors de parcours de soins de longue durée.

Contrairement aux deux projets précédents, le dernier projet que nous abordons est toujours en cours de développement. Néanmoins, nous pouvons déjà observer comment les notions de vulnérabilité et de sobriété façonnent les contours d'une collaboration dès sa phase de cadrage.

Ce projet s'inscrit dans un établissement de soins pédiatriques dédié à la rééducation et la réadaptation des enfants et adolescents. Au sein de cet établissement, un groupe de travail pluridisciplinaire intitulé Humanisation des Soins, réunit les équipes médicales, paramédicales et éducatives dans le but d'analyser les pratiques et de chercher des solutions pour améliorer les conditions de vie des enfants dans l'établissement.

Suite à la rencontre entre ce groupe et notre équipe, qui développe une approche de transformation par le design dans le domaine de la santé et déploie une expertise spécifique sur les expériences des patients, nos deux collectifs constatent de fortes affinités philosophiques. Le travail de cette équipe de professionnels hospitaliers est orienté vers la réflexion et l'esprit de projet, mais manque d'outillage de pilotage de projet avec une attention portée sur les usagers : c'est pourquoi la collaboration avec une approche de transformation par le design est rapidement apparue comme souhaitable aux yeux de l'établissement. L'attrait de cette collaboration encore à ébaucher, se situe alors avant tout dans une culture commune de l'expérience patient34 et de l'univers hospitalier, d'une adhésion partagée à des idéaux de parcours simplifiés et rassérénés, co-construits avec et par les usagers, mais aussi dans le constat d'un potentiel méthodologique entre l'entité hospitalière et celle de la pratique de design. De cet état de fait découle une adhésion de toutes les parties prenantes, avant que le projet lui-même n'advienne.

La revendication d'une pratique du design discrète, attachée aux ajustements modestes35, aux chemins de traverse existants et aux « arts de faire36 » observés dans les milieux, trouve ensuite un écho important dans des équipes professionnelles qui ont développé une certaine forme de débrouillardise pour naviguer dans l'inertie du milieu hospitalier. Cette dernière s'harmonise alors sans difficulté avec le fonctionnement par les interventions incrémentales promues par la pratique du design social. La clarification de ce détachement vis-à-vis d'une intervention tape-à-l'œil, souvent généralisée à tort à toute démarche de design, recentre alors le cœur de notre attention non pas sur l'enveloppe visible d'un artefact idéal, mais sur la méthode à engager notamment dans sa dimension participante, et sur l'identification collective des transformations possibles et des solutions frugales à expérimenter.

Bien que certains praticiens s'attachent à le documenter37, notre expérience des démarches de collaboration avec des établissements hospitaliers nous amène à penser que certains d'entre eux sont toujours en demande de preuves de concept du design hospitalier. L'un des premiers besoins exprimés par les établissements, se situe dans la démonstration que le design représente une approche apte à résoudre des problèmes, plutôt que de son aptitude à résoudre une problématique spécifique. En réponse à cette observation, ainsi qu'à tous les éléments présentés précédemment, la structuration de notre proposition méthodologique, qui a suscité l'intérêt de l'établissement, s'est divisée en deux phases. La première phase est courte car dimensionnée pour être financée par l'établissement lui-même : elle s'axe sur un diagnostic des problématiques de cohabitation des flux d'usagers hétérogènes autour de l'attente des patients et de leur famille. Ces problématiques ont été identifiées et sélectionnées en raison de leur spécificité à un espace, à savoir une zone d'attente proche de l'entrée en rez-de-chaussée, tout en étant généralisables à d'autres espaces. En effet, différentes zones de cet établissement rencontrent des difficultés liées à la cohabitation des usagers hétérogènes en séjours courts ou longs, présentant des affections peu ou au contraire très visibles, et occupant l'espace de manière familière ou non. L'objectif de cette phase est d'apporter un premier regard sur les expériences vécues et acquises par les différents acteurs concernés, et se conclut par le développement d'un dispositif opérationnel expérimenté visant à améliorer les dysfonctionnements qui auront été identifiés. Cette première phase ouvrira la voie à une seconde phase, hypothétique, car soumise à une demande de financement externe de la part de l'établissement, qui permettrait d'étudier et d'intervenir sur deux nouveaux champs que seraient l'information et la gestion de l'attente pour les jeunes patients et leurs accompagnants, dans une démarche de réponse globale aux problématiques du milieu observé.

Ce découpage méthodologique nous a permis d'aboutir à la définition de contours souhaitables d'une intervention par le design en milieu hospitalier fondée sur une culture partagée qui porte un intérêt aux personnes vulnérables. Nous privilégions une approche sobre dans le dimensionnement de la démarche, tout en répondant au besoin de produire des résultats concrets démontrant notre capacité à répondre aux problématiques hospitalières, de façon à tenir compte du contexte financier des institutions hospitalières à but non lucratif. Dans ce projet l'enjeu de sobriété se situe davantage dans la phase de cadrage, où nous cherchons à nous accorder sur des projets plus concis et reproductibles, afin de favoriser une collaboration durable avec les acteurs hospitaliers.

2. Désirabilité des pratiques de design en santé, vers un renouvellement des façons de penser et de faire.

À travers ces trois projets, nous observons que la désirabilité de notre pratique de design appliquée au domaine de la santé opère un déplacement face aux situations de vulnérabilité et aux enjeux de sobriété. Elle amène à la fois une nouvelle façon de penser le projet de design, mais aussi une nouvelle façon de faire projet. En suivant un cadre proposé par Alain Findeli et Rabah Bousbaci38 nous examinons en trois temps comment notre relation à l'objet, au processus et aux usagers se voit transformée.

2.1 Un autre rapport aux objets d'étude.

Actuellement en France, le design investit le domaine de la santé de deux manières principales. D'une part par le biais d'agences telles que La Grande Bobine, User Studio, Sensipode, Vraiment Vraiment, Les Sismo, Oz'Iris etc. Soit d'autre part grâce à l'intégration de designers directement au sein des établissements hospitaliers, comme à l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (APHP), aux CHU de Bordeaux, Nantes, Montpellier ou Nîmes, ou au sein de laboratoires intégrés comme le Lab-Ah au GHU Paris Neuroscience, ou la Fabrique de l'Hospitalité à Strasbourg. Des acteurs du design intégrés à l'hôpital depuis peu regroupés au sein du Réseau des designers hospitaliers39.

Quelle que soit la manière dont le design appliqué au domaine de la santé se structure, il y trouve de nouveaux sujets d'étude. À travers sa posture en immersion sur le terrain, le designer explore ce qui dysfonctionne dans les interactions entre les individus et leur environnement. Cette approche lui permet de concevoir dans une perspective de résolution de problèmes40, visant à rendre les situations existantes, préférables41. Les situations de fragilité, liées à la vulnérabilité des individus, sont révélatrices des besoins spécifiques mal, ou non satisfaits, de dysfonctionnements ou de frictions, qui nécessitent de potentielles améliorations. Ces vulnérabilités mettent en lumière des sujets d'étude qui offrent ainsi des opportunités d'intervention autant recherchées par l'innovation sociale42 que par la pratique du design du care. Ce que Victor Papanek défend dans son ouvrage comme une pratique du design pour un monde réel, répondant aux besoins des laissés pour compte de la société43. Ainsi, la désirabilité de notre approche réside dans notre capacité à intervenir de manière située à l'échelle des individus en faisant de leur singularité le point de départ de nos projets. Alors que l'attention accordée à la vulnérabilité des individus et des situations n'est pas un concept nouveau pour le design, le contexte particulier de la santé les place au premier plan, contrairement à d'autres types de projets où elles sont plutôt reléguées au second plan.

De plus, le design trouve une résonance particulière à travers la notion de vulnérabilité l'incitant à développer les capacités d'agir des usagers auxquels il s'intéresse44. Comme nous l'avons observé, la pratique du design du care porte une attention particulière à la mise en place d'approches au sein desquelles les personnes concernées sont impliquées et encapacitées, au service de transformations sociales45. La création d'espaces dialogiques et de conditions propices à la participation46 pour l'émergence de réponses collectives, devient ainsi un sujet d'étude à part entière dans le domaine de la santé. Il est possible que cette transformation puisse entraîner un certain recul de questions esthétiques au profit de la conception d'une participation qui tient compte de la singularité des individus. Ainsi, le design en santé s'engage dans une démarche qui vise à atténuer les fragilités, tout en rétablissant les capacités de faire des individus, réintégrant certains usagers habituellement exclus des discussions. Les situations de vulnérabilité sont donc un moyen de faire projet, tant dans les fragilités qu'elles incarnent que dans les capacités qu'elles sous-tendent.

2.2 Une réduction des démarches à l'échelle des quotidiens des personnes concernées.

Dans les trois exemples que nous avons exposés, nous avons constaté que nos démarches et choix d'orientation de projets, faits en cohérence avec les expertises de terrain, ont revêtu différentes interprétations de la notion de sobriété. Dans le premier projet, cette sobriété s'est illustrée par la capacité à repositionner des interventions prospectives dans l'existant. Le second projet envisage la sobriété à travers la démarche de projet de design elle-même. Enfin le dernier projet considère la sobriété pour assurer une durabilité des collaborations avec les acteurs hospitaliers.

Au contact des usagers en situation de vulnérabilité, notre exploration de la désirabilité de notre pratique semble nous amener à maintenir une démarche ancrée sur le terrain, des phases de compréhension des problèmes, jusqu'à l'expérimentation et l'implémentation de solutions nouvelles. Cette approche située donne alors naissance à des positionnements de projets focalisés sur des dysfonctionnements précis. Cela a pu être le cas en EHPAD dans le rétablissement du lien social familial à travers la préconisation de l'investissement d'un espace de jeux extérieurs permettant de nouveau aux familles d'organiser leur venue dans le service en tenant compte de leur quotidien. Aux urgences, elle s'est manifestée par la mise en place d'une organisation du service permettant un accueil paramédical de première intention. Cela passe aussi par la reconfiguration des espaces d'attente pour inclure davantage de sièges, assurant ainsi un niveau de confort minimal acceptable pour les personnes attendant plusieurs heures avant d'être prises en charge, avant d'envisager intervenir sur d'autres aspects relatifs à l'attente.

Cette mise à l'échelle de nos démarches, en fonction des réalités du terrain, est essentielle pour répondre aux besoins réels et éviter toute forme d'intervention déconnectée de la réalité et des enjeux attendus par les usagers. C'est précisément ce que prône le concept du « design du peu47 » en soulignant la nécessité d'être en adéquation avec le terrain. En somme, il semble exister une désirabilité de nos démarches, dans leur capacité d'adaptation aux quotidiens des usagers.

De ce fait, le travail par le projet de design sur les situations où divers usagers se retrouvent en situation de vulnérabilité nous pousse à focaliser notre attention sur l'amélioration des conditions de vie là où elles sont les moins favorables. La dimension souhaitable des solutions qui seront alors développées réside dans leur pouvoir de rendre accessible un niveau de vie acceptable au plus grand nombre d'usagers, là où nous pourrions plutôt travailler à rendre davantage souhaitables des situations déjà objectivement confortables. C'est-à-dire qu'un design soucieux des vulnérabilités des personnes et des sobriétés, travaille sur l'élévation des seuils dans une perspective d'accès à un plancher social souhaitable pour tous48, plutôt que sur l'atténuation des plafonds non soutenables pour un monde vivable.

Les situations de vulnérabilité appellent à repenser nos manières de faire projet. Nous avons remarqué que cette adaptation de nos démarches de projet peut se manifester à travers des ajustements temporels ou spatiaux. La réduction de l'échelle spatiale des projets consiste à rapprocher notre démarche du terrain, en favorisant une immersion directe au sein des équipes, comme illustré par la résidence mentionnée précédemment. Cela peut également passer par la conception d'objets intermédiaires49 au service de l'intégration de la co-conception directement au sein des milieux étudiés. Mais aussi le recours au prototypage pour permettre de tester concrètement et rapidement in situ certaines idées afin de déterminer leur pertinence. Cet entrelacement des espaces et des personnes à une échelle réduite, favorise l'advenue de projets notamment dans le milieu contraint de l'hôpital. La réduction de la temporalité de nos démarches de projets s'inscrit dans cette même perspective. Cette fois-ci elle tient compte d'une responsabilité de production rapide, apte à mettre en évidence des résultats et des apprentissages de manière efficiente. On peut prendre pour exemple le déplacement du sujet sur la conception d'un futur habitat pour les personnes âgées atteintes de troubles neuro évolutifs, vers des interventions concrètes par et pour les personnes qui vivent dans les habitats actuels. Cela garantit que les personnes investies dans le projet bénéficieront des améliorations qu'elles ont contribué à concevoir, tout en répondant aux enjeux de preuve de concept du design en santé.

2.3 Envisager la participation des personnes concernées

Dans cette dernière partie il s'agit d'observer comment la relation aux usagers se voit transformée lorsqu'elle est confrontée aux situations de vulnérabilité existantes dans le domaine de la santé.

Comme nous l'avons évoqué précédemment, le design trouve dans la notion de vulnérabilité une résonance particulière l'incitant à développer les capacités d'agir des usagers. En effet, le designer reconnaît la production de connaissances empiriques de l'usager, qu'il facilite, traduit et valorise50 en l'impliquant dans le processus d'innovation. Le designer ne considère pas l'usager comme un sujet d'expérience qui légitime des choix à la fin d'un processus de conception, mais bien comme un expert de son expérience51. Il reconnaît les usagers comme des experts qui possèdent des connaissances propres à leurs singularités, devenant des acteurs à part entière au sein de nos démarches de projet. Les situations de fragilité regorgent « d'arts de faire52 » qui sont autant d'indices révélateurs des capacités des usagers à mettre en mouvement leur quotidien pour dépasser les problématiques qu'ils rencontrent, dont le design peut se saisir dans son processus de conception.

Dans cette perspective, le designer porte une attention particulière à la manière dont les expériences des personnes concernées permettent une compréhension approfondie d'un sujet, d'un mécanisme, d'un service etc. au sein de sa démarche. Il interroge la façon dont les expériences des individus peuvent intervenir dans le processus d'analyse pour l'identification et la priorisation des problématiques existantes, mais aussi comment leurs expériences sont valorisées dans les processus d'idéation, de test et d'évaluation, dans la conception de solutions qui permettent de rendre les situations problématiques existantes, préférables.

Dans le contexte hospitalier, la complexité des interventions rencontre les limites d'un processus de conception centrée sur l'utilisateur. C'est pourquoi il mobilise une démarche de projet par le co-design. Nous entendons par co-design, la créativité collective telle qu'elle est appliquée à l'ensemble d'un processus de conception. À travers cette approche, l'utilisateur est considéré comme un partenaire apportant son expertise et participant activement au processus de conception et à la mise en œuvre des services53. Bien que les approches participatives en design ne soient ni nouvelles ni exclusives au domaine de la santé, elles trouvent dans ce contexte un terrain propice pour être placées au premier plan des démarches de projet.

Une telle perspective d'usager acteur se trouve totalement en adéquation avec l'émergence d'un courant en santé qui reconnaît la personne soignée, non plus seulement comme un sujet passif, mais comme un expert qui possède des connaissances et de compétences mobilisables, devenant ainsi un réel partenaire de la relation de soin54 et un acteur de la transformation du système de santé.

Conclusion

Le design appliqué au domaine de la santé est émergent. Nous montrons par le prisme de la pratique du projet de design en santé, que la perception de la désirabilité de notre pratique se trouve en pleine mutation face aux situations de vulnérabilité inhérentes au domaine de la santé, et aux enjeux de sobriété actuels.

D'abord nous constatons que les situations de vulnérabilité renouvellent les sujets que le design peut adresser. L'attrait de notre approche réside dans notre capacité à intervenir de manière située à l'échelle des quotidiens des individus, en plaçant leur singularité au cœur de nos projets. Cependant le design se trouve aujourd'hui autant envisagé pour les sujets qu'il aborde, que les démarches encapacitantes qu'il met en œuvre. En particulier lorsqu'il est envisagé comme un processus participatif, il dégage une désirabilité nouvelle auprès des personnes impliquées, et soutient par là sa fonction performative.

D'autre part, le design en santé s'engage dans une démarche visant à atténuer les fragilités, tout en rétablissant les capacités de faire des individus, réintégrant ainsi certains usagers habituellement exclus des discussions. La fragilité des usagers auxquels il s'intéresse demande à repenser les manières de faire projet. Cela implique notamment une adaptation de sa démarche à l'échelle des réalités quotidiennes des usagers. Le design en santé soutient une approche du « design du peu » et promeut une approche soucieuse d'une élévation des seuils dans une perspective d'accès à un plancher social souhaitable pour tous. Les commanditaires et usagers trouvent désormais préférables les transformations qui adoptent explicitement des approches sobres et frugales. Le champ formel du réemploi, du déjà-vu, accède à une nouvelle noblesse aux yeux des usagers et des commanditaires, qui analysent la désirabilité au regard des usages et d'un coût environnemental estimé.

Enfin, nous voyons que ces notions encouragent une évolution dans la façon dont les usagers sont impliqués dans le processus d'innovation par le design en santé. Nous soulignons que le design œuvre à travers ses pratiques à la reconnaissance d'un usager expert et à la valorisation des connaissances propres à ces singularités qu'il possède, devenant un acteur à part entière au sein des démarches de projet.

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  1. Coirié, Marie et Delanoë-Vieux, Carine « Le design au service de la qualité de vie au travail des professionnels de l'hôpital » Soins, vol. 66, 2021, page 44-48. 

  2. Royer, Marine et Pellerin, Denis « Le design à l'épreuve de l'éthique du care : retour réflexif pour un possible renouvellement des pratiques en design » Sciences du Design, 2022, no 2, p. 120-137. 

  3. Dautrey, Jehanne « Design et pensée du care : pour un design de microluttes et des singularités » Les presses du réel, 2018. 

  4. [Findeli, Alain]{.mark} « [La recherche-projet en design et la question de la question de recherche : essai de clarification conceptuelle]{.mark} » [Sciences du design, 2015, no 1, p. 45-57.]{.mark} 

  5. Findeli, Alain « La recherche-projet : une méthode pour la recherche en design » Dans : Texte de la communication présentée au premier Symposium de recherche sur le design à HGK de Bâle sous les auspices du Swiss Design Network, Bâle. 2004. 

  6. Findeli, Alain et Bousbaci, Rabah. « L'éclipse de l'objet dans les théories du projet en design » The Design Journal, vol. 8, no 3, 2005, p. 35-49. 

  7. Caisse Nationale de Solidarité pour l'Autonomie (CNSA) « Démarche prospective du conseil de la CNSA, Chapitre 2 : Chez-soi : l'approche domiciliaire », 2019 

  8. Koskinen, Ilpo, Zimmerman, John, Binder, Thomas, et al. « Design research through practice: From the lab, field, and showroom » IEEE Transactions on Professional Communication, vol. 56, no 3, 2013, p. 262-263. 

  9. Tromp, Nynke, Paul, Hekkert, and Peter-Paul, Verbeek. « Design for socially responsible behavior: a classification of influence based on intended user experience » Design issues vol. 27, no 3, 2011,p. 3-19 

  10. Roto, Virpi, Law, EL-C., Vermeeren, Arnold Pos, et al. « User experience white paper: Bringing clarity to the concept of user experience », 2011. 

  11. Delanoë-Vieux, Carine, Coirié, Marie, Coubard-Millot, Justine, et al. « L'expérience du patient en design, une ressource pour la conception d'un parcours d'hospitalité dans un hôpital neuf. La place de l'usager en design. » Ocula, vol. 20, 2019, p. 135-55. 

  12. Catoir-Brisson, Marie-Julie et Royer, Marine, « L'innovation sociale par le design en santé » Sciences du design, no 2, 2017, p. 65-79. 

  13. Bassereau, Jean-François, Pello, Régine Charvet, Faucheu, Jenny, et al. « Les objets intermédiaires de conception/design, instruments d'une recherche par le design », Sciences du design, no 2, 2015, p. 48-63. 

  14. Vial, Stéphane. « 5. L'effet de design. Où l'on réduit la quiddité du design à trois critères. Court traité du design» Presses Universitaires de France, 2010, pp. 53-65. 

  15. Transcription d'un verbatim issu d'un échange avec une habitante 

  16. Transcription d'un verbatim issu d'un atelier avec des professionnels de l'EHPAD 

  17. Brodiez-Dolino, Axelle, « Le concept de vulnérabilité » La Vie des idées, 11, 2016, p. 1-10. 

  18. Pellerin, Denis et Coirié, Marie « Design et hospitalité : quand le lieu donne leur valeur aux soins de santé » Sciences du design, no 2, 2017, p. 40-53. 

  19. Gagnon, Caroline, Côté, Valérie, St-Germain, Daphney, et al. « Le design comme posture méthodologique : de l'ambiguïté de la recherche-projet, l'expérience du projet INSÉPArable » Sciences du design, no 1, 2021, p. 42-59. 

  20. Dautrey, Jehanne « Design et pensée du care : pour un design de microluttes et des singularités » op.cit. 

  21. Delanoë-Vieux, Carine « Art et design : instauration artistique, entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde » Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 2022, p. 85 

  22. Pellerin, Denis et Coirié, Marie « Design et hospitalité : quand le lieu donne leur valeur aux soins de santé » op.cit. 

  23. Design Council, The Double Diamond, « A universally accepted depiction of the design process »

    https://www.designcouncil.org.uk/our-resources/the-double-diamond/ 

  24. Sanders, Elizabeth B.-N. et Stappers, Pieter Jan. « Co-creation and the new landscapes of design » Co-design, vol. 4, no 1, 2008, p. 5-18. 

  25. [Ku, Bon et Lupton, Ellen]{.mark} « [Health design thinking: creating products and services for better health]{.mark} » [MIT Press, 2022.]{.mark} 

  26. Grosjean, Sylvie, Bonneville, Luc, et Marrast, Philippe « Innovation en santé conduite par les médecins et infirmières : l'approche du design participatif à l'hôpital » Innovations, 2019 

  27. Royer, Marine « Design social. Éléments constitutifs d'un projet sur le maintien à domicile des personnes âgées et en situation de handicap » Ocula, vol. 21, 2020 p. 134-151. 

  28. Coirié, Marie et Delanoë-Vieux, Carine « Le design au service de la qualité de vie au travail des professionnels de l'hôpital » op.cit 

  29. Catoir-Brisson, Marie-Julie, « L'innovation en santé : apports et limites des méthodes créatives dans une recherche-projet sur le sommeil », Création, créativité, médiations, 2018. p. 316-329. 

  30. [Mercier-Roy, Mireille, Mailhot, Chantale, et Bonnet, Emmanuel. From expertise to encounter: Repopulating the inquiry for worldly healing, Organization Studies and Posthumanism. Routledge, 2024. p. 301-315.]{.mark} 

  31. Royer, Marine « Design social. Éléments constitutifs d'un projet sur le maintien à domicile des personnes âgées et en situation de handicap » op.cit 

  32. Manzini, Ezio, Jégou, François « Au-delà de l'hyperconsommation. Scénarios pour des formes de vie fluides et durables » L'individu hypermoderne, 2006, pp. 215-226. 

  33. Fétro, Sophie « Éditorial », dans Fétro, Sophie (dir.), Les Arts de faire : Acte 2 - Design du peu, pratiques ordinaires, Revue Design Arts Médias, 2021. 

  34. Côté, Valérie, Bélanger, Lynda, et Gagnon, Caroline « Le design au service de l'expérience patient » Sciences du design, no 2, 2017, p. 54-64. 

  35. Bappel, Chloé « Rénover des pratiques de l'ordinaire : gestes de peu et transmissions discrètes », dans Fétro, Sophie (dir.), Les Arts de faire : Acte 2 - Design du peu, pratiques ordinaires, Revue Design Arts Médias, 2021 

  36. Coirié, Marie et Delanoë-Vieux, Carine « Le design au service de la qualité de vie au travail des professionnels de l'hôpital » op.cit 

  37. Jobin, Caroline, Fenoglio, Antoine, Fleury-Perkins, Cynthia, et al. « Prendre soin des urgences hospitalières : exemple d'un\" proof of care\" ». 88e Congrès l'Association francophone pour le savoir (ACFAS), 2021. 

  38. Findeli, Alain et Bousbaci, Rabah. « L'éclipse de l'objet dans les théories du projet en design » op.cit 

  39. Première journée du design hospitalier « Le design au service des défis de l'hôpital » au Groupement hospitalier universitaire Paris psychiatrie & neurosciences, 15 septembre 2023. Résumé de la journée d'étude consultable en ligne sur le lien suivant : https://www.ghu-paris.fr/fr/agenda/le-design-au-service-des-defis-de-lhopital-un-tour-en-france 

  40. Rittel, Horst WJ et Webber, Melvin M. « Dilemmas in a general theory of planning » Policy sciences, vol. 4, no 2, 1973, p. 155-169. 

  41. Voglaire, Yves « Quand c'est un designer » Ocula, vol. 21, no 24, 2020. 

  42. Manzini, Ezio « Design, when everybody designs: An introduction to design for social innovation » MIT press, 2015. 

  43. Papanek, Victor J. « Design pour un monde réel: écologie humaine et changement social » Les presses du réel, 2021. 

  44. Brodiez-Dolino, Axelle, « Le concept de vulnérabilité » op.cit 

  45. Catoir-Brisson, Marie-Julie et Royer, Marine, « L'innovation sociale par le design en santé » op.cit. 

  46. Grosjean, Sylvie, Bonneville, Luc, et Marrast, Philippe « Innovation en santé conduite par les médecins et infirmières: l'approche du design participatif à l'hôpital » op.cit. 

  47. Fétro, Sophie « Éditorial » op.cit. 

  48. Raworth, Kate et Bury, Laurent. « La théorie du donut » Plon, 2018. 

  49. Bassereau, Jean-François, Pello, Régine Charvet, Faucheu, Jenny, et al. « Les objets intermédiaires de conception/design, instruments d'une recherche par le design » op.cit. 

  50. Gentes, Annie « Creative Figures of Users » The In-Discipline of Design: Bridging the Gap Between Humanities and Engineering, 2017, p. 57-88. 

  51. Sanders, Elizabeth B.-N. et Stappers, Pieter Jan. « Co-creation and the new landscapes of design » op.cit. 

  52. Delanoë-Vieux, Carine « Art et design : instauration artistique, entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde » 

  53. Trischler, Jakob, Dietrich, Timo, et Rundle-Thiele, Sharyn « Co-design: from expert-to user-driven ideas in public service design » Public Management Review, vol. 21, no 11, 2019. 

  54. Pomey, Marie-Pascale, Flora, Luigi, Karavizan, Philippe, et al. « Le "Montreal model" : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé » Santé publique, vol. 1, no HS, 2015, p. 41-50.