Jérémie Elalouf est maître de conférences à l'Institut Supérieur Couleur Image Design (ISCID) de l'Université Jean Jaurès (Toulouse II) et membre du laboratoire Lara-Seppia. Ses travaux de recherche portent sur le rôle joué par le modèle de la nature dans l'histoire des arts et du design ainsi que sur le problème du rapport entre technique et marchandise.
Résumé
Dans cet article, nous proposons de repartir de la notion de paradigme, proposée par Thomas S. Kuhn, pour confronter deux manières d'associer l'épistémologie des sciences et le design. La première, proposée par Bruno Latour, se base sur la sociologie des sciences et remet radicalement en cause le dualisme moderne. La seconde, déductible du travail d'Alain Badiou, se base sur une analyse des propriétés formelles des modèles et permet de penser non seulement le rapport entre science et vérité, mais aussi entre design et vérité. Le caractère inconciliable de ces deux points de vue pose la question de ce que pourrait être une orientation contemporaine du design.
Mots clés
Kuhn, paradigme, Latour, Badiou, design
Abstract
In this paper, we propose to use Thomas S. Kuhn's concept of paradigm as a starting point to compare two ways of bringing together scientific epistemology and design. The first, proposed by Bruno Latour, is based on the sociology of science and radically challenges modern dualism. The second, which can be deduced from the work of Alain Badiou, is based on an analysis of the formal properties of models and allows us to consider not only the relationship between science and truth, but also between design and truth. The irreconcilable nature of these two points of view raises the question of what a contemporary orientation for design might be.
Keywords
Kuhn, paradigm, Latour, Badiou, design
Introduction
Thomas S. Kuhn a proposé la notion de matrices disciplinaires dans la postface de la réédition de son ouvrage, La structure des révolutions scientifiques, paru en 19701. Cette proposition visait à lever les malentendus suscités par la notion de paradigme. Dans ce texte, Kuhn reconnaît que la notion de paradigme n'est pas suffisamment définie, et qu'il l'emploie dans des acceptations très différentes tout au long de l'ouvrage2. Au travers de la notion de matrices disciplinaires, l'auteur cherche donc à distinguer ce qui était amalgamé dans la notion de paradigme, soit les différents facteurs qui permettent de rendre compte de l'unité d'une communauté scientifique. Kuhn distingue ainsi plusieurs types de matrices : les généralisations symboliques, les croyances, les valeurs et les exemples3. Rappelons brièvement ce dont il s'agit. Les généralisations symboliques, ou les formalisations, sont les conventions scripturales, le plus souvent mathématiques, qui permettent de poser des problèmes. Les croyances, ou dans le vocabulaire de Kuhn les « paradigmes métaphysiques », désignent l'ensemble des convictions métaphysiques ou cosmologiques sur lesquelles s'entend implicitement une communauté scientifique. Les valeurs sont les principes auxquels adhèrent les scientifiques et qui leur donnent l'impression d'appartenir à une communauté : probité, rigueur, etc. Enfin, les disciplines scientifiques sont pour Kuhn en général constituées autour d'exemples canoniques qui, tout à la fois, démontrent la pertinence d'une théorie et la manière dont il est possible de l'appliquer.
Si le terme de paradigme regroupait toutes ces différentes réalités, on comprend aisément qu'il ait pu créer quelques malentendus. Cependant, une telle clarification était-elle vraiment opportune ? Tel n'est pas en tout cas le point de vue de Bruno Latour. Pour ce dernier, c'est bien plutôt l'ambiguïté du terme qui a été féconde4. C'est parce que la notion de paradigme amalgamait ensemble des choses extrêmement disparates (des savoirs, des pratiques institutionnelles, des appareillages, etc.) qu'il a permis de renouveler le regard sur les sciences. C'est donc du fait de son caractère équivoque que le terme de paradigme a une valeur. Or, pour Bruno Latour, le terme de design est également équivoque. Il a la vertu d'amalgamer des pratiques, des domaines, des savoirs que l'on tenait jusqu'il y a peu pour séparés. Nous nous proposons donc de montrer, en nous appuyant notamment sur une conférence prononcée par Bruno Latour à Falmouth en 20085, qu'il est possible d'articuler son interprétation du concept de paradigme et la pensée du design qu'il propose. Pour faire contrepoint à cette articulation, nous nous sommes ensuite demandé si le lien entre épistémologie des sciences et design ne pouvait être fait autrement. Nous nous sommes alors intéressés à un ouvrage du philosophe Alain Badiou, paru en 1969 et intitulé Le concept de modèle6. Dans ce texte, Badiou cherche lui aussi à rendre intelligible l'activité scientifique, mais dans une optique et avec des objectifs radicalement opposés à ceux de Latour. Nous voudrions montrer que son travail peut être lu comme une interprétation de l'ouvrage de Kuhn, et qu'il est possible d'en déduire une conception du design qui fasse contrepoint à celle de Latour.
Nous avons donc travaillé en quelque sorte à rebours. Partant de la notion de matrice disciplinaire, nous sommes revenus à celle de paradigme, et aux problèmes qu'elle pose. De là, nous avons essayé de dégager deux orientations pour le design. Mais avant de nous intéresser plus en détail aux travaux de Bruno Latour et d'Alain Badiou, nous voudrions revenir sur la pensée de Thomas S. Kuhn, et notamment sur ce qu'il y a de polémique dans son interprétation du travail scientifique.
1. Le fondement de la science
Outre les critiques concernant la notion de paradigme, il a aussi été reproché à Thomas S. Kuhn de donner une image irrationnelle du travail scientifique7. Ce reproche se fonde sur deux arguments qui jouent un rôle fondamental dans l'ouvrage.
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Tout d'abord, il n'y a jamais pour Kuhn de concordance parfaite entre une théorie et son champ d'application8. Toute théorie comporte des difficultés, des zones d'ombre, des cas inexplicables, etc. Ou, dans le vocabulaire de Kuhn, toute théorie comporte des « énigmes ». Le travail scientifique consiste dans la résolution de ces énigmes. Ou du moins, c'est le travail dans les périodes que Kuhn qualifie de « science normale », par opposition aux périodes de crise. Or, s'il y a des énigmes, cela signifie qu'une théorie scientifique n'est jamais intégralement démontrable, ou que le choix d'une théorie ne peut jamais complètement se justifier scientifiquement. Ce choix relève d'un pari. Au fond, aucune théorie n'est complètement satisfaisante d'emblée, mais les scientifiques partent du principe qu'ils seront capables de surmonter les difficultés qu'elle pose.
- Les périodes de sciences normales s'opposent aux périodes de crise9. Pour Kuhn, la science entre dans une période de crise quand certains problèmes non résolus remettent en question la validité du modèle théorique qui faisait jusqu'alors consensus. Dans une telle période, les scientifiques ne peuvent plus se concentrer sur la résolution d'énigmes. Il leur faut proposer des refontes théoriques, voire des théories entièrement nouvelles. C'est pourquoi, dans une période de crise, de nombreuses théories concurrentes émergent. Seulement, toute transformation théorique entraîne une transformation de l'objet de recherche lui-même. C'est pourquoi les défenseurs de théories différentes, en général, ne se comprennent pas. Même lorsqu'ils emploient les mêmes termes, ceux-ci ne renvoient plus aux mêmes référents. Les controverses des périodes de crise ne peuvent donc être tranchées rationnellement.
Ce qui découle de ces deux arguments, c'est que l'adhésion à une théorie scientifique ne se base jamais uniquement sur des arguments rationnels. C'est pourquoi Kuhn a cherché à comprendre ce qui constitue l'unité d'une communauté scientifique à un niveau sociologique et qu'il s'est intéressé à des aspects de la pratique scientifique qui n'était jusque-là que peu questionné : les croyances, les valeurs, les exemples, les pratiques de laboratoire, etc. Cela ne veut pas dire que, de son point de vue, le travail scientifique soit réductible à sa dimension sociologique. Cela veut plutôt dire que, sans la prise en compte de cette dimension sociologique, on ne peut pas comprendre le mouvement historique des sciences.
2. L'ambiguïté comme paradigme
Pour Bruno Latour, c'est du fait de cette attention à la sociologie du travail scientifique que l'ouvrage de Thomas S. Kuhn a exercé une influence déterminante.
2.1 Un mot magique
Dans l'introduction d'un ouvrage codirigé par Bruno Latour et Michel Callon, La science telle qu'elle se fait10, paru en 1991, les auteurs expliquent ainsi que Kuhn a été une référence majeure pour tous les chercheurs qui, entre les années 70 et les années 80, ont fondé la sociologie des sciences11. De leur point de vue, la limite de la réflexion épistémologique sur les sciences avant Kuhn tenait à son dualisme. Malgré la diversité des approches, la recherche butait sur une fausse alternative : soit expliquer la science à partir des structures de la pensée, soit l'expliquer à partir d'une analyse des contextes sociaux12. Pour Latour et Callon, l'approche de Kuhn a permis de sortir de cette fausse alternative et ce tour de force a été permis grâce à « un mot magique, porteur de toutes les significations et toutes les ambiguïtés, celui de paradigme13 ». Ce terme a en effet permis à Kuhn de réunir la dimension intellectuelle et théorique du travail scientifique avec les règles et les formes de solidarité qui unissent les communautés de chercheurs. Pour les auteurs, ce qui devient donc mystérieux après Kuhn, c'est pourquoi ces deux dimensions, cognitives et sociales, avaient été à ce point tenues pour séparées14. La théorie n'est que la partie émergente de la science. En deçà, il y a tout un ensemble de connaissances tacites qui sont distribuées dans des pratiques, des institutions et des appareils, etc. Et c'est ce que la sociologie des sciences se donne pour tâche d'analyser15.
D'une manière plus générale, la vertu principale de la sociologie des sciences, pour Latour et Callon, est de rendre problématiques toutes les formes de dualisme. Car, la remise en question de la distinction entre la science et les pratiques sociales induit aussi une remise en cause de la distinction entre nature et société. Cette distinction perd son évidence et sa stabilité : les frontières deviennent au contraire mouvantes et sans cesse renégociées par les pratiques. Faisant le bilan des travaux de sociologie des sciences réuni dans La science telle qu'elle se fait, Latour et Callon peuvent ainsi conclure :
Ces évidences, la nature, la société, c'est précisément la matière que travaillent les sciences, qu'elles remodèlent et redistribuent en permanence : c'est un résultat et non un point de départ ou un faisceau de causes ! Nous ne sommes qu'au début de ce chantier qui refera les sciences sociales en refaisant les sciences de la nature.16
Ce chantier, Bruno Latour y a bien entendu joué un rôle déterminant. De cette vaste remise en question du dualisme entre nature et société, Latour a essayé de dégager toutes les conséquences autant sur le plan épistémologique que sur le plan politique. Cela l'a notamment amené à remettre en question la coupure de la modernité17, ainsi que l'exclusion des sciences hors de la délibération politique18. Toutes ces choses sont connues. Dans le cadre de notre propos, nous nous bornerons à remarquer que la défense du terme de paradigme tient à son instabilité théorique. C'est parce qu'il est ambigu, parce qu'il peut désigner des réalités hétérogènes qu'il a été utile à la remise en cause des dualismes qui bloquaient l'intelligibilité des sciences. Latour peut ainsi conclure un texte d'hommage paru en 1996, au moment de la mort de Thomas S. Kuhn et intitulé « Avons-nous besoin de "paradigmes" ? » :
Les chercheurs ont bien raison d'utiliser ce terme de « paradigme » à tort et à travers, et les philosophes d'honorer la mémoire de Kuhn pour avoir inventé ce terme étrange qui les oblige, eux aussi, à penser de travers à la suite des premiers.19
2.2 Le design comme discipline paradigmatique
Mais quel rapport peut-on établir entre la sociologie des sciences et le design ? L'hypothèse de Latour est que le terme de design implique une attitude qui n'est pas moderne. Comme la sociologie des sciences, il est porteur d'une remise en cause du dualisme et de l'hubris moderne. De sorte que, si la sociologie des sciences peut être porteuse d'une nouvelle manière de composer le social, le design a un rôle éminent à jouer dans cette recomposition. Latour a développé cette idée dans plusieurs textes20, mais nous voudrions ici nous concentrer sur un article issu d'une conférence qu'il a donnée à Falmouth en 2008 et intitulé : « A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design (with Special Attention to Peter Sloterdijk)21 ». Nous laisserons de côté la seconde partie du texte, consacrée à la philosophie de Peter Sloterdijk (qui mériterait à elle seule un long commentaire), pour nous concentrer sur la première, qui est consacrée à l'histoire du design, et plus particulièrement du terme « design ».
Latour commence son texte en évoquant la définition du design qui avait cours dans sa jeunesse. De son point de vue, design signifiait alors essentiellement relooking, c'est-à-dire une modification de l'apparence des objets qui ne transforme pas leurs propriétés fondamentales22. Latour sait bien que cette définition est approximative, et qu'elle ne correspond pas à la manière dont est compris le terme dans les pays anglo-saxons. Mais, ce qui l'intéresse véritablement est la carrière du terme design. De son point de vue, le mot a connu une extension absolument extraordinaire : son champ d'application n'a en effet cessé de s'étendre. D'une activité somme toute modeste, qui ne visait qu'à remettre au goût du jour l'apparence des objets du quotidien, le design semble maintenant s'immiscer dans tous les champs d'activités. Pour Latour, il s'intéresse à présent « aux villes, aux paysages, aux nations, aux cultures, aux corps, aux gènes et (...) à la nature elle-même23 ». Le design, comme la sociologie des sciences, induit une remise en cause du partage entre nature et culture. Car, une chose qui est designée n'existe pas comme un pur fait objectif, elle est socialement élaborée. Et si tout peut être designé, alors il n'y a plus de pure objectivité, il n'y a que des élaborations sociales, et la distinction entre nature et société perd son sens. Tout comme le terme de paradigme, le terme de design est un mot flou, très ou trop inclusif, et il est l'indice d'un profond changement d'attitude. Si les modernes sont ceux qui croient à l'objectivité et à l'autonomie de la nature, alors « le mot "design" est un petit indicateur dont la diffusion prouve à quel point nous avons cessé de croire que nous sommes modernes24 ». Si le terme de paradigme a eu une fonction heuristique pour la sociologie des sciences, le terme de design est quant à lui un indice historique de notre changement de rapport au monde.
L'un des grands avantages du design, pour Latour, est de constituer un antidote à tous les grands rêves des modernes. Ces derniers veulent tout révolutionner, ils veulent produire de grandes coupures, faire table rase, etc. Le design implique une attitude complètement opposée à cet éthos héroïque et prométhéen. Latour identifie cinq connotations différentes du terme qui indiquent à ses yeux les contours de ce que pourrait être « une théorie de l'action post-prométhéenne25 ». Premièrement le design est une activité modeste. Il n'implique que des transformations légères, de surfaces. Du fait de son caractère superficiel, il s'oppose à l'hubris de la construction et de la fondation. Deuxièmement, le design est une activité qui implique une attention au détail, il est du côté de la minutie et de la précision. Plutôt que des gestes spectaculaires et des discours radicaux, il suppose du tact et une grande attention aux choses qui nous entourent. Troisièmement, le design, puisqu'il s'adresse à des usagers, a toujours une dimension sémiologique. Il remet donc en question le partage entre les choses purement objectives et les choses douées de sens. Quatrièmement, le design ne part jamais de rien. Il s'appuie sur des choses qui existent : des demandes, des besoins, des problèmes. Designer, c'est toujours transformer une chose qui existe pour la rendre plus agréable, plus intuitive, plus fonctionnelle, etc. En d'autres termes, le design est un antidote à l'idée de création. Le modèle du design n'est pas la création divine, il est un antidote aux postures démiurgiques. Cinquièmement, le design a toujours pour Latour une dimension morale. Car, puisqu'il s'intéresse à des choses qui sont toujours déjà socialement constituées, il ne peut faire l'impasse sur les implications morales de ce qu'il produit. Dans le design, « c'est comme si la matérialité et la moralité se rejoignaient enfin26 ». En cela, le design préfigure ce que pourrait être une politique qui dépasserait l'opposition nature et culture : ce serait en fait une politique des choses designées27.
Pour toutes ces raisons, Latour estime que le terme design est en passe de remplacer le terme révolution. La révolution était le rêve moderne par excellence : grandiose, brutale, s'appuyant sur une certitude absolue, faisant table rase du passé, etc. Nous qui ne sommes plus modernes, il nous faut d'autres mots pour galvaniser notre imaginaire et pour appréhender les transformations sociales. Latour peut ainsi conclure :
Le président Mao avait raison après tout : la révolution doit toujours être révolutionnée. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est que la nouvelle énergie « révolutionnaire » proviendrait d'un ensemble d'attitudes difficiles à trouver dans les mouvements révolutionnaires : modestie, attention, précautions, compétences, savoir-faire, significations, souci du détail, conservations minutieuses, redesign, artificialité et modes éphémères en constante évolution. Nous devons être radicalement prudents, ou prudemment radicaux... Quelle époque étrange que celle que nous vivons.28
3. L'effectivité des modèles
Quelle meilleure transition qu'une référence à Mao pour nous tourner vers la pensée d'Alain Badiou ? D'autant que Le concept de modèle29 a été élaboré dans un moment où le terme de révolution était à l'ordre du jour. En effet, les textes réunis dans l'ouvrage étaient une série d'exposés prononcés à l'ENS en 1968, que Badiou a dû interrompre à la suite des « évènements » de mai, et qu'il a publié l'année suivante. Dans l'ouvrage, Badiou ne se réfère pas directement au concept de paradigme, pas plus qu'il ne cite La structure des révolutions scientifiques30. Il est toutefois très probable qu'il avait pris connaissance du travail de Kuhn, étant donné l'importance des débats auquel il a donné lieu31. L'hypothèse que nous voudrions proposer ici, c'est que l'ouvrage de Badiou peut être lu, rétrospectivement au moins, comme une interprétation de celui de Kuhn. Badiou propose en effet une élaboration du concept de modèle qui permet de retrouver, spéculativement, les caractéristiques de l'histoire des sciences telle qu'elle est décrite par Kuhn. Mais son parti pris est radicalement opposé à celui de Bruno Latour. Car pour Badiou, il ne suffit pas de constater le caractère hétérogène de l'activité scientifique. Il faut pouvoir en rendre compte du point de vue de la science elle-même, et de sa propre intelligibilité. De sorte que s'il y a une hétérogénéité de l'activité scientifique, elle doit être interne au concept de modèle lui-même.
3.1 Qu'est-ce qu'un modèle ?
Badiou cherche à se démarquer tout autant de l'empirisme que du formalisme. Pour lui, ces deux orientations, quoique divergentes, sont plus proches qu'on ne le pense d'ordinaire32. Toutes deux présupposent en effet que la science relève de la représentation, ou de la figuration : un objet réel est représenté au travers d'un dispositif formel. Certes, l'empirisme privilégie l'objet réel, tandis que le formalisme privilégie le système formel. Mais les deux orientations partagent le même dualisme : elles ne permettent pas de penser ce qui est toujours déjà formalisé dans notre appréhension du réel et ce qui est irréductiblement réel dans tout système formalisé. En effet, il n'y a pas pour Badiou de réel autonome, qui existerait en dehors de la technique et de nos connaissances. À la suite de Bachelard et de Canguilhem, il estime que « le fait expérimental est lui-même un artefact33 ». Il est toujours produit en vue d'une démonstration qui lui donnera un sens. Même les outils permettant de produire un fait ne sont pas neutres : ils incorporent des théories et des connaissances34, sans quoi on ne pourrait interpréter leur fonctionnement. Symétriquement, les systèmes formels ne sont pas pour Badiou de pures « irréalités ». Il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu'un système formel est « mécanisable35 », c'est-à-dire qu'il peut donner lieu à des calculs complètement automatiques. Mais, au-delà du fait que l'on puisse effectivement l'automatiser, tout système formel est virtuellement « une machine mathématique, une machine pour la production mathématique36 ». Dès lors, il n'y a pas pour Badiou de différence entre sciences théoriques et sciences expérimentales. Les mathématiques sont une science expérimentale, où les calculs tiennent lieu de preuves. Pour Badiou, la séparation entre le réel et la connaissance est donc intenable. Un tel dualisme relève de l'idéologie bourgeoise37 : parce qu'il implique une séparation entre travail intellectuel et travail manuel, il est une justification de la domination. Dès lors, le rôle du « matérialisme dialectique38 » est de dépasser ce dualisme, de proposer une autre orientation intellectuelle. En cela, il y a un enjeu politique dans le fait de proposer un concept de modèle.
Les modèles ont donc une effectivité : ils ne sont pas une simple abstraction séparée du réel, ils participent du réel39. L'une des manifestations de ce fait, c'est leur capacité d'anticipation. Comme l'histoire des sciences l'illustre abondamment, les modèles permettent régulièrement de prédire des faits qui ne sont vérifiés expérimentalement que plus tard, comme la prédiction des trous noirs par la théorie de la relativité générale40 ou la découverte du boson de Higgs41. Pour comprendre cette temporalité, Badiou propose de complètement renverser le rapport entre le modèle et son référent. Le modèle n'est pas un décalque, plus ou moins fidèle, d'un référent réel. Au contraire, c'est le modèle qui est réel, tandis que le référent est ce qui permet d'interpréter ce réel, de montrer ce à quoi il correspond dans le registre des phénomènes connus et étudiés. Pour faire comprendre cette relation, Badiou propose de distinguer la structure et le modèle. La structure, c'est la formalisation mathématique, tandis que le modèle est l'exemple qui montre l'effectivité de cette formalisation. Alain Badiou utilise l'exemple des géométries non-euclidiennes pour illustrer ce rapport entre structure et modèle42. La géométrie euclidienne suppose le fameux « cinquième postulat » d'Euclide : par un point, il ne peut passer qu'une seule parallèle à une droite donnée. De très nombreuses générations de mathématiciens ont tenté de prouver cet axiome, de manière infructueuse. Il est en revanche apparu, dans l'histoire des mathématiques, qu'il était possible de construire une géométrie cohérente en niant cet axiome, c'est-à-dire en considérant que, par un point extérieur à une droite, il ne passe aucune parallèle à cette droite : c'est la géométrie plane de Bernhard Riemann43. Or, la découverte de Henri Poincaré, c'est que cette géométrie nouvelle peut être interprétée comme la géométrie d'une sphère, soit comme un cas particulier de la géométrie euclidienne dans l'espace. Riemann a donc inventé une nouvelle structure (en modifiant les axiomes d'une théorie existante), tandis que Poincaré a découvert un modèle pour cette structure. Le modèle apporte à la structure un supplément d'intelligibilité : il montre que la géométrie plane de Riemann est aussi cohérente que la géométrie euclidienne, puisqu'elle n'en est qu'un cas particulier. Ainsi, « en produisant un modèle euclidien de la géométrie de Riemann, Poincaré étayait rétrospectivement l'avancée des géométries "nouvelles" sur des concepts, ceux de la géométrie classique, dont une pratique séculaire paraissait exclure tout soupçon d'incohérence44 ». Le modèle vient donc dans l'après-coup d'une pratique existante et il en transforme l'intelligibilité, notamment en la mettant en relation avec d'autres connaissances. C'est en cela que le modèle est un « carrefour de pratiques45 ».
Pour rendre compte de cette temporalité rétroactive, Alain Badiou propose une formalisation mathématique du concept de modèle, c'est-à-dire une structure qui peut être interprétée à partir de ce que nous savons du rôle des modèles dans l'histoire des sciences. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le détail de cette formalisation, nous nous contenterons d'en exposer les grandes lignes et d'en expliquer les enjeux. La construction proposée par Badiou se veut la plus élémentaire possible : il s'agit de déterminer les conditions minimales pour qu'un modèle soit possible. La première condition est que l'on dispose d'une syntaxe, c'est-à-dire d'un ensemble de règles d'écritures permettant de former des énoncés46. Une syntaxe permet de produire un nombre plus ou moins grand d'énoncés en fonction de sa complexité et de déterminer si un énoncé est bien ou mal formé. La deuxième condition est que cette syntaxe permette de faire la distinction entre des objets et des propriétés, et ainsi qu'elle permette d'attribuer ou de ne pas attribuer des propriétés à des objets. La troisième condition est que l'on dispose d'un ensemble de règles de déduction, permettant de distinguer non seulement les énoncés bien ou mal formés, mais aussi les énoncés déductibles et non déductibles47. Notons que cette distinction est plus subtile, car il n'est pas possible de savoir d'emblée si un énoncé est déductible. Certains énoncés sont triviaux, c'est-à-dire facilement déductibles, tandis que d'autres requièrent de très longues et complexes déductions. Quand ces trois conditions sont remplies, le rôle des axiomes devient pensable. Les axiomes, ce sont des énoncés non déduits que l'on prend comme point de départ pour une série de déductions. Les règles déductives, en effet, ne prescrivent pas les axiomes48. En fonction des énoncés que l'on choisit comme axiomes, l'ensemble des énoncés déductibles ne sera pas le même, ce qui donnera lieu à des orientations théoriques différentes. À ce stade, la structure dont nous disposons permet de mener des démonstrations du type : en partant de telles conditions (axiomes), nous pouvons déduire que tels objets ont, ou n'ont pas, telles et telles propriétés. Mais les déductions sont soit toujours vraies, soit toujours fausses. Il n'est pas possible de distinguer des cas dans lesquelles elles sont vraies et d'autres dans lesquelles elles sont fausses. Ou encore, il n'est pas possible de distinguer entre différentes situations. Or, sans cette possibilité, il n'y a pas de modèle à proprement parler, car le rôle d'un modèle est de définir des situations dans lesquelles des choses sont vraies (comme dans l'exemple de la géométrie riemannienne). La dernière condition pour que l'on ait à faire à un modèle est de se donner un ensemble d'objets, ou un « univers », sur lequel il va être possible de tester les énoncés49. Ceci permet d'établir un critère de vérité. Un énoncé du type « l'objet O a la propriété p » sera vrai dans notre univers s'il existe effectivement un objet qui vérifie cette propriété, il sera faux dans tous les autres cas. Ce critère de vérité peut s'appliquer à l'univers, mais aussi à ses sous-ensembles de ce dernier, de sorte qu'il permet de distinguer une variété de situations. Il est ainsi possible de distinguer les énoncés qui sont vrais globalement, c'est-à-dire pour l'univers entier, des énoncés qui ne sont vrais que localement, c'est-à-dire dans des ensembles d'objets particuliers. Nous avons à présent tous les éléments pour penser l'effectivité des modèles : des règles structurales d'un côté et une fonction de correspondance de l'autre permettant de délimiter des domaines et de penser ce qui peut y être vrai.
La construction d'Alain Badiou est, cela va sans dire, très abstraite. Mais, elle permet de retrouver, de manière spéculative, les caractéristiques principales de l'histoire des sciences, telle qu'elle est décrite par Thomas S. Kuhn. Elle permet notamment de comprendre le rôle de la résolution des énigmes, en période de « science normale » et la possibilité de changer de paradigme, en période de crise. Si une théorie scientifique peut poser des énigmes, c'est parce que le rapport entre sa syntaxe et le domaine d'objet auquel elle s'applique n'est pas prédéfini. Étant donné les énoncés que la syntaxe permet de déduire à partir d'une série d'axiomes, il faut vérifier que ces énoncés peuvent être vérifiés dans l'univers, ou dans un de ses sous-ensembles, auquel la théorie s'applique. En période de science normale, déductions théoriques et vérifications expérimentales marchent main dans la main : les déductions permettent de formuler de nouvelles questions, les vérifications permettent de tester la vérité des énoncés dans le ou les domaines d'objets concernés. Mais, une découverte peut survenir qui remet radicalement en question le cadre théorique, et ce tant du côté des déductions théoriques que des vérifications expérimentales. Soit la syntaxe permet de déduire des énoncés qui ne sont vérifiables dans aucun ensemble, soit on découvre dans des ensembles des objets qui ont des propriétés qu'aucune déduction ne permet de prédire. De telles découvertes entraînent une période de crise, car elles remettent radicalement en cause la validité de la théorie. Dans le premier cas, c'est le modèle qui est en crise, car la structure paraît excéder le modèle. Dans le second cas, c'est la structure qui est en crise, car elle ne parvient pas à rendre compte du modèle. Chacun de ces cas appelle des interventions différentes : dans le premier, il faut transformer le modèle, dans le second, il faut transformer la théorie, notamment en modifiant les axiomes. Mais, dans les deux cas, de telles modifications entraînent des modifications de point de vue très profondes. Quand on transforme le modèle, c'est l'intelligibilité de la théorie elle-même qui se transforme, tandis que, quand on change les axiomes, c'est l'espace de ce qui est déductible qui se métamorphose radicalement. C'est pourquoi les débats entre les tenants des diverses orientations théoriques sont si difficiles en période de crise. Enfin, il y a dans la construction proposée par Alain Badiou quelque chose qui permet de rendre compte du caractère social de la science : la liberté des axiomes. Les axiomes, en effet, ne sont jamais imposés ni par une syntaxe ni par un univers d'objets. Ils doivent être décidés, et c'est seulement le travail scientifique ultérieur qui permet d'éprouver leur pertinence. Il y a donc dans la science une dimension dogmatique irréductible. Le consensus entre les savants ne s'appuie jamais que sur des arguments scientifiques, et c'est pourquoi il a besoin d'éléments externes pour se consolider : des institutions, des croyances, des pratiques, etc.
3.2 Le design comme vérité
Peut-on, de cette élaboration du concept de modèle, déduire une pensée du design qui fasse contrepoint à celle de Bruno Latour ? Contrairement à ce dernier, Alain Badiou n'a, à notre connaissance, jamais écrit sur le design, et la « vogue » de ce terme ne semble guère l'intéresser. Toutefois, l'art joue un rôle très important dans son dispositif philosophique. Pour rappel, la philosophie de Badiou se fonde sur un geste platonicien50 : son point de départ est qu'« il y a des vérités ». Mais les vérités, pour Badiou, ne sont pas produites par la philosophie. Elles sont produites dans d'autres champs et le rôle de la philosophie est à la fois de les attester et de penser leur possibilité. De sorte que c'est l'existence de vérités qui est une condition pour la philosophie et non le discours philosophique qui est la condition de la vérité. Pour Badiou, les vérités ne sont pas transcendantes, ce sont bien plutôt des évènements, c'est-à-dire des moments de coupures, de discontinuités, comme peuvent l'être les périodes de crises scientifiques. Badiou identifie quatre champs dans lesquels il est historiquement attesté qu'il y ait des vérités : l'amour, l'art, la science et la politique. L'art, en tant que vérité, est donc l'une des conditions de la philosophie. Mais, rien n'interdit de se demander s'il n'en est pas de même pour le design, si l'on tient pour légitime qu'il est l'un des domaines de l'invention des formes. Pour montrer que la pensée de Badiou peut avoir une pertinence pour le design, nous nous appuierons sur un ouvrage paru en 1998, Le petit manuel d'inesthétique51. Ce qui motive à nos yeux ce rapprochement, c'est que Badiou revient dans ce texte sur le problème des modèles, et ce dans des termes très proches de ceux qu'il utilise en 1969.
Alain Badiou identifie, dans l'histoire de notre culture, trois schèmes artistiques principaux : un schème didactique, un schème classique et un schème romantique52. Dans le schème didactique, l'art ne produit pas, par lui-même, de vérité. Il est bien plutôt corrupteur, en ce qu'il détourne de la vérité par la production de semblants. La seule manière de prévenir cette corruption, c'est d'assigner à l'art une tâche éducative : il doit transmettre des vérités qui lui sont extérieures. Dans le schème classique, non seulement l'art n'a pas de vérité propre, mais il est complètement dissocié du problème de la vérité. L'enjeu de l'art, ce n'est pas le vrai, ce sont les passions. Si l'art a un caractère vertueux, c'est qu'il permet, grâce au semblant, de se libérer de certaines passions. Dans le schème romantique, enfin, l'art a une vérité propre. Il est une présentation directe de la vérité et, en cela, il doit être au-delà de tout semblant. Chacun de ces schèmes peut être associé à un nom propre : le schème didactique est platonicien, le schème classique est aristotélicien, le schème romantique est heideggérien. Pour Alain Badiou, aucun de ces schèmes ne propose un rapport entre art et vérité qui soit réellement satisfaisant. C'est évident dans les schèmes didactiques et classiques, puisque l'art n'y a pas de vérité propre. Mais le schème romantique a lui aussi des inconvénients : il tend à reconduire une conception christique de la vérité, l'œuvre étant une incarnation de l'absolu53. Or, pour Badiou, les vérités sont toujours plurielles. L'enjeu est donc de penser comment l'art peut manifester non pas La vérité, mais des vérités. Pour pluraliser les vérités artistiques, il faut nécessairement pluraliser le rapport aux œuvres : aucune œuvre ne peut présenter, à elle seule, La vérité. La proposition de Badiou est donc que les vérités artistiques se manifestent dans des séquences d'œuvres, séquences qui forment des « configurations artistiques54 ». Une séquence d'œuvre est une suite de productions artistiques initiées par une rupture évènementielle (par exemple une invention formelle) et qui, dans leur enchaînement et leur complémentarité, dessinent une configuration artistique unique, qui a valeur de vérité. On pourrait ainsi considérer que les séquences de la peinture impressionniste ou de la peinture cubiste sont les manifestations historiques de configurations artistiques singulières.
C'est pour penser la relation entre les œuvres et les configurations artistiques que Badiou revient sur le concept de modèle. Cette référence est, à vrai dire, assez allusive. Badiou ne mentionne pas directement son ouvrage de 1969, mais les termes qu'il emploie laissent à penser qu'il joue un rôle sous-jacent dans son élaboration. Ainsi, pour caractériser le rôle de l'œuvre dans sa conception de l'art, Badiou avance qu'« une œuvre est une enquête sur la vérité qu'elle actualise localement55 ». Nous retrouvons dans cet énoncé deux des caractéristiques du concept de modèle. Premièrement, la possibilité d'une correspondance, et d'une vérification de la correspondance entre deux domaines hétérogènes (l'œuvre singulière et la configuration artistique). Deuxièmement, la distinction entre le local et le global, dont nous avons vu qu'elle est fondamentale pour le concept de modèle. Toutefois, cet indice textuel ne serait pas à lui seul suffisant si Badiou ne revenait pas, dans une autre partie de l'ouvrage, sur les propriétés des modèles. Dans le second texte du Petit manuel manuel d'inesthétique, « qu'est-ce qu'un poème et qu'en pense la philosophie56 », Badiou propose une comparaison entre la langue mathématique et la langue poétique57. À cette occasion, il rappelle les conditions pour qu'une langue mathématique soit pertinente : elle doit disposer d'une syntaxe rigoureuse, mais elle doit aussi disposer de critères de vérité permettant de distinguer un énoncé vrai d'un énoncé faux. C'est le critère de la consistance : une théorie est consistante si et seulement si « il existe au moins un énoncé "correct" du langage qui est ininscriptible dans la théorie, ou que la théorie n'admet pas comme véridique58 ». Nous sommes ici dans la droite ligne de ce que formulait Badiou dans Le concept de modèle : un modèle comprend une syntaxe, mais aussi un critère de vérité permettant de décider si les énoncés déductibles sont vrais ou non. Mais, comme nous l'avons vu, aucune théorie ne peut fonder sa propre consistance : elle repose toujours sur une décision, qui ne peut être justifiée. C'est, pour Badiou, ce que prouve le théorème de Gödel, et c'est ce qui fait que les sciences, comme nous l'avons vu, ont toujours une dimension sociologique. En quoi tout ceci peut-il éclairer l'activité poétique ? Ici, le raisonnement de Badiou est extrêmement elliptique. Voici la manière dont nous proposons de le reconstituer. Toute langue naturelle comporte une syntaxe, c'est-à-dire des règles permettant de former des énoncés corrects. Mais une langue n'est jamais réductible à une syntaxe, elle comporte aussi un critère, non pas de vérité, mais de justesse. Il y a des énoncés qui paraissent appropriés, plein de sens, alors que d'autres paraissent vides. La raison en est qu'une langue n'est pas un simple système de signes, elle porte en elle une histoire et tout un ensemble d'expériences sédimentées. C'est pourquoi toute langue a une « puissance59 », c'est-à-dire un pouvoir d'évocation, qui est la manifestation de sa consistance propre. Or, pour Badiou, le rôle de la poésie n'est pas simplement d'exploiter, ou de tirer parti, de ce pouvoir d'évocation. Il est de manifester la puissance de la langue elle-même. Or, comme en mathématique, c'est une tâche impossible, car il n'y a rien qui fonde la consistance de la langue. Par un travail sur le verbe, la poésie doit donc produire le « point d'innommable60 » de la langue. En d'autres termes, ce que Gödel a fait aux mathématiques, les poètes doivent le faire à leur propre langue. À partir de l'exemple de la poésie, il nous paraît possible de déduire, plus généralement, les enjeux liés aux configurations artistiques. Toute configuration artistique comporte une syntaxe, c'est-à-dire un ensemble de règles (plus ou moins contraignantes) permettant d'agencer les formes. Mais, une configuration artistique ne saurait se réduire à un pur jeu de règles, sans quoi elle n'aurait que peu d'intérêt. Il y a toujours un critère de justesse, et par là un pouvoir d'évocation et un effet de présence. Mais, comme en poésie, l'enjeu de la pratique artistique ne saurait se réduire à la simple exploitation de la puissance d'évocation des configurations artistiques. Le moment de vérité en art, c'est la découverte du point d'inconsistance d'une configuration artistique. Ou, dans un autre vocabulaire, c'est le moment où une configuration artistique touche à sa propre limite. Ce moment produit une rupture évènementielle : il rend impossibles des pratiques anciennes et requiert de nouvelles inventions. Il est donc ce qui donne sens à la séquence artistique tout entière.
Bien qu'Alain Badiou ne s'y intéresse pas directement, rien ne nous paraît interdire d'utiliser une telle conception de l'activité artistique pour penser les enjeux du design. Il y a en effet, dans notre culture, une séquence artistique nommée design, et cette séquence a donné lieu à de nombreuses ruptures et à des sous-séquences spécifiques. Nous n'approfondirons pas ce point, mais il existe sur cette question toute une littérature, comprenant aussi bien des textes d'historiens que de designers. Nous voudrions en revanche attirer l'attention sur le fait que, si l'on suit la pensée de Badiou, on aboutit à une conception du design radicalement opposée à celle de Latour. Premièrement, le design n'a pas à être modeste. En tant que porteur d'une vérité spécifique et unique, il est un lieu légitime de l'invention humaine. Deuxièmement, le design ne repose pas essentiellement sur l'attention aux détails, quand bien même celle-ci joue un rôle dans la pratique. Il est bien plutôt la découverte de nouvelles possibilités. Troisièmement, le design ne saurait se réduire à sa dimension sémiologique. Il est en effet la manifestation concrète d'une vérité, vérité qui peut être interprétée, mais qui ne peut pas être transposée sans pertes dans le langage. Quatrièmement, le design ne se contente pas de partir de l'existant, il a une dimension créatrice propre. Cinquièmement, enfin, le design n'a pas de dimension morale, puisque sa vérité est spécifique et ne saurait se confondre avec le social. Dans cette optique, le terme de design ne remplace donc pas celui de révolution. Il est bien plutôt le nom d'une série d'évènements révolutionnaires, dans leurs champs spécifiques. Nous n'en avons pas fini avec la révolution, car les ruptures évènementielles sont les conditions de toutes vérités. Et cela autant en science qu'en art, en design, ou en politique.
4. Conclusion
Partant des problèmes épistémologiques posés par la notion de paradigme, nous sommes donc parvenus à deux conceptions du design on ne peut plus opposées. Dans la perspective de Latour, le design est synonyme de continuité. Il est une discipline qui doit permettre de surmonter tous les dualismes, ou toutes les intenables discontinuités instituées par les modernes. Le design est la révolution « douce », qui doit mettre fin à tous les grands rêves de table rase et de rupture en recomposant tout ce que la modernité avait mis en morceaux. Dans la perspective de Badiou, en revanche, le design est la manifestation d'une discontinuité. En tant que vérité, il fait coupure, il est un point d'exception dans le monde. Et, dans ses moments de rupture, il a une dimension créatrice absolument irréductible à tout ce qui le précède. Ces deux points de vue peuvent chacun avoir une valeur d'orientation pour la pratique du design et, comme nous l'a appris Thomas S. Kuhn, il est inutile d'essayer de les départager rationnellement. Nous ne pouvons que rêver de ce que serait un paradigme, ou un modèle, qui permettrait de les tenir pour non contradictoire.
Bibliographie
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-
KUHN Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, Champs sciences, traduit de l'anglais par Laure Meyer, 2018.\
KUHN Thomas S., The Structure of Scientific Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, Chicago, Illinois, U.S.A., 1970. ↩ -
Dans un article de 1974, « Second Thoughts on Paradigms », Thomas S. Kuhn rapporte qu'un commentateur (qu'il ne nomme pas), aurait relevé vingt-deux emplois différents du terme de paradigme tout au long de l'ouvrage. Cf. KUHN Thomas S., « Second Thoughts on Paradigms », dans SUPPE Frederick (dir.), The Structure of Scientific Theories, Champaign, Illinois, University of Illinois Press, 1974, p. 459-82. ↩
-
KUHN Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 196-303. ↩
-
Cf. « Avons-nous besoin de "paradigmes" ? », dans LATOUR Bruno, Chroniques d'un amateur de sciences, Paris, Presses des Mines, 2006, p. 27-30. ↩
-
LATOUR Bruno, « A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design (With Special Attention to Peter Sloterdijk) » dans HACKNE Fiona, GLYNNE Jonathan et MINTO Viv (dir.), Networks of Design. Proceedings of the 2008 Annual International Conference of the Design History Society (UK) University College Falmouth, 3-6 September, Boca-Raton, Florida, Universal Publishers, 2009, pp. 2-10. Disponible sur : http://www.bruno-latour.fr/node/69, consulté le 03/09/25. ↩
-
BADIOU Alain, Le concept de modèle. Introduction à une épistémologie matérialiste des mathématiques, Paris, Fayard, Ouvertures, 2007.
BADIOU Alain, Le concept de modèle. Introduction à une épistémologie matérialiste des mathématiques, Paris, Maspero, 1969. ↩
-
À propos de cette controverse, on peut notamment se référer à LAUGIER Sandra, « Signification et incommensurabilité : Kuhn, Carnap, Quine », dans Archives de philosophie, Tome 66(3), 2003, p. 481-503. Disponible sur : https://doi.org/10.3917/aphi.664.0481, consulté le 4 septembre 2025. ↩
-
Sur ce point, voir le chapitre III, « La science normale et la résolution des énigmes », dans KUHN Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, op. cit., p. 73-84. ↩
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Sur ce point, voir le chapitre VI, « Crise et apparition des théories scientifiques », ibidem, p. 121-136. ↩
-
LATOUR Bruno et CALLON Michel, La science telle qu'elle se fait. Anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, Paris, La Découverte, Texte à l'appui : Anthropologie des sciences et des techniques, 1991. ↩
-
Ibidem, p. 20. ↩
-
Ibid., p. 9-10. ↩
-
Id., p. 17 ↩
-
Id., p. 18. ↩
-
Id., p. 19. ↩
-
Id., p. 27. ↩
-
LATOUR Bruno, Nous n'avons jamais été moderne. Essai d'anthropologie symétrique, Paris, Paris, La Découverte, Poche, 1997. ↩
-
LATOUR Bruno, Politique de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La découverte, Poche, 2004. ↩
-
LATOUR Bruno, Chroniques d'un amateur de sciences, Paris, Presses des Mines, 2006, p. 30. ↩
-
On peut notamment se référer à : LATOUR Bruno, « Qu'est-ce qu'un style non-moderne ? », dans GRENIER Catherine, La parenthèse du moderne, actes du colloque, Centre Pompidou, 21-22 mai 2004, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2005, p. 31-46. Disponible sur : URL : http://www.bruno-latour.fr/fr/node/369, consulté le 5 septembre 2025.\
Nous avons proposé une analyse critique de ce texte dans : ELALOUF Jérémie, « Du rôle de la nature dans le design moderniste », Voix contemporaines, n° 04, 2022. Disponible sur : https://publications-prairial.fr/voix-contemporaines/index.php?id=487, consulté le 5 septembre 2025. ↩ -
LATOUR Bruno, « A Cautious Prometheus? A Few Steps Toward a Philosophy of Design (With Special Attention to Peter Sloterdijk) » dans HACKNE Fiona, GLYNNE Jonathan et MINTO Viv (dir.), Networks of Design. Proceedings of the 2008 Annual International Conference of the Design History Society (UK) University College Falmouth, 3-6 September, op. cit. ↩
-
Ibidem, p. 1. ↩
-
« ...design has been extended from the details of daily objects to cities, landscapes, nations, cultures, bodies, genes, and, as I will argue, to nature itself... » (Nous traduisons). Ibid., p. 2. ↩
-
« ...the word design is a little tracer whose expansion could prove the depth to which we have stopped believing that we have been modern. » (Nous traduisons). Id., p. 2-3. ↩
-
« ... a post Promethean theory of action » (Nous traduisons). Id., p. 3. ↩
-
« ...it is as if materiality and morality were finally coalescing » (Nous traduisons). Id., p. 5. ↩
-
Id., p. 6. ↩
-
« President Mao was right after all: the revolution has to always be revolutionized. What he did not anticipate is that the new "revolutionary" energy would be taken from the set of attitudes that are hard to come by in revolutionary movements: modesty, care, precautions, skills, crafts, meanings, attention to details, careful conservations, redesign, artificiality, and ever shifting transitory fashions. We have to be radically careful, or carefully radical... What an odd time we are living through. » (Nous traduisons). Id., p. 7. ↩
-
BADIOU Alain, Le concept de modèle, op. cit. ↩
-
KUHN Thomas S., La structure des révolutions scientifiques, op. cit ↩
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Lors du colloque où a été présentée la première version de ce texte, Pierre-Damien Huyghe nous a fait part de ses doutes à ce sujet. Pour lui, Alain Badiou puisait plutôt ses références dans l'épistémologie française (Bachelard, Canguilhem, Koyré, etc.). Dans sa préface, Badiou indique que le texte de 1969 doit être compris comme dirigé à la fois contre l'idéalisme de la phénoménologie (Husserl, Heiddeger) et contre le positivisme logique (Wittgenstein, Carnap). Cf. BADIOU Alain, Le concept de modèle, op. cit., p. 25. ↩
-
BADIOU Alain, Le concept de modèle, op. cit., p. 43-49. ↩
-
Ibidem., p. 63. ↩
-
Ibid., p. 126. ↩
-
Id., p. 72. ↩
-
Id., p. 126. ↩
-
Id., p. 48-49. ↩
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Id., p. 41. ↩
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Dans la préface écrite pour la réédition de l'ouvrage en 2007, Alain Badiou indique qu'il y a eu une inflexion importante de sa pensée sur ce point, quoique son orientation fondamentale soit restée la même. Dans le texte de 1969, le caractère réel des modèles est situé du côté de la marque, de l'inscription. Les modèles sont des jeux d'écritures, dont les enchaînements sont rigoureusement réglés. Dans l'Être et l'évènement, au contraire, le réel est la multiplicité pure, et c'est en cela que les mathématiques sont la pensée de l'être. Badiou estime ainsi qu'il est passé « d'un matérialisme structural qui privilégie la marque, à un matérialisme ontologique qui privilégie le "il y a", dans la forme de la multiplicité pure ». Id., p. 28. ↩
-
LÉNA Pierre, « premier test de la relativité générale autour d'un trou noir supermassif », Encyclopædia Universalis. Disponible sur : https://www-universalis-edu-com.gorgone.univ-toulouse.fr/encyclopedie/premier-test-de-la-relativite-generale-autour-d-un-trou-noir-supermassif (consulté le 16 septembre 2025) ↩
-
PIRE Bernard, « HIGGS BOSON DE », Encyclopædia Universalis. Disponible sur : https://www-universalis-edu-com.gorgone.univ-toulouse.fr/encyclopedie/boson-de-higgs (consulté le 16 septembre 2025) ↩
-
BADIOU Alain, Le concept de modèle, op. cit., p. 143-146. ↩
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Sur ces questions, on peut se référer à : BOI Luciano, Le problème mathématique de l'espace : Une quête de l'intelligible, préface de René Thom, Berlin, Heidelberg, New York, Springer, 1995. ↩
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BADIOU Alain, Le concept de modèle, op. cit., p. 146. ↩
-
Ibidem., p. 146. ↩
-
Ibid., p. 81-85. ↩
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Id., p. 86-87. ↩
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Id., p. 88-93. ↩
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Id., p. 95-107. ↩
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Pour une présentation générale de son orientation philosophique, on peut se référer à BADIOU Alain, L'être et l'évènement, Paris, Seuil, L'ordre philosophique, 1988, p. 7-27. ↩
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BADIOU Alain, Petit manuel d'inesthétique, Paris, Seuil, L'ordre philosophique, 1998. ↩
-
Ibid., p. 10-15. ↩
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Id., p. 22. ↩
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Id., p. 24-25. ↩
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Id., p. 25. ↩
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Id., p. 31-47. ↩
-
Id., p. 42. ↩
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Id., p. 42-43. ↩
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Id., p. 43. ↩
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Id. ↩