Corinne MELIN est docteure en esthétique et sciences de l'art de l'université de Paris 8. Elle est professeure d'histoire des arts et d'esthétique à l'ESAD des Pyrénées, Pau. Elle a dirigé en 2014 un ouvrage sur « Allan Kaprow », l'Harmattan, a participé aux publications : « Fragments pour Isidore Isou », édition artbook magazine, déc. 2017 ; « Performance, manœuvres, coefficients de visibilité », Les presses du réel, mai 2019 ; à paraître en mai 2021 l'ouvrage collectif dirigé avec Anais Guilet, « Quand le téléphone connecté fait son cinéma ». Site de l'auteure : https://corinnemelin.org
Résumé
Transdisciplinaire, notre approche cherche à saisir ce qui englobe et ce qui rassemble, à penser au-delà des limites des disciplines réunies. Pour se faire, nous avons pris appui sur des situations extraites de deux « méta-ateliers » auxquels nous avons participé. Le premier a pour sujet la parole via le récit d'expériences des différents participants ; permettant d'interroger les conditions d'apparition du commun. Le second a pour objet l'exploration de l'environnement par notre corps en mouvement. Il permet de questionner l'implication des sens dans la construction d'un savoir vécu collectivement. L'objectif est de montrer la nécessaire articulation entre réflexion et expérimentation dans la conduite et la réussite d'un méta-atelier.
Summary
Transdisciplinary, our approach seeks to grasp what encompasses and what brings together, to think beyond the limits of the combined disciplines. To do so, we drew on situations taken from two "meta-workshops" in which we participated. The first is about speaking through the narration of the experiences of the different participants; allowing us to question the conditions for the appearance of the common. The second is about the exploration of the environment through our moving body. It makes it possible to question the implication of the senses in the construction of knowledge experienced collectively. The objective is to show the necessary articulation between reflection and experimentation in the conduct and success of a meta-workshop.
Introduire : méta-art / méta-atelier
Notre interrogation bien qu'elle parte des arts plastiques comprend dans son déploiement un appui à d'autres formes de la création et de la pensée comme le design, la sociologie, l'anthropologie, la philosophie. Transdisciplinaire, notre approche cherche à saisir ce qui englobe et ce qui rassemble, à penser au-delà des limites des disciplines réunies. Pour se faire, nous allons prendre appui sur des situations extraites de méta-ateliers. Ils ont été proposés par un collectif de créateurs issus de diverses disciplines artistiques et scientifiques, et initiés par l'artiste Jean-Paul Thibeau1 ;le concept de méta-atelier étant emprunté à ce dernier. Malgré cela, il ne s'agit pas de focaliser sur cet auteur et son œuvre. L'intention est de prendre appui sur deux expériences physiques et psychiques issues de ma participation à des méta-ateliers2. Je ne vais pas faire des récits d'expériences ou me raconter. Je vais plutôt rester en surplomb en décrivant les différentes phases de deux méta-ateliers. Le premier a pour sujet la parole via le récit d'expériences des différents participants. Il permet d'interroger les conditions d'apparition du commun, et de se demander si les personnes réunies ont l'impression de participer au surgissement de la parole et/ou si le « nous » est nécessaire pour faire exister le commun. Le second méta-atelier a pour objet l'exploration de l'environnement quotidien par le corps en mouvement. Il permet de questionner l'implication des sens, des émotions dans la construction d'un savoir vécu collectivement. L'objectif est de montrer la nécessaire articulation entre réflexion et expérimentation dans la conduite d'un méta-atelier.
1. Le méta-atelier : rôle et fonction dans un méta-art
Dans un méta-art, le préfixe indique que l'art pratiqué a besoin de ce qui existe pour s'exercer. Un méta-art part de l'existant pour se construire. En 1973, Adrian Piper avait déjà écrit dans son article « Pour le méta-art »3 que ce dernier se produisait à l'articulation de la culture, du social et de l'économie. L'art est le résultat d'un processus créatif en prise avec ce que vit l'artiste. Piper avait écrit également que le méta-art était un moyen pour l'artiste d'exercer un regard auto-critique sur son travail artistique. Un méta-art se construit dans un double mouvement : interne (ce qui est vécu) et externe (ce qui a été fait). Un méta-atelier va en ce sens. Pour reprendre les mots de Jean-Paul Thibeau, il est un moyen d'articuler l'expérimentation et la réflexion. Il écrit :
Un « espace de travail et d'investigation, qui n'est pas forcément, un lieu géométralement et physiquement stable et défini. En fait, il est la conjonction et la combinaison d'un mouvement de réflexions et d'expérimentations individuelles et collectives à partir d'objets de recherches endogène ou exogène au champ de l'art (en maintenant une conjugaison permanente et stimulante entre pratique et théorie). 4»
Les deux méta-ateliers que nous avons pratiqués avaient une forme prédéfinie : un séminaire et une résidence d'artiste. Ils avaient une structure identifiable. Un séminaire regroupe des personnes sur un temps donné autour d'un ou de plusieurs chercheurs partageant une réflexion sur un sujet donné, et une résidence permet à un artiste ou un collectif d'approfondir un travail en cours sur une durée précise. Ces formes confèrent à un méta-atelier une structure stable, pour le moins de l'extérieur. Car, à l'intérieur son cours est incertain.
« Les participants (artiste, politique, public, commanditaire, etc.) ne sont pas réunis pour produire une œuvre ou un spectacle ; ils sont ensemble pour inventer des modes d'agir, expérimenter des productions de temps et d'actions, sans se soucier d'une forme stable5.»
Un méta-atelier est composé d'une constellation d'ateliers. Ces derniers sont activés par des concepts et des formes extraits des domaines de l'art, de la culture, de la politique, de l'économie. Leur développement est le fruit d'une appropriation réflexive et expérimentale du groupe. Il est un lieu où l'apprentissage n'est pas que livresque, même s'il convoque pendant sa durée des lectures, des auteurs publiés et publiant. Il est fait d'expériences corporelles. Par la réflexion et l'expérimentation, un méta-atelier offre l'occasion de revisiter des malentendus, des croyances, des formes qui tendent à aller de soi dans les sociétés. Au sortir d'un méta-atelier, chaque participant retrouve son domaine avec ses modes de fonctionnement, ses règles. Cependant, il revient dans son activité quotidienne enrichi d'une exploration singulière de ce qu'il croyait connaître, bien/mal faire, bien/mal dire. Suspendre les malentendus, les représentations, les façons de faire et de savoirs permet certainement d'appréhender ses activités en conscience, de mieux cerner sa position et ses actes, en regard de ce qui est attendu par le monde institutionnel et dans lequel nous évoluons au quotidien.
2. La parole comme surgissement du commun
Au commencement d'un méta-atelier, les participants issus de divers domaines de la création arrivent avec leur propre socialité, normes et attentes. Ils ont aussi des âges et des statuts sociaux différents. Si bien que chacun dit et fait le méta-atelier de là où il est : étudiant, plasticien, designer, paysagiste, philosophe, sociologue, danseur. Les participants ne savent pas précisément ce qu'ils vont faire ensemble. Néanmoins, il est clair qu'ils ont choisi de participer. L'atelier est donc un espace possible pour créer du commun ou tout du moins pour rendre visible et/ou lisible son surgissement.
Le méta-atelier « art/social/politique et ses malentendus » a été organisé entre 2005 et 2006 dans les locaux culturels de Roubaix avec des agents culturels et sociaux de la ville, des représentants politiques de la région Nord, des artistes des arts visuels et vivants ; Jean-Paul Thibeau étant l'artiste invité.6 J'ai retenu cet atelier car il me fit comprendre le pouvoir de la parole c'est-à-dire sa capacité à créer du commun dans un groupe hétérogène. Chaque participant a ainsi été invité à exposer à l'ensemble du groupe, une expérience constructive, déstabilisante, ennuyeuse, conflictuelle, menée dans le cadre de son travail au moyen du récit. Il pouvait s'appuyer sur une vidéo, un livre, des photos ou simplement l'exposer oralement. La demande semble en apparence sans difficultés. Toutefois, il s'agit bien de partager au groupe une expérience que seul celui qui prend la parole a vécu. Michèle S. qui dirigeait alors un centre social au cœur d'un quartier d'immigrés à Roubaix se lance. Elle choisit de faire le récit d'une expérience menée avec un collectif de femmes africaines, collectif qu'elle a initié. Elle s'engage dans une narration ponctuée de moments d'émotions. Elle essaie de restituer les échanges entre ses femmes et elle-même, ses heurts, ses pleurs, ses joies. Michèle S. ne cesse d'amorcer de nouvelles descriptions qui complètent ou non les descriptions déjà amorcées. Elle tente de trouver les mots pour nous livrer les émotions partagées. Nous sentons au fur et à mesure de son récit qu'elle cherche à sortir de ces descriptions sans fin, ponctuées de sensations qu'elle ne parvient pas à transcrire. Michèle S. va changer de tactique : elle se déprend de la parole pour ouvrir son récit d'expériences aux interlocuteurs. Elle accepte d'interroger avec les autres ce que son récit implique. Ce changement de perspective lui a fait prendre conscience que son expérience avait résonné au sein du groupe, et que le commun dont elle n'avait pas conscience en parlant avait bien surgi. Michel de Certeau dans son ouvrage « la prise de parole » écrit en ce sens :
« Il faut non seulement constater mais admettre que nos gestes et notre histoire peuvent nous revenir avec un sens pour nous surprenant, que nos propres mots peuvent dire une expérience non pas contraire (car ce serait le Même), mais différente de la nôtre qu'ils deviennent l'instrument d'une contestation, le vocabulaire d'autrui 7.»
En d'autres termes, dès que le narrateur laisse libre cours aux interprétations et explications que son récit a suscitées, l'écart entre l'espace de l'expérience vécue et l'espace de l'expérience communiquée ne tient plus. Les participants se sont emparés de ses mots (seulement de ses mots et certainement pas de son expérience) et les ont constitués en expérience commune. Ils discutent et se confrontent. Ils font écho à d'autres expériences ou l'abordent dans une toute autre perspective. Le sociologue Pascal Nicolas-le-Strat, invité en tant qu'observateur participant à ce méta atelier, écrit en ce sens :
«Le narrateur et ses interlocuteurs se rencontrent autour de cette difficulté : la nécessité de concevoir un nouveau « présent » pour une expérience qui se fait entendre loin de son terrain de réalisation. C'est cette difficulté qui les réunit, c'est cet écart qui les associe — l'écart entre ce qui a été expérimenté et ce qui peut en être dit, l'écart entre l'expérience telle qu'elle a été vécue et l'expérience telle qu'elle est impliquée par le ou les récit(s) proposé(s)8.»
Dans ce même séminaire, la prise de parole d'un ex-sénateur Nord a créé une déprise de celle du groupe. Il devait aborder avec des élus de la ville de Roubaix la question art et politique. Il avait préparé son discours en fonction des élus qui (il ne le savait pas) seraient absents. Si bien que sa parole fut éloignée du groupe. Son discours n'a pas pris en effet. Il ne s'adressait pas au public en présence mais à un public abstrait de la situation. Nous avons compris au travers de son intervention que pour que la parole commune se constitue, circule en somme, chacun doit parler en son nom propre et pas au nom d'une fonction ou d'un titre. Si le narrateur est le « porte-parole » d'un groupe de pression ou d'une conviction tenue ailleurs, il sort de la parole commune. Il fait exister son récit uniquement dans ce qu'ils représentent. Nous en avons déduit encore que pour que la parole commune existe les paroles ne doivent pas être issues de « l'identité d'un seul mais de la dépossession de l'un et de l'appropriation de l'autre.9 » Cette déprise a fait prendre conscience que la force essentielle de la parole résidait dans le surgissement, l'intempestif, l'inattendu. La parole est dépendante du contexte, des personnes réunies à ce moment là, de la durée de l'action. Son apparition n'est pas prévisible et lorsqu'elle émerge son maintien l'est tout autant. Ce devenir incertain de la parole est sa force. Car, si nous partons du principe que la parole est un acte, la signification première de son action est de dire qu'elle ne se reconnaît dans aucun système et par conséquent qu'elle organise des possibles. L'un de ses possibles est que les interlocuteurs se constituent un langage propre. En ce sens, la tâche de la parole est de viser un style d'échanges définis en termes de production (objets de pensées, objets d'art, actions socioculturelles), et de viser un langage qui ne dit pas la réalité. Elle est un espace possible pour l'imaginaire.
Dans un méta-atelier, la parole est en somme un processus inventif permettant de suspendre temporairement les conditionnements du corps, de la pensée, des désirs. Elle donne de l'importante aux forces (énergies, intensités, seuils émotionnels...) qui sont là, et qui ne parviennent pas à se constituer en langage commun dans un cadre institutionnel. Car, dans cet espace sont attendus un contrôle de soi, des mots, des gestes. Un méta-atelier construit une double liberté. Il crée une liberté dans son rapport à ce qui a été vécu : il ne s'agit pas de traduire une authenticité de ce qui s'est passé. Il construit une liberté dans sa relation aux participants interlocuteurs : il n'y a pas une injonction de résultat. En somme, le récit est exploité non pas tant dans ce qu'il est censé recouvrir que de découvrir ce qu'il est capable d'amorcer, d'agencer, de fabriquer. Le récit est vécu comme une expérience à part entière. Il s'ouvre à un « nouveau » présent qui se fait entendre loin de son terrain d'origine, et qui pourtant ménage des voies pour une appropriation.
3. Expériences corporelles ou le corps en mouvement au centre de la connaissance de soi
Le second méta-atelier choisi a pris place dans le cadre d'une résidence d'été (juillet) à La-Chapelle-Faucher en Dordogne de 2016 à 201910. J'y ai entrevu combien l'expérience du monde lorsqu'elle est faite par les sens est totale. Elle déborde son appréhension pratique et/ou conceptuelle. Elle favorise un renversement des perceptions établies, et en retour autorise un saut qualitatif dans sa propre vie.
La danseuse Isabelle Lasserre a proposé à un groupe de participants d'explorer librement les espaces publics des villages situés à proximité du lieu de résidence.11 Il s'agissait d'évoluer ensemble en considérant les trottoirs, le mobilier urbain, les passants comme des objets disposés là pour que nos corps s'y confrontent. La réalité de nos actions dépendait « de la mobilisation d'êtres inertes12». Et, ils se sont avérés déterminants au cours de nos explorations urbaines à Saint-Pierre-de-Côle par exemple. Dans ce village, un lieu s'est imposé à nous, c'est-à-dire sans engager un consentement mutuel par les mots. Il nous invitait d'une certaine façon au rassemblement. C'était un espace couvert de type halle, situé dans un angle de la place centrale et où convergent les rues principales. Nous étions à la fois dedans et dehors. L'espace était formé de murets avec rebords et devant chacun d'eux un banc en pierre. Le sol avait été récemment pavé. Cet espace et ses objets ont eu le pouvoir de provoquer des actions communes. Ils ont structuré la relation que nous avions à notre envie d'évoluer ensemble, autant par ce que les objets et l'espace rendaient possible, que par ce qu'ils nous empêchaient de faire.
Isabelle Lasserre a donc proposé de laisser ouverte la possibilité de nous adapter à ce qui était là, d'être disposés à nous abandonner à l'objet et aux contingences de la situation, en formation de deux, de trois et plus. Dans ces formations libres et mouvantes, l'attention était centrée sur la mobilité du corps de l'autre, l'intensité de son engagement, ses impulsions, ses désirs de mouvement. Il s'agissait d'écouter de l'intérieur l'espace de négociation entre des corps, tantôt passifs tantôt actifs, en équilibre ou déséquilibre. Il s'agissait de laisser le mouvement nous amener là où il voulait. Nous étions attentifs au poids de notre corps, à sa résistance, à ses impulsions, ses satisfactions, ses empêchements.
Après les explorations sensibles sont venus les mots. Ils nous sont apparus imprécis. Il y avait eu trop de nuances dans la réalité de nos corps en mouvement, et pas assez de termes pour les désigner. Alors, plutôt que de parler de ce que chacun avait ressenti individuellement, l'objet de discussion s'est porté sur les contacts entre nous. Des phrases comme suit ont été prononcées : « j'ai senti quand tu voulais aller à gauche » ; « je ne savais pas si je devais suivre ton mouvement jusqu'au bout » ; « on était bien emmêlé » ; « j'ai perdu l'équilibre quand tu as bougé ton coude ». Les mots traduisaient notre perception physique de l'expérience traversée ensemble.
Le comportement des passants composés pour l'essentiel d'habitants et de touristes était en adéquation avec ce que nos corps communiquaient. Il n'y eut pas d'attroupement pour nous regarder évoluer. Les passants ne semblaient pas vouloir s'en mêler par crainte et/ou par détachement. En tout cas, ils se tenaient à distance de ce qui ne les invitait pas finalement. Ils étaient devant un non-spectacle au sens où la mise en scène en était absente. Nous adaptions nos mouvements aux corps en présence, aux choses et matières à proximité, sans se soucier du public.
Isabelle Lasserre, avant d'engager une exploration urbaine au moyen du corps en mouvement, prenait soin de le préparer au moyen de séances de Feldenkrais.13 Cette méthode permet de conscientiser le fait que le moindre mouvement (fut-il micro) influe sur la dynamique générale de notre corps, et par extension dans notre engagement dans le monde. Pour le philosophe Richard Shusterman, cette technique corporelle permet une plongée dans son propre corps, et en retour fait que l'esprit est en bonne forme.
« La technique d'Alexander, la Méthode de Feldenkrais, et la Bioénergétique, cherchent à améliorer l'acuité, la santé de nos sens et le contrôle que nous exerçons sur eux, en cultivant une attention soutenue à leur fonctionnement somatique ainsi que la maîtrise de celui-ci, tout en nous libérant d'habitudes et d'imperfections corporelles qui diminuent la qualité de nos capacités sensorielles. Dans cette perspective philo soma-esthétique, notre connaissance du monde se trouve améliorée, non par le reniement de nos sens corporels, mais grâce à leur perfectionnement14. »
Ce méta-atelier nous a donc engagé dans une pratique somatique. Cette dernière est reliée au corps vécu et par extension à l'être entier, à l'être comme un tout tel qu'il est perçu de l'intérieur et ressenti. Le corps vécu est bien un moyen de se percevoir soi-même. Il est détaché des codes, des normes, des contraintes qui entravent trop souvent la liberté de se connaître ainsi. Ce méta-atelier a également été l'occasion d'expérimenter une forme collective ouverte qui se fait et se défait selon des configurations sensibles et physiques variées (additions, soustractions, permutations) et dépendantes des impulsions de chaque participant.
Conclure : espace de perception partagé et expérience de la vie par l'art
Les deux méta-ateliers exposés dans cet article, bien qu'ils n'aient pas le même objet d'attention, ont des caractéristiques communes, ce qui par extension sert à délimiter le cadre dynamique d'un méta-atelier. Tout d'abord les participants partagent l'espace de perception et d'action même s'ils n'en ont pas une expérience identique. Le philosophe pragmatiste William James avait déjà relevé ce point au tout début du 20è siècle. Il expliquait, en prenant appui sur des exemples comme regarder à plusieurs un monument, que ce qui était partagé, c'était la conscience de vivre l'expérience dans le même espace de perception.
«Nos esprits n'ont-ils finalement pas d'objet en commun ? Si, ils ont certainement l'espace en commun. [...] En termes généraux, donc, quels que soient les différents contenus avec lesquels nos esprits peuvent finalement remplir un lieu, le lieu lui-même est un contenu numériquement identique des deux esprits, une parcelle de propriété commune en laquelle, à travers laquelle, et par-dessus laquelle, ils se rejoignent15. »
En ce sens, les participants à un méta-atelier se partagent le territoire sur lequel s'étend leur perception en tant que « parcelle de propriété commune16 ». L'espace qu'engage un atelier réunissant des individus issus de différentes disciplines est donc un espace plein. Il est travaillé et réfléchi « dans sa propre substance... explor[é] à travers lui-même 17.» Il est également un « milieu de comportement partagé18 ». En effet, chaque méta-atelier propose aux participants de s'engager dans une expérience esthétique extra-ordinaire. Cette dernière provoque chez chacun d'eux des doutes, des hésitations, des déceptions, des découvertes entre autres. Au cours de son processus, les participants cherchent donc les moyens de résoudre la difficulté et/ou la complexité qui se présente à eux. Ils adaptent leurs comportements pour se sortir de la situation inhabituelle. Cette approche met en évidence que la perception n'est pas simplement une manière conceptuelle de s'engager dans le monde. Elle reste une manière assurément humaine dans la mesure où elle engage une responsabilité, une volonté de. On a pu remarquer aussi via notamment l'atelier proposé par Isabelle Lasserre que l'expérience extra-ordinaire provoquait un état attentionnel dans lequel la conscience est en quelque sorte clivée : une partie se consacre à l'activité et l'autre lui fournit l'énergie nécessaire à la somatisation des formes sensorielles. En somme, vivre et se voir vivre ne font plus l'objet d'une distinction étant attendu que l'un et l'autre vont entrer en synergie. L'effet spectaculaire (la dimension extra-ordinaire de l'expérience) engage l'entièreté du corps dans sa dimension physique et psychique. Cet effacement entre réflexion et action ouvre sur un espace intermédiaire, un espace sensible rempli des intensités produites par les différents participants. Enfin, les récits issus d'un méta-atelier offrent une matière à recomposer. Les deux méta-ateliers choisis ont été exposés à partir de ce que j'ai vécu, à partir de ce qui a été raconté juste après l'atelier par le groupe et qui a fait l'objet de prises de notes, de ce qui a été écrit lors des publications. Je me suis donc appropriée une matière variée, que j'ai sans doute déformée en mettant l'accent sur tel point plutôt qu'un autre. En somme, la mémoire soumise à des variations offre une matière pour recomposer de « nouvelles histoires ». Pour le dire autrement, le récit d'un méta-atelier peut être exploité non pas tant dans ce qu'il est censé recouvrir que de découvrir ce qu'il est capable d'amorcer, d'agencer, de fabriquer. Le récit d'expérience peut se vivre, à son tour comme une expérience à part entière.
Bibliographie
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Colon, Paul-Louis (sous la dir.), Ethnographier les sens, Paris, éditions Pétra, 2013.
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Halprin, Anna, Mouvements de vie, Éditions Contre Danse, Bruxelles, 2009.
Maniglier, Patrice, La perspective du diable,figurations de l'espace et philosophie de la Renaissance à Rosemay's Baby, éditions Actes Sud/Villa Arson, 2010,
Melin, Corinne, « Allan Kaprow, Jean-Paul Thibeau, l'art de participer discrètement à l'art », dans Art, performance, manœuvre, coefficients de visibilité, sous la direction de Michel Collet & André Eric Letourneau, éditions les presses du réel, 2019.
Nicolas-le-Strat, Pascal, « Agir en commun/Agir le commun. Comment configurer et constituer un commun ? », dans échappées, n°1, Pau, déc. 2012. Revue numérique coordonnée par Corinne Melin. http://echappees.esad-pyrenees.fr/numeros/numero1/agir-en-commun-agir-le-commun-comment-configurer-et-constituer-un-commun
Nicolas-le-Strat, Pascal, Le récit d'expérience, septembre 2006, https://pnls.fr/le-recit-dexperience/ ; repris dans Expérimentations politiques. Micropolitiques de l'expérimentation, Fulenn éditeur, 2007.
Pecqueux, Antoine, « Pour une approche écologique des expériences urbaines », dans Tracés, n°22, 2012, p. 31 sq.
Piper, Adrian, Pour le méta-art, les éditions du Brame, Paulhiac, 2020.
Quéré, Louis, « Actions située et perception du sens », dans Fornel, M. de, Quéré, L. (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l'écologie des activités sociales, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999, p. 335 sq.
Shusterman, Richard, La fin de l'expérience esthétique, Presses Universitaires de Pau (PUP), 1999
Thibeau, Jean-Paul, Prologue aux protocoles méta et aux congrès singuliers, Éditions du Brame, 1^er^ avril 2021 (réédition Hors Champ 2007).
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Je ne retiens dans cet article que ce qui sert mon propos. Le site suivant présente l'œuvre complète de Jean-Paul Thibeau. https://dda-nouvelle-aquitaine.org/jean-paul-thibeau ↩
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Je participe à des méta-ateliers depuis 2005. ↩
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Piper, Adrian, Pour le méta-art, Paulhiac, les éditions du Brame, 2020. Adrian Piper, « In support of meta-art », dans Artforum XII, 2, octobre 1973. ↩
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Thibeau, Jean-Paul, méta-atelier, article en ligne. URL : https://dda-nouvelle-aquitaine.org/IMG/media/docs/ThibeauMetaAtelier.pdf ↩
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Thibeau, Jean-Paul, Prologue aux protocoles méta et aux congrès singuliers, Paulhiac, les éditions du Brame, 2021, p. 12 sq.. Rééd., 2007, Hors Champ. ↩
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Ce méta-atelier est à l'initiative de Véronqiue Barbezat, Corinne Melin, Eric Rigolaud alors responsables du centre d'art contemporain Le bureau d'art et de recherche à Roubaix. ↩
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De Certeau, Michel, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 54 sq. ↩
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Pascal Nicolas-le-Strat était invité à participer à ce méta-atelier en tant qu'observateur. Cette citation et les suivantes sont extraites de l'article qui s'en est suivi. Le récit d'expérience, septembre 2006, https://pnls.fr/le-recit-dexperience/ ; il a été repris et publié dans Nicolas-le-Strat, Pascal, Expérimentations politiques. Micro-politiques de l'expérimentation, Montpellier, Fulenn, 2007. ↩
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Nicolas-le-Strat, Le récit d'expérience, op. cit. ↩
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La résidence d'été (2016-2019) est présentée sur les supports de communication comme une plateforme d'expérimentation artistique initiée par Jean-Paul Thibeau, imaginée et coordonnée avec Cindy Coutant, Céline Domengie, Isabelle Lasserre, Camille de Singly. J'ai dirigé l'édition suite à la première année de résidence. Melin, Corinne (sous la dir.), Traverses et Inattendus, Bordeaux, édition de l'association Art & Recherche, 2016. ↩
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Isabelle Lasserre se présente en tant que intervenante en thérapie sociale, praticienne Feldenkrais, chorégraphe : thérapeute. Son site : http://www.atelier-la-renverse.com/ ↩
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Conein, B., Dodier, N., Thévenot, L. (dir.), « Les objets dans l'action », dans Raisons pratiques, n°4 n, 1993. ↩
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Moshe Feldenkrais physicien israélien, à la suite d'une blessure au genou, met au point dans les années 1950, une méthode de soins non conventionnelle, inspirée des neurosciences et qu'il appelle la « méthode Feldenkrais ». ↩
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Shusterman, Richard, La fin de l'expérience esthétique, Pau, Presses Universitaires de Pau (PUP), 1999, p. 65 sq. ↩
-
James, William, Essais d'empirisme radical, Marseille, Éditions Agone, 2005, p. 82 sq. ↩
-
Pecqueux, Antoine, « Pour une approche écologique des expériences urbaines », dans Tracés, n°22, 2012, p. 31 sq. ↩
-
Maniglier, Patrice, La perspective du diable,figurations de l'espace et philosophie de la Renaissance à Rosemay's Baby, Nice, éditions Actes Sud/Villa Arson, 2010, p. 19 sq. ↩
-
Quéré, Louis, « Action située et perception du sens », dans Fornel, M. De, Quéré, L. (dir.), La logique des situations. Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, p. 335 sq. ↩