Science et scientifiques dans le Journal des Femmes du XIXe siècle
Lucie Barette

Lucie Barette est maîtresse de conférences en Littérature et langue françaises. Elle est actuellement enseignante-chercheuse au sein de l’école d’ingénieur Isen Yncrea Ouest de Caen. Ses recherches scientifiques portent sur les rapports de genre entre presse et littérature. Elle a écrit une thèse (sous le nom Roussel-Richard) sur Les écrivaines-journalistes de la monarchie de Juillet, la presse au service d’une reconnaissance littéraire.
En 2022, elle a publié, avec les éditions Divergences, l’essai Corset de Papier – une histoire de la presse féminine, dans lequel elle dresse des parallèles entre la fondation de la presse féminine du XIXe siècle et les relais des injonctions patriarcales dans la presse féminine actuelle. Elle a été suivie par Françoise Laigle, de l’agence Carouzel, pour ses relations presse.
Elle publie, par ailleurs, des articles en ligne pour Acrimed et sur la plateforme Patreon : chronique littéraire, billets d’humeur, critique sociale…

Résumé

La presse féminine du XIXe siècle se donne comme vocation d'instruire les femmes et les jeunes filles afin de pallier l'absence d'éducation scolaire publique. On y retrouve ainsi des rubriques spécialement dédiées à des « leçons ». Ces dernières œuvrent majoritairement au relai d'une fonction sociale féminine restreinte à la sphère domestique : économie domestique, soin des enfants, élégance de la toilette. Cependant, il n'est pas rare de trouver des exposés historiques, des réflexions littéraires et des cours de sciences techniques.

Cet article se propose d'analyser la manière dont les rédactions de presse féminine investissement le champ des sciences techniques et comment elles le présentent à leurs lectrices. Comment justifient-elles le fait d'instruire les femmes dans une société qui leur nie toute capacité d'abstraction ? Comment présentent-elles les notions d'astronomie, de physique, de mathématiques ? Présentent-elles des modèles de femmes scientifiques comme Émilie du Chatelet ? Se font-elles l'écho des découvertes d'Ada Lovelace ou de Marie Curie ?

Le corpus sélectionné pour la présente étude s'étend de la presse féminine de la monarchie de Juillet (Le Journal des femmes, Le Journal des demoiselles) à la presse quotidienne de la fin du XIXe siècle (La Fronde), une fois l'instruction des filles rendue obligatoire. Nous nous arrêterons également sur la presse féminine d'obédience féministe des années 1860, Le Journal pour toutes, d'Eugénie Niboyet.

Abstract

The women's press of the 19th century set out to educate women and girls, to compensate for the absence of public school education. They included a number of sections specially dedicated to "lessons". For the most part, these were aimed at relaying a female social function restricted to the domestic sphere: home economics, childcare, elegant grooming. However, it is not uncommon to find historical accounts, literary reflections and technical science lessons. This article analyzes the way in which women's press editors invest in the field of technical science and how they present it to their female readers. How do they justify educating women in a society that denies them any capacity for abstraction? How do they present the notions of astronomy, physics and mathematics? Do they present female scientific role models such as Émilie du Chatelet? Do they echo the discoveries of Ada Lovelace or Marie Curie? The corpus selected for this study ranges from the women's press of the July monarchy (Journal des femmes, Journal des demoiselles) to the daily press of the late 19th century (La Fronde), once girls' education had become compulsory. We'll also take a look at the women's press of the 1860s, Eugénie Niboyet's Journal pour toutes.

Introduction

Les femmes de sciences, au XIXe siècle, sont des artistes comme les autres : elles subissent une même idéologie misogyne les éloignant des pratiques intellectuelles sous couvert d'argumentaires, non plus seulement religieux, mais également scientifiques et politiques1. Yvonne Knibielher rappelle ainsi que « les médecins se muent en moralistes, et semblent vouloir prendre le relais des prêtres dans les directions des consciences et des conduites2 ». Chacun y va de la réactualisation des formes de déterminisme biologique conduisant à la réaffirmation d'une prétendue infériorité des femmes, de Paul Broca qui suppose que « la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle3 » jusqu'à Julien Joseph Virey qui relit l'axiome Tota mulier in utero d'Hippocrate en affirmant que « Le principe de sa la femme vie, qui réside dans ses organes utérins, influe sur le reste de l'économie vivante4 ». Couplées aux difficultés d'accès à l'instruction, ces idées font obstacle à celles qui essayent de s'extraire du seul épanouissement domestique pour construire des carrières d'intellectuelles. Nous avons démontré ailleurs que la presse, notamment féminine, avait constitué un levier d'action, une voie possible, un espace d'expression ouvert aux créations et réflexions de femmes5. Nous analyserons ici comment les colonnes du Journal des Femmes, dans les trois versions successives traversant le siècle, s'ouvrent aux connaissances, aux actualités et aux personnalités scientifiques. Fanny Richomme fonde une première version, sous-titré Gymnase littéraire, dans laquelle on trouve des articles littéraires, artistiques, des fictions, des revues des théâtres, à l'image des revues de la monarchie de Juillet, on peut également y lire des articles explicatifs concernant les droits des femmes et des articles scientifiques. Juliette Lormeau reprend le mensuel en 1840 après une interruption de publication de presque trois ans. Cette seconde version, sous-titrée « revue littéraire, artistique et d'économie domestique », se concentre culture artistique et traverse la révolution de 1848 sans transformation majeure de sa ligne éditoriale. Une troisième version du Journal des femmes réapparait en 1891 sous l'impulsion de la suffragiste Maria Martin. Le contexte politique de la IIIe République et la promulgation de l'enseignement secondaire féminin favorise une expression politique plus affirmée dont Maria Martin et sa rédaction se saisiront. Comment les rédactrices composent-elles avec l'apparente contradiction d'une écriture destinée à des femmes longtemps considérées comme inaptes à appréhender les sciences abstraites ? Nous pourrons noter l'intention du Journal des Femmes de pallier l'absence d'instruction des femmes en offrant des leçons de sciences à ses lectrices ; nous analyserons ensuite le dispositif du traitement médiatique des actualités scientifiques ainsi que les portraits de femmes de sciences ; enfin nous révèlerons la presse féminine comme un espace paradoxal produisant un discours scientifique spécifique au genre féminin.

1. Les leçons scientifiques du Journal des Femmes : une instruction émancipatrice

Si aujourd'hui le Journal des Femmes est un pure-player6 s'inscrivant dans une ligne éditoriale de magazine féminin traditionnel, son titre a une histoire et une influence considérable dans la structuration de la presse spécialisée dite féminine. D'abord crée par Fanny Richomme en 1832 et sous-titré « Gymnase littéraire7 », le journal paraissant les 5 et 20 du mois, se félicite de proposer aux lectrices des notions instructives, gages, selon la directrice de publication, de liberté et d'égalité8. Elle présente ainsi son projet médiatique :

Le journal que nous créons doit répondre à cette grande et utile pensée ; il cherchera partout ce qui est relatif à la femme ; le monde littéraire, le monde moral, le monde physique, l'enrichiront tour à tour de leurs trésors ; il présentera sous une forme nouvelle, les sciences, les arts, communs aux deux sexes 9

Les sciences sont, dès la naissance du journal, mises en avant comme des disciplines fondamentales à transmettre aux lectrices, elles apparaissent en troisième champ spécifique dans la liste des « Articles traités dans le Journal » qui clôture le « Prospectus » et détaillées comme suit : histoire naturelle, physique, chimie, botanique, droit, médecine. Cet enseignement est envisagé comme un outil d'émancipation par la démonstration faite aux lectrices elles-mêmes de leurs capacités intellectuelles bien plus importantes que ce qui leur est continuellement affirmé par ailleurs :

La science, ainsi présentée dans une série d'articles variés, perdra cet aspect sévère qui repousse souvent même les esprits raisonnables ; les femmes, attirées par cet appât nouveau, verront que leur intelligence peut franchir les limites qu'on lui avait assignées10

Dans une série d'articles consacrés aux sciences physiques11, une certaine Madame de Senilhes, qui n'intervient pas sur d'autres sujets dans le journal, développe précisément des notions comme l'attraction et ses caractéristiques concernant le poids ou la résistance de l'air. Elle mobilise une syntaxe de la démonstration, de la leçon, en ponctuant ses articles de questions rhétoriques, de réfutations et d'exemples. Elle propose également des éléments d'histoire des sciences en présentant la méthode et les expérimentations des frères Montgolfier pour expliquer « comment la gravitation des corps est modifiée par l'air12 ». La rédactrice explicite ses intentions, il s'agit d'inviter les femmes à s'intéresser aux sciences, en cohérence avec la ligne éditoriale du journal :

Mes leçons avaient pour but d'éveiller votre attention pour une science toute palpitante d'intérêt, dont les miracles nous entourent, et dont les lois régissent l'univers13.

La rédactrice n'adopte pas un positionnement de surplomb professoral et encourage les lectrices à poursuivre leur lecture malgré la potentielle âpreté d'un vocabulaire spécifique : « Ne vous effrayez pas trop des termes. Lisez, vous comprendrez, et vous voudrez en apprendre davantage14. » écrit-elle. Elle s'identifie aux lectrices et invite, par la même, à la réciproque. C'est le cas lorsqu'elle justifie la conclusion de son article par sa propre fatigue intellectuelle, projetant alors celle de ses lectrices :

Je me sens la tête un peu fatiguée, et comme, bien qu'il y ait là beaucoup de présomption sans doute, je mesure les forces et la patience de mes lectrices aux miennes, je suppose qu'elles sentent le besoin d'un peu de repos15.

Alors que la monarchie de Juillet ne propose pas d'amélioration sociale pour les femmes, et ce malgré un continuum de revendications (vote, divorce, métiers, salaires...16), l'essor des journaux féminins tente de pallier les défauts d'instruction et d'émancipation de leurs lectrices. Ces leçons du Journal des femmes existent non seulement dans d'autres disciplines, histoire, littérature, géographie etc., mais également dans d'autres publications, le Journal des demoiselles destiné aux jeunes bourgeoises de province ou encore le Conseiller des Femmes de la socialiste lyonnaise Eugénie Niboyet. La caractéristique de presse spécialisée de la presse féminine présente cet avantage de n'être pas strictement contrainte par l'actualité immédiate à déployer dans ses colonnes, au contraire des quotidiens généralistes. Les rédactions ont donc un espace éditorial ouvert au développement de la pensée des lectrices.

2. Les portraits et actualités scientifiques dans le Journal des Femmes : une fictionnalisation contemporaine

La construction médiatique de la presse féminine, dont nous prenons le Journal des femmes comme représentant pour cette démonstration, ne peut toutefois pas se passer complètement de l'immédiateté de l'actualité17, ne serait-ce que pour s'inscrire dans le schéma médiatique des généralistes ou encore pour séduire des lectrices habituées à ce format. Les journaux se structurent autour de l'histoire du présent, Delphine de Girardin, feuilletoniste pour La Presse entre 1836 et 1848, se qualifie en ce sens « non pas d'historien, mais de mémorien18 » dont la prose périssable sera le matériau transcendé par les grands écrivains. La santé économique du Journal des femmes nécessite de s'inscrire dans les modèles médiatiques de la presse généraliste et de satisfaire les attentes d'un public bourgeois, friand de chroniques et d'actualités. La science est ainsi également traitée et mise en récit comme une actualité.

Un article anonyme revient sur la carrière de Sophie Germain, récemment décédée, en posant la question : « Les sciences abstraites conviennent-elles aux femmes19 ? » Mathématicienne et physicienne française, Sophie Germain obtient en 1815 le grand prix des sciences mathématiques de l'Institut pour ses travaux sur le problème des surfaces vibrantes20. Issue d'une famille de la haute bourgeoisie, la période révolutionnaire l'oblige à la discrétion domestique, sans autre activité disponible que l'étude. Les éléments biographiques développés dans l'article du Journal des Femmes sont cohérents. Le portrait dressé en fait une femme extraordinaire du fait de l'époque mouvementée et de sa passion d'enfant pour les mathématiques :

Sans maître, sans autre guide qu'un Bézout trouvé dans la bibliothèque de son père, elle surmonta tous les obstacles par lesquels sa famille essaya d'abord d'entraver un goût non moins extraordinaire pour son âge que pour son sexe21

Valorisant la volonté et le talent de Sophie Germain, cette qualification d'exceptionnalité censée répondre à la question initiale posée par l'article, n'en demeure pas moins ambivalente : quid des femmes ordinaires ? Christine Planté a démontré combien le statut d'exception de George Sand ou de Germaine de Staël les avaient isolées et les transformaient en contre-exemples pour le commun des mortelles22. Il en est de même ici pour Sophie Germain. L'usage d'un pseudonyme constitue un autre trait commun entre les femmes de sciences et les femmes de lettres. Si ces dernières choisissent régulièrement d'utiliser un nom de plume masculin, nombres d'entre elles l'expliquent par les préjugés subis dans la réception de leurs œuvres : une autrice est avant tout une femme qui écrit, une femme-auteur, selon la terminologie du XIXesiècle, ses productions seront d'abord évaluées par ce prisme, on jugera en premier lieu le fait qu'elle soit une femme qui exprime publiquement sa pensée plutôt que la qualité de son travail. La biographie de Sophie Germain établie dans l'article à l'étude signale ce même recours à la pseudandrie pour les scientifiques. Lorsqu'elle écrit au professeur de Polytechnique Joseph-Louis de Lagrange, elle signe du nom d'un élève démissionnaire. Elle réitère cette précaution dans sa correspondance avec le professeur Carl Friedrich Gauss ou lors de l'envoi de son Mémoire au prix de l'Institut. Lorsque son genre se dévoile, ses interlocuteurs sont agréablement surpris nous explique-t-on. De la même manière que la présentation du talent extraordinaire d'une femme n'est pas favorable à l'émancipation de toutes les femmes, la réaction de surprise des interlocuteurs de Sophie Germain laisse entendre combien le genre de la scientifique est anormal, inhabituel : on ne s'attend pas à une telle qualité de réflexion mathématique chez une femme. Il y a bien sûr une révélation de préjugés sexistes à y lire mais encore une logique de contexte, il est extrêmement difficile pour les femmes de s'instruire. Même Sophie Germain fait les frais de cette inégalité devant le savoir. Le journaliste23 explique le fait qu'elle ne parvienne pas à résoudre une question mise au concours par l'absence d'une instruction similaire aux autres candidats :

Mais la manière dont elle avait appris l'analyse, en suivant son seul instinct, et sans en faire jamais un cours régulier et complet, ne lui permit pas malgré toute sa sagacité, de résoudre complètement la question24.

Le portrait ici dressé d'une scientifique montre toute l'ambivalence du traitement médiatique des femmes dont l'autorité est devenue indiscutable. Sophie Germain est présentée en exemple pour répondre au préjugé d'incapacité des femmes à investir les champs intellectuels, les femmes ont alors accès à un modèle dans lequel elles sont censées pouvoir se projeter. Pour autant, certains marqueurs font d'elle un modèle plus que difficile à imiter.

L'actualité scientifique est également traitée comme une actualité culturelle, au même titre que les revues des théâtres et les sorties littéraires. Dans le numéro du 19 avril 1834 du Journal des Femmes, un article fait le récit d'une présentation du microscope à oxy-hydrogène de M. Warvick25. En fin de journal, aux côtés d'un article sur un nouveau diorama, cette chronique propose un dispositif tout à fait différent des leçons de physique ou des portraits de scientifiques étudiés. Le compte-rendu de la présentation n'aborde pas les caractéristiques techniques ni les enjeux scientifiques de l'objet mais s'inscrit dans le style du récit de fiction merveilleuse :

Figurez-vous une lanterne magique (...) Dès lors tout se métamorphose, tout s'agit, tout se meut d'une manière prodigieuse, tout prend une forme extra-exorbitante. Le linon le plus fin semble à vos yeux une véritable planche à bouteille, le cheveu le plus soyeux devient une énorme poutre, le dard d'une abeille égale en volume une dent de la baleine26

Les comparaisons, nombreuses ici, pourraient être interprétées comme une volonté de vulgarisation et d'exemplification de la part de la rédactrice. Néanmoins, les comparants sont amplifiés et associés à des caractérisations liées au merveilleux, à l'imaginaire (« lanterne magique »), notamment du fait des proportions posées en gradation ascendante (« planche à bouteille », « énorme poutre », « dente de la baleine »). L'hyperbole contenue dans le néologisme redondant « extra-exorbitante » rajoute à cette représentation d'une actualité scientifique comme une fiction fantastique. La suite de la chronique est une réflexion conservatrice mettant en garde contre les sciences face à la perfection de la Providence. Le récrit merveilleux devient un récit édifiant, passablement effrayant :

En apaisant une soif brûlante à l'aide d'un verre d'eau, vous avez souvent rempli votre estomac carnivore d'une nation tout entière, composée peut-être de trente millions d'animaux hideux, de crocodiles sanguinaires, enfin d'une foule d'individus dont l'aspect, je vous l'assure, est par trop fantastique27

L'écart de proportion contribue ici encore à présenter les résultats d'une étude au microscope dans un registre fantastique : le « verre d'eau » se voit contenir « une nation » et « trente millions d'animaux » par ailleurs qualifiés par des adjectifs horrifiques (« hideux », « sanguinaires »). On peut également se demander s'il ne s'agit pas d'une chronique affermée, c'est-à-dire issue d'un partenariat commercial impliquant ce que l'on appellerait aujourd'hui du placement de produit : des mentions inattendues et n'entrant pas en cohérence avec le sujet de la chronique sont faites de deux produits particulièrement en vogue dans les années 1830, le « Racahout des Arabes » et le « Nafé d'Arabie ». L'intention éditoriale perçue dans cette chronique en fait une synthèse des enjeux de la presse féminine. Les rédactions devaient en effet composer avec une nécessaire inscription dans les modèles médiatiques contemporains — chroniques d'actualités, fidélisation par la fiction grandiloquente — et une démonstration de moralité cohérente avec le modèle féminin en vigueur — mère et épouse dévouée à son foyer, vertueuse et consommatrice.

Cette première version du Journal des Femmes cesse d'être publiée en 1837 après avoir été absorbée par la Gazette des Salons. Il réapparait entre 1840 et 1851 comme un mensuel sous-titré « revue littéraire, artistique et d'économie domestique ». Dirigé par Juliette Lormeau, pseudonyme d'Adélaïde Janin, journaliste mode dans plusieurs journaux, on ne trouve pas dans ce Journal des Femmes des années 1840 d'articles scientifiques.
La ligne éditoriale se concentre sur la culture artistique : chroniques de mode, actualités littéraires, portraits d'autrices, revue des Salons et des théâtres, etc. Une troisième version du Journal des Femmes réintègre la science dans ses colonnes à partir de 1891. Le contexte politique est très différent de celui de la monarchie de Juillet : la IIIe République instaure l'enseignement secondaire féminin, le cautionnement de la presse, forme de censure indirecte, tombe, certaines militantes pour les droits des femmes commencent à se qualifier positivement de « féministes », à l'instar d'Hubertine Auclert. Proche de cette dernière, Maria Martin, socialiste et suffragiste, fonde cette troisième version du Journal des Femmes, il est sous-titré comme « organe du mouvement féminin » ou « organe du mouvement féministe ». Le premier numéro n'évoque pas les anciennes versions du Journal des Femmes, a priori inconnues de la directrice de publication qui, dans « Notre programme », explique que « Le titre de ce journal seul est nouveau28 ». Les actualités scientifiques parcourent les différentes pages du périodique. Elles s'orientent très nettement vers l'intégration progressive des femmes dans le personnel scientifique et particulièrement médical. C'est le cas dans l'article intitulé « Union internationale des Sciences et des Arts29 » où il est question d'un rapprochement entre la Fédération française des Sociétés féministes et d'une Union internationale des Sciences et des Arts, dirigée par Madeleine Brès, première femme française à avoir été autorisée à faire des études de médecine (mais sans obtenir le droit d'exercer ensuite). C'est le cas dans les « Échos » de décembre 1892 qui établissent le décompte du nombre d'étudiantes en médecine : 34 à l'Université de Bombay, 62 à Berne, 44 à Zurich ; ou encore dans l'article consacré à « Mlle Klumpke » en 1894 :

La première doctoresse ès-sciences et mathématiques de France, Mlle Dorothéa Klumpke vient de soutenir brillamment à la Sorbonne sa thèse : Contribution à l'étude des anneaux de Saturne30.

Le traitement de l'information scientifique révèle également la réalité des difficultés liées au genre rencontrées par les femmes lorsqu'elles embrassent les carrières scientifiques. Insufflé par ce que la rédactrice, Maria Martin, présente comme une controverse sur l'accès des femmes à la profession de pharmacienne, un entretien avec une professionnelle exerçant à Toulouse, décrite comme la seule pharmacienne de France, est à lire dans le numéro d'octobre 189231. Cette dernière évoque ses études, difficiles selon elle, non pas du fait des complexités de l'apprentissage mais bien à cause des critiques qu'elle recevait parce qu'identifiée comme une femme déviant de la trajectoire sociale attendue :

Je me suis mise sérieusement à l'étude pour préparer mon examen. Il fallait du courage, car les critiques ne me manquaient pas. En voilà une, disait-on, qui se mêle de ce qui ne regarde pas les femmes. Elle fera bien mieux de rester chez elle et de soigner ses enfants32.

L'article présente un modèle cette fois imitable, une femme de province, par ailleurs rassurante sur l'accessibilité du métier, d'un point de vue de la pratique professionnelle, aux femmes : la lecture du latin n'est pas nécessaire, non plus que le baccalauréat ; la facilité de trouver un stage ; l'officine est à domicile, rendant la gestion domestique plus aisée. Les difficultés des étudiantes en médecine sont aussi mises en avant dans une fiction incluse dans le numéro de janvier 1893. Signée par Edgy, la nouvelle « Étudiante33 » relate le parcours de Maria Bolkeind, étudiante investie et rigoureuse, vivant seule avec sa mère à Paris, subissant les moqueries de ses camarades, même de celui qu'elle pensait être son allié. Cette forme réactualisée de fiction moralisante offre une fin ouverte : l'étudiante confond celui qui trahit son amitié et poursuit son chemin, sans lui.

3. Une science pour femmes : une discipline adaptée aux normes de genre.

Cette clausule nous donne l'occasion d'amorcer le biais de genre traversant l'écriture de l'actualité scientifique dans le Journal des Femmes : celles qui embrassent les carrières intellectuelles sont enjointes à respecter la norme stricte de la moralité assignée aux femmes. Edgy ferme sa fiction par le rappel de la séduction opérée par les femmes qui ne se défont pas des marqueurs du genre féminin, définis au XIXe siècle comme le dévouement systématique à la famille, au mariage, à la délicatesse :

Du fond de son être (...) une intuition lui venait enfin de la femme demeurée vibrante sous son enveloppe de carabin, de la créature qui, tout en sachant se libérer des entraves sociales, saura rester le guide tendre et dévoué, aussi doux que n'importe lequel, au cœur toujours ouvert à la pitié et à l'amour34.

On retrouve en effet cette condition de compatibilité entre la carrière et la vie domestique des femmes, de maintien des caractéristiques de douceur, d'élégance, d'émotion nuancée et généreuse assignées aux femmes dans de très nombreux articles du Journal des Femmes, qu'il s'agisse de la version des années 1830 ou des années 1890, malgré les grandes évolutions sociales et politiques marquant ces soixante années. La « Pharmacienne » évoquée supra est, malgré son métier et ses études, décrite comme une bonne hôtesse, une femme convenable, remplissant les critères indispensables du genre :

L'accueil gracieux qu'elle nous fit prouverait encore une fois — si cette preuve n'était pas aujourd'hui superflue — que les femmes sérieuses, celles qui comprennent que la vie doit avoir un autre but que la toilette, les visites et les petits ouvrages, sont précisément celles, dont le charme tout féminin, rayonne autour du foyer et fait l'ornement et le bonheur de la vie domestique35.

Un article de 1834 présente ainsi « Quelques conseils » à celles qui font œuvre de science. Le titre plein, « Vanité dans les facultés intellectuelles36 », indique dès l'entrée en matière l'angle pris par la rédactrice, Madame Aline de M* : celui de la morale, celui du péché d'orgueil dont les femmes seraient susceptibles de se rendre coupables, au point qu'il faille leur fournir quelques suggestions de prévention. Une des questions fondamentales, posées par la journaliste, mais également par des dizaines d'autres, concernant les scientifiques, comme les artistes, est la possibilité de continuer d'être une bonne mère, une bonne épouse tout en élaborant publiquement une pensée :

(...) lorsqu'il s'agit d'une science abstraite, d'une étude si grave et si longue, qu'une existence d'homme, et ils n'ont que cela à faire, n'y suffit pas, quel temps prendrons-nous pour remplir les devoirs sacrés, pour satisfaire aux besoins innombrables qui ressortent de nos liens naturels et sociaux ? Nous nous débattons en vain contre cette tâche, il faut l'accomplir, car à elle est attaché tout ce que notre destinée a de doux et d'utile ; et celle qui voudra devenir astronome, géomètre, naturaliste, que sais-je ? y parviendra-t-elle avec les interruptions continuelles et journalières qu'exige le soin d'un ménage, sur quelque échelle qu'il soit placé 37?

Sans l'assertion indiquant une « destinée » toute féminine, l'interrogation concernant les conditions matérielles d'existence et de production intellectuelle des femmes ferait écho à des discours féministes ultérieurs. Ici, le postulat est néanmoins indiscutable, appuyé par une morale religieuse (« les devoirs sacrés ») et par un déterminisme biologique (« la « destinée ») : « les soins du ménage » ne sont pas compatibles avec les métiers scientifiques. C'est encore la « solitude », à comprendre comme l'absence de mari et d'enfant, donc une solitude présentée comme peu enviable, qui guetterait celle se lançant dans une carrière scientifique. Enfin, les femmes, malgré des conditions de production idéales, ne pourraient pas rivaliser avec les hommes, ces derniers étant naturellement plus intelligents :

D'ailleurs, quand bien même elles iraient dans un désert ou dans un cloître, foulant aux pieds tous leurs instincts, travailler opiniâtrement à devenir un Newton, un Lacépède, un Legendre, y réussiraient-elles ? Non. La Nature n'aurait pas suivi ses principes ordinaires de sagesse et de prévoyance, si, pour nous assujettir, elle n'avait donné aux hommes que la force brutale du corps, sans y joindre encore celle de l'âme et surtout de la pensée38

Non seulement les femmes ne pourraient pas biologiquement rivaliser avec l'intelligence des hommes mais surtout il leur est déconseillé d'y songer. Les discours de précaution, de déclaration d'intention de modestie sont fréquents dans la presse féminine du XIXe siècle. Dans son « Prospectus » présentant le Journal des Femmes, Fanny Richomme prévient toute inquiétude masculine concernant les ambitions des femmes à s'élever au rang d'égales :

Quant à la suprématie des hommes, elle n'en souffrira aucune atteinte, comme le disait, dans une conversation familière, une femme célèbre de nos jours : « Tant que notre coup de poing ne vaudra pas le vôtre, vous n'aurez rien à craindre de notre émancipation. »

Cette aimable plaisanterie renferme une grande vérité. Que les hommes voient donc sans inquiétude cette nouvelle ambition des femmes : elles ne seront jamais leurs rivales, mais des compagnes capables de les comprendre39.

Madame Tastu

Et c'est ainsi que les rédactions de presse féminine justifient l'enseignement des sciences : éduquer les femmes, non pas les instruire, à être de bonnes épouses, capables de comprendre leurs maris mais également de diriger l'éducation des enfants. Dans le portrait de Sophie Germain publié dans le Journal des Femmes, le rédacteur pose la culture des femmes comme un outil pour composer avec leurs maris, parfois violents :

On ne sait pas combien cette adresse (intellectuelle) des femmes nous est utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme à la société des deux sexes, combien elle contient des maris brutaux, combien elle maintient de bons ménages que la discorde troublerait sans cela40.

Ces propos, fréquents, sont difficiles à cerner entièrement. Doit-on y percevoir une adhésion conservatrice malgré une façade progressiste ? Doit-on y voir une tactique d'acceptabilité, c'est-à-dire une précaution discursive faisant paravent aux accusations de monstruosité envoyées aux femmes désireuses de faire carrière en dehors du foyer ? Doit-on y lire une méthode de survie en milieu hostile destinée aux dominées ?

Conclusion

L'étude des trois versions du Journal des Femmes nous a permis de parcourir l'offre éditoriale d'un journal féminin à travers le XIXe siècle. Les trois directrices de publication, dans des contextes sociaux et politiques différents, n'en appellent pas moins l'émancipation des femmes par la culture. Si Juliette Lormeau favorise la culture artistique, Fanny Richomme et Maria Martin promeuvent également la culture scientifique. Des leçons de sciences sont instruites dans les colonnes, des portraits plus ou moins accessibles sont dressés, les actualités sont fictionnalisées, faisant de la science une discipline comme les autres, traitée à la même enseigne que la mode, la littérature ou le théâtre. Il s'agit aussi de donner à lire la réalité de l'intégration progressive des femmes dans les métiers de la médecine. La presse féminine, à l'image des femmes, doit cependant composer avec des contraintes morales fortes : les lignes éditoriales doivent relayer un discours ambiant pour se maintenir économiquement et politiquement. Ce discours général conservateur envisage la Femme comme un modèle monolithique d'épouse et de mère dévouée à son foyer, niant toute diversité, toute ambition et épanouissement personnel. Quand la compatibilité des carrières scientifiques aux obligations domestiques des femmes n'est pas remise en question, elle est a minima questionnée. Et si ça n'est pas le déterminisme social qui fait obstacle, c'est le déterminisme biologique qui laisserait toujours les femmes en situation d'infériorité intellectuelle. S'agissant de la science, le Journal des Femmes s'inscrit dans un schéma d'ores et déjà identifié dans la presse féminine : c'est un espace médiatique paradoxal, privilégiant le confort des maris plutôt que l'intégrité des lectrices mais déployant une émancipation féminine par l'instruction, offrant un champ d'expression à celles à qui on refuse la légitimité de penser publiquement.


  1. Perrot Michelle, Fraisse Geneviève et Duby Georges , Histoire des femmes en Occident. 4, Le XIX^e^ siècle, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2002. 

  2. Knibiehler Yvonne, « Les Médecins et la "nature féminine" au temps du Code civil », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 31, n^o^ 4, 1976, p. 826. 

  3. Cité par Larousse Pierre in Grand dictionnaire universel du XIXe siècle : français, historique, géographique, mythologique, bibliographique.... T. 2 B / par M. Pierre Larousse, Paris, Administration du grand Dictionnaire universel, 1866, p. 296‑297 

  4. Virey Julien Joseph, De La Femme, sous les rapports physiologique, moral et littéraire, Paris, chez Crochard, 1825, p. 4. 

  5. Barette Lucie (signé sous le nom Roussel-Richard), « Les écrivaines-journalistes sous la monarchie de Juillet, la presse au service d'une reconnaissance littéraire », thèse de doctorat dirigée par Brigitte Diaz, soutenue le 10 décembre 2019, Normandie Université. 

  6. Premier pureplayer français, devant Aufeminin.com selon une enquête médiamétrie de 2018, dépendant du Figaro, il existe au format papier, publié environ cinq fois par an. Voir : https://www.journaldesfemmes.fr/ 

  7. https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb327997104 

  8. Pour les informations administratives du Journal des Femmes, voir Sullerot Évelyne, Histoire de la presse féminine en France, des origines à 1848, Paris, A. Colin, 1966. 

  9. Richomme Fanny, « Prospectus », Journal des Femmes, vol. I, 5 mai 1832, p. 2. 

  10. Art. cit., p. 3. 

  11. Mme de Senilhes, « Physique — Première série, premier article, Introduction — Des propriétés générales des corps. » Journal des femmes, vol. VII, 9 novembre 1833, pp. 6-9 ; « Physique — Première série, Deuxième article, Attraction de cohésion, attraction de gravitation. » Journal des femmes, vol. VII, 16 novembre 1833, pp. 29-31 ; « Physique — Première série, Troisième article. Attraction de gravitation continue. Du poids. De la chute des corps. De la résistance de l'air. » Journal des femmes, vol. IX, 12 juillet 1834, pp. 188-190 ; « Physique — Première série, Quatrième et dernier article. De la résistance de l'air. De l'ascension des corps légers » Journal des femmes, vol. IX, 19 juillet 1834, pp. 208-210. 

  12. Mme de Senilhes, « Physique — Première série, Quatrième et dernier article. De la résistance de l'air. De l'ascension des corps légers » Journal des femmes, vol. IX, 19 juillet 1834, p. 210. 

  13. Mme de Senilhes « Physique — Première série, Troisième article. Attraction de gravitation continue. Du poids. De la chute des corps. De la résistance de l'air. » Journal des femmes, vol. IX, 12 juillet 1834, p. 188.  

  14. Ibid

  15. Mme de Senilhes « Physique — Première série, Troisième article. Attraction de gravitation continue. Du poids. De la chute des corps. De la résistance de l'air. », art. cit., p. 189. 

  16. Riot-Sarcey Michèle, La Démocratie à l'épreuve des femmes : trois figures critiques du pouvoir, 1830-1848, Paris, A. Michel, coll. « Bibliothèque Albin Michel de l'histoire », 1994. 

  17. Kalifa Dominique, Thérenty Marie-Éve et Regnier Phillipe, La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Le Nouveau Monde éditions, coll. « Opus Magnum », 2011. 

  18. Girardin Delphine (de), Lettres parisiennes du vicomte de Launay, éd. Anne Martin-Fugier, Paris, Mercure de France, coll. « Le Temps retrouvé », 1986, vol. 2, p. 218. 

  19. An., « Les sciences abstraites conviennent-elles aux femmes ? Mademoiselle Germain », Journal des Femmes, vol I, 9 juin 1832, pp. 121-124. 

  20. Sur sa biographie et ses travaux, voir : Grima Clara, Márquez Alberto et Mangin Magali (trad.), Germain : Une pionnière de la théorie des nombres, Barcelone, RBA Coleccionables, coll. « Génies des Mathématiques » (no 23), 2018, 163 et Boyé Anne, « Sophie Germain, une mathématicienne face aux préjugés de son temps », Bulletin de l'APMEP, no 523, mars-avril 2017, p. 231-243. 

  21. An., « Les sciences abstraites conviennent-elles aux femmes ? Mademoiselle Germain », art. cit., p. 122. 

  22. Planté Christine, La Petite Sœur de Balzac : essai sur la femme auteur, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Libre à elles », 1989. 

  23. Nous supposons qu'il s'agit d'un homme du fait de la phrase : « Ajoutons que soumise au jugement des hommes, elle doit mériter leur estime. Or, comment s'y prendra-t-elle pour tout cela si elle ne sait rien de nos usages [...] ? ». Le rédacteur s'inscrit dans les usages des hommes ici. 

  24. An., « Les sciences abstraites conviennent-elles aux femmes ? Mademoiselle Germain », art. cit., p. 123. 

  25. An., « Le microscope oxy-hydrigène », Journal des Femmes, vol. IX, 19 avril 1834, pp. 223-224. 

  26. An., « Le microscope oxy-hydrigène », art. cit., p. 223. 

  27. An., « Le microscope oxy-hydrigène », art. cit., p. 224. 

  28. Martin Maria, « Notre programme », Journal des Femmes, organe du Mouvement féminin, 1^er^ décembre 1891, p. 1. 

  29. An., « Union internationale des Sciences et des Arts », Journal des Femmes, Organe du Mouvement féminin, 1^er^ janvier 1892, p.1. 

  30. « Melle Klumpke », Le Journal des Femmes : organe du mouvement féminin, janvier 1894, n°26, p. 1.  

  31. Martin Maria, « Pharmacienne », Le Journal des Femmes : organe du mouvement féminin, octobre 1892, n°11, p. 1. 

  32. Martin Maria, « Pharmacienne », art. cit., p. 1. 

  33. Edgy, « Étudiante », Le Journal des Femmes : organe du mouvement féminin, janvier 1893, n°14, pp. 3-4. 

  34. Edgy, « Étudiante », art. cit., p. 4. 

  35. Martin Maria, « Pharmacienne », art. cit., p. 1. 

  36. Madame Aline de M., « Quelques conseils. (4e article.) Vanité dans les facultés intellectuelles », Journal des femmes, 11 janvier 1834, t. VII, pp. 189-190. 

  37. Madame Aline de M., « Quelques conseils. (4e article.) Vanité dans les facultés intellectuelles », art. cit., p. 190. 

  38. Ibid

  39. Richomme Fanny, « Prospectus », art. cit., p. 3. 

  40. An., « Les sciences abstraites conviennent-elles aux femmes ? Mademoiselle Germain », art. cit., p. 121.