Préambule, de quelques usages du paysage
Martin de la Soudière

Sociologue et ethnologue, chargé de recherche au CNRS, spécialiste du monde rural, Martin de la Soudière a publié notamment Poétique du village, Rencontre en Margeride (2010), Lignes secondaires (2008), Au bonheur des saisons, Voyage au pays de la météorologie (1999) et L'hiver. À la recherche d'une morte saison (1987).

Sauf à déceler et à dégager ce qu’en ethnologie on appelle des ethnotypes, il est difficile voire abusif de se livrer à des généralités hâtives. Aussi je m’appuierai ici le plus souvent possible sur les acteurs sociaux que j’ai pu rencontrer et sur des situations que j’ai moi même vécues. Mes enquêtes ethnographiques (Lozère et Cantal) m’y invitent.

1. Les agriculteurs : des poètes ?

Notre propre rapport aux agriculteurs et au milieu rural en général a toute une histoire, longue. La société est passée d’une vision misérabiliste de leur statut avec comme corollaire le déni de leurs représentations paysagères et de leur sensibilité, à son inverse. Récemment en effet, on a assisté à un renversement de perspective, où l’idéalisation de la classe paysanne voit au contraire le jour avec, comme corollaire, l’idée d’un « bon » et authentique se substituant à l’idée dominante d’un rapport à la Nature et à l’environnement supposé « vrai ». On n’en faisait pas assez jadis, souvent on en fait trop maintenant ! De là à penser que les agriculteurs voient réellement et savent dire le paysage, il n’y a qu’un pas que franchissent hâtivement, trop souvent, certains chercheurs. Aujourd’hui, la réalité est moins univoque.

Car, en fait, si les agriculteurs ne perçoivent pas stricto sicto sensu le paysage, ils le font, mais à leur manière. Car la plupart d’entre-eux, en effet, n’ont pas les mots pour dire leurs paysages, l’expression de leur sensibilité n’étant pas conforme au modèle dominant que les citadins des classes moyennes (intellectuels, touristes…). Et pourtant, ils ont cependant leurs propres modes d’expression1. Mais voilà : ils restent privés de paysage, car il faut en effet du recul, de la distance pour percevoir. Or, ils ne sont pas assez dépaysés dans leur environnement habituel, ils sont "trop dedans".

Voici les mots qu’ils emploient qui, à leur manière, expriment cette sensibilité : « Ici, sur cette butte, j’ai mon cinéma à domicile » (Lozère), me disait l’un d’eux ; « La nature est plus agréable que la Beauce à cause du travail qu’il y a à faire ici » (Cantal) ; « Je suis trop près de ce Mézenc » (Haute-Loire) ; « La nature, on est trop dedans ». (Lozère).

Plus largement, leur rapport au corps et à leur sensibilité en général n’est pas très répandu, dans le milieu rural. Parler de soi, de son intime, de ses joies et de ses chagrins ne va pas de soi.

Une sensibilité se manifeste néanmoins, comme le disent les témoignages ci-dessus et se dit, mais de façon discrète. « Le paysage est beau mais à la belle saison » (Cantal). « On ne s’occupait pas des fleurs. » : effectivement elles ne sont arrivées que relativement récemment, dans les années 80 dans ce coin de Margeride.

Dans le Cantal, Odette B. n’est peut-être pas une exception. C’est de façon détournée que, « grande » lectrice de romans de terroir, elle en voit le charme. Au cours de ses lectures de récits de fiction, elle peut en apprécier les paysages, sans pour autant s’autoriser à percevoir la beauté des siens. Pas les siens donc, mais ceux véhiculés dans ses lectures nocturnes (car Josette B. est insomniaque, c’est la nuit qu’elle s’adonne à la lecture). Dès lors, elle peut rêver et emprunter à son usage tel ou tel souvenir qu’elle conserve d’un héros ou d’une héroïne de ses romans. C’est donc par procuration qu’elle revivra l’âge d’or de son « pays », la Margeride, que, évidemment, personnellement, elle ne peut ni vivre, ni se rappeler. Ses lectures révèlent ce que, personnellement, elle ne saurait dire de son paysage du fait de la routine, et de la contrainte du quotidien qui l’empêchent de percevoir son environnement comme paysage. Par le biais de la fiction, l’espace se fait donc alors paysage pour elle, mais ce rapport paysan à la nature, et à son insu sans doute, elle est à même, mais seulement par procuration, d’en ressentir l’esthétique et la poésie qui ne l’autorisent pas pour autant (elle ne s’autorise pas), à célébrer elle-même, à percevoir et à dire avec trop de ferveur le paysage dans lequel elle vit. Celui-ci reste tapi dans un canton de son imaginaire2.

2. Le berger, le gardien des paysages

Figure et personnage incontournable de la montagne : le berger. Lui, a du temps à revendre, des jours entiers, à la belle saison, occupé à surveiller son troupeau de brebis. De surcroît, grâce à l’altitude et à la pente, sa vue porte loin, sur l’estive d’à côté, vers les crêtes dangereuses pour son troupeau, ou plus loin encore, sa vue porte, jumelles en main, au-dessus de sa cabane, en amont donc, et aussi vers l’aval, vers la vallée. C’est son métier : il observe tout ce qui l’environne jusque dans les moindres détails : pousse de l’herbe, alpages où il ira conduire son troupeau pour le faire pâturer, les ruisseaux, les zones caillouteuses à lui faire éviter…

Ce faisant, et nécessairement, il est immergé dans « son » paysage, il en est un peu le gardien, observant sans relâche les moindres changements de son espace de travail, au cours d’une même journée et au cours de sa saison.

Sur son alpage, suivons André L., berger dans les Hautes-Alpes, 60 ans :

« L’été finissant, tout est plus doux. Tout est fait, on a le sentiment du travail accompli. Les brebis sont calmes. Tout est fait et on en a les fruits ».

« J’aime monter avant l’aube pour aller retrouver mes brebis, je regarde le ciel étoilé, ça me met en joie »

Autant que la saison qui s’avance, André sait percevoir les différents moments de la journée.

« Les lumières, c’est difficile à dire, à les décrire, il faut les vivre ».

Quant à la météo, « J’aime bien après l’orage, quand il y a une éclaircie et qu’un coin de ciel bleu se montre, c’est l’espoir après le danger et la menace. Ça se dégage soudain, comme dans la vie, on se débarrasse soudain des soucis, des préjugés on va à l’essentiel ».

Et voici André B., berger, mais pas transhumant, 45 ans, toujours dans les Hautes-Alpes. « Plus que la vue, je préfère me tenir dans un champ, je préfère me tenir dans un endroit bien abrité. J’aime bien les endroits sans vent, car ici, les bises sont souvent fraîches, alors que sur une butte, on voit loin, mais c’est toujours en plein vent. […] J’aime bien les endroits sans vent, car ici les brises sont souvent, et la fraîcheur « tient » aux champs, aux rochers ».

…« La première chose que je regarde quand je me lève, c’est de regarder dehors par les deux fenêtres ». Votre saison préférée ? : « C’est la fin de l’hiver (comme André L.). Mars, il y a encore de gros travaux à faire, mais septembre, il y a encore les couleurs ». Et les couleurs pour vous ? : «  Les fleurs sont très colorées, surtout les plantes isolées, c’est peut-être parce qu’elles sont isolées qu’elles paraissent plus colorées. »

3. Moine, Poète, et moine

Et voici un moine, qui entreprant son pèlerinage à travers l’Auvergne : François Cassinguena-Tréverdy3. « Comme si la configuration du relief et les dépressions et les enthousiasmes de la terre étaient partiellement les miennes, j’ai le pressentiment que cette montée symétrique à la descente « infernale » de la veille est le préliminaire, est le prémisse d’une récompense sans pareil. De fait, au sortir du bois de Saint-Georges, le sentier se transforme, se soudant soudain en une longue draille4 givrée qui fuit à l’horizon noyée de brume dont revêtement de goudron, endommagé par le gel de maints hivers, se fait par endroits complètement oublier5 ». Plus loin : « avec la merveille du foin, n’est pas comme si l’été durait tout l’hiver ? Car le foin entreposé dans la grange est une mise en conserve, une confiture des étés révolus6 ». Et encore : « Pourquoi s’en va-ton à pied ? Il n’y a que pour se laver, tant il est vrai que la terre a la capacité de laver le fond de l’homme, tant il est vrai que le terrestre a le privilège de laver ce qui le transcende. Et le ciel-même ne peut me laver que si que je le demande à la terre, puisque aussi bien il n’est de ciel que celui que la terre me donne7 ». Attentif aux moindres détails qu’il rencontre tout au long de son pèlerinage, il écrit : « Parcourir la terre « couramment », comme on lirait à livre ouvert, c’est en sentant les entiers naturels, en embrasser le phrasé du regard, en apprécier chacun de ces petits continents intérieurs dont la formation biologique, le bouquet particulier de la végétation, l’arborescence des cours d’eau et mille autres traits subtils déterminent l’identité et dessinent le caractère8 ». C’est là un hymne à la nature et aux paysages qui font penser à saint-François d’Assise, puisque l’auteur est un moine. Parcourant les paysages comme on chante un cantique, il effectue un pèlerinage entre la marche et la prière.

4. Le citadin

Nous le savons tous, notre sensibilité actuelle à la Nature trouve à s’exprimer à travers les paysages. Paysages mis en scène par les affiches publicitaires (pour la Lozère par exemple où deux marcheurs se reposent à l’abri des énormes blocs granitiques, symboles de la région.) ; ou à travers des émissions de télévision comme « Echappées belles ». En Auvergne, justement, j’ai rencontré une femme littéralement vouée aux paysages. Dès qu’elle le peut, souvent seule, elle part de sa petite ville pour parcourir les paysages environnants. En automne, on peut la voir cueillir avec assiduité les champignons. Elle aussi me dit s’arrêter sur mille détails de son cheminement, car c’est moins, dans un paysage, dans l’horizon, dans la totalité du paysage, que dans les éléments que nous rencontrons le paysage : arbre, torrent, etc. Plusieurs poètes affirment pour leur part que la Nature, fut-elle très belle, est une invention de citadin, et n’existe pas en tant que globalité, ni comme une entité.

Que conclure sinon en disant que la perception du paysage est à géométrie variable, et qu’on a du mal à classer et à catégoriser toutes les sensations, et toutes les représentations que nous avons, chacun, du paysage.


  1. Soudière (de la), Martin, « Le paysage à l’ombre des terroirs » , P et A, paysage et aménagement, n° 4, 1985, p. 21 sq

  2. Soudière (de la), Martin, Poétique du village, Paris, Stock, 2010. 

  3. Auteur de Cantique de l’infinistère. À travers l’Auvergne, Desclée de Brouwer, 2019. 

  4. DRAILLE, nom féminin, RÉGIONAL, Piste empruntée par les troupeaux transhumants. 

  5. Cassinguena-Tréverdy, François, Cantique de l’infinistère. À travers l’Auvergne, Desclée de Brouwer, 2019, p. 74. 

  6. Ibid. p.47 

  7. Ibid. p. 116 

  8. Ibid. p. 142