Éléments théoriques et pratiques pour un design ontonautique
Aurélien Fouillet

Chercheur au Centre de Recherche en Design (Ens Paris Saclay, Ensci les ateliers), co-responsable du MS Création et Technologie Contemporaine (ENSCI Les Ateliers), a fondé un atelier de recherche mêlant SHS, design et métiers de la création, membre du comité éditorial des Cahiers Européens de l’Imaginaire (CNRS édition) et de la revue Société (De Boeck Université). Ses recherches portent actuellement sur la formulation des principes théoriques et pratiques de l’ontonautique.

Résumé
Cet article a vocation à proposer des bases de réflexion et des exemples de pratiques du design qui en montre la portée ontologique. Dans le contexte de l’anthropocène, le design a un rôle à jouer dans la conception de nouveaux imaginaires et de nouvelles représentations des mondes. Dans un premier temps nous revenons sur l’expression design ontologique. Puis, nous développons les éléments théoriques sous-jacents à l’ontonautique. Enfin, nous présentons quatre projets menés qui illustrent une pratique ontonautique du design.

Abstract
This article aims to provide a basis for reflection and examples of design practices that show its ontological scope. In the context of the Anthropocene, design has a role to play in shaping new imaginaries and new representations of worlds. First, we explain the expression ontological design. Then, we develop the theoretical elements underlying ontonautics. Finally, we present four projects carried out that illustrate an ontonautical design practice.

Introduction

Depuis les travaux de Lyotard1 sur les grands récits et de Foucault2 sur l’épistémé nous savons que les enjeux écologiques, économiques et techniques ne sont pas indépendants d’enjeux plus structurants. Discours politiques, sociaux ou culturels s’éclairent à la lumière des cadres de représentations qui leurs sont sous-jacents ; objets techniques, technologies anciennes et nouvelles, matières et formes se déploient, aussi, dans un cadre de représentation qui en définit la portée et l’application – pour ne pas dire les conséquences. Tout cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler les Trois écologies de Félix Guattari.
Wittgenstein3, déjà, au travers des jeux de langage et des formes de vie qu’ils expriment, nous montrait la dimension relationnelle de la signification et pour tout dire de toute ontologie, de toute représentation, de toute grammaire descriptive des choses et du monde. Le quadrillage d’un jeu d’échecs ou d’un jeu de go, s’ils reprennent les mêmes formes, n’ont pourtant pas le même emploi, ni la même signification. Cela s’explique par le cadre grammatical des représentations dans lequel ils s’inscrivent. La société féodale pour l’un, une vision cosmique pour l’autre. Les formes utilisées pour le jeu d’échecs incarnent les rôles et les limites d’une certaine vision du féodalisme au travers de cases qui dessinent la frontière et le rôle des pions – et des hommes. Tandis que le même dessin dévoile un réseau d’intersections dans le jeu de go dans lequel chaque pion ne trouve son rôle et son importance qu’en se connectant aux autres – vision sociale bien éloignée de notre logique émancipatoire. Dans d’autres travaux4, j’ai déjà eu l’occasion de montrer comment le jeu est ce lieu où la culture se façonne et où nos représentations du monde s’incarnent au travers de nos enromancements. Mais ne nous y trompons pas, comme l’explique Wittgenstein dans ses carnets, cela ne nous renseigne pas tant sur ce qu’est le monde que sur la manière dont nous nous le représentons, le comprenons et, par conséquent, agissons sur lui. C’est en ce sens que j’interrogerai, dans ce qui va suivre la notion d’ontologie, la définissant simplement comme un discours sur l’être – pour ne pas dire un récit, une fiction, une ontofiction.
Dans une époque où des parenthèses se ferment et où d’autres peinent à s’ouvrir, la question des représentations est fondamentale. Le retour des imaginaires au premier plan5 en est un symptôme. Le retour de questionnements ontologiques dans les sciences humaines6 depuis plusieurs années en est une autre manifestation et, peut-être, une voie de formulation pour le présent qui vient. Cependant, si la philosophie a formulé les principes sur lesquels se sont élaborés nos sociétés, si les ingénieurs ont développé les techniques et technologies qui ont transformé le monde, si les scientifiques ont élaboré les principes qui ont forgé nos visions actuelles de l’univers, on ne peut que constater l’impasse dans laquelle ils nous ont aussi conduit. Loin de vouloir se passer de leurs compétences et domaines d’expertises respectifs, il est certainement important de créer des passerelles et des relations nouvelles qui puissent proposer de nouvelles ressources de formulation pour des représentations et des pratiques nouvelles des savoirs et des faires. Pour paraphraser Guattari, les poètes et les écrivains n’ont pas encore compris – ou n’assument pas encore – que La Recherche du temps perdu est une œuvre scientifique. Si l’une des conséquences de l’anthropocène est bien la remise en question de la place centrale de l’Homme dans le monde. Place qu’ont essayé de justifier et de lui donner les disciplines dont nous venons de parler. La fin de l’héliocentrisme, la théorie de l’évolution et, maintenant, l’anthropocène, finissent de projeter l’humain loin du centre d’un univers qu’il avait voulu à sa mesure et à son image et que la science moderne a longuement élaboré et argumenté. Peut-être le temps est-il venu d’étendre à nouveau le spectre du savoir au-delà de la seule rationalité ?
C’est dans cette perspective de remise en question de nos représentations que le Design a un rôle à jouer. C’est en cela que les designers peuvent être qualifiés d’ontonautes, de voyageurs de l’Être. Le Design, par ce qu’il implique comme représentations (temporelle, spatiale, corporelle, mémorielle, rituelle, matérielle, technique, sociale, etc.), n’est pas qu’un simple producteur d’objets ou de services. En travaillant sur les jeux de langage et les modes de vie, les grammaires des formes, des gestes et, plus généralement, des objets eux-mêmes, il façonne des imaginaires, des ontologies ou ce que nous avons appelé des « ontofictions » c’est-à-dire des narrations qui donnent à voir les possibilités de l’Être, les potentialités de l’Être et de ses représentations. C’est pourquoi, nous envisageons le Design comme une pratique « ontonautique » et le Designer comme un membre du corps des ontonautes, de ceux qui explorent les multiplicités de l’être et qui en expérimentent, prototypent et produisent les formes potentielles.
Dans le contexte de l’anthropocène, d’une décolonisation des savoirs opérés par l’anthropologie, et d’une nécessité de façonner de nouveaux imaginaires, représentations et ontologies, l’un des enjeux pour le design contemporain est donc de s’emparer de ces dimensions et d’en assumer la pratique. Dans cet article, nous nous proposons de formuler les éléments théoriques pour la mise en place d’une pratique à même de justifier la portée ontologique du Design contemporain. À savoir, sa capacité à produire de nouveaux cadres de représentations, de nouveaux imaginaires matériels, de nouveaux points de vue et de nouvelles perspectives. Cela conduisant, par conséquent, à la modification de nos comportements, de nos relations, de nos valeurs, etc.

1. Du design ontologique au corps des ontonautes

La première occurrence de l’expression « design ontologique » que nous avons rencontré se trouve dans un ouvrage d’Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. L’auteur interroge nos modes de vies et nos représentations et montre comment l’action politico-écologique s’élabore, tout d’abord, sur une ontologie – un discours sur l’Être. C’est-à-dire sur une représentation, une grammaire du monde. Pour Escobar, c’est à partir d’elle que se structurent et se déploient nos relations à nos environnements humains et non-humains et que se déploie notre vie dans sa dimension politique.

Si toute ontologie ou vision du monde engendre une vision et une pratique politique particulières, réciproquement, tout conflit politique renvoie à un ensemble de prémisses fondamentales sur ce que sont le monde, le réel et la vie, à une ontologie7.

Le point de vue d’Escobar défend l’idée selon laquelle les ontologies créent des mondes, c’est-à-dire des modes de vie, des environnements, des langages, des relations – et non pas des réalités objectives ou simplement matérielles8. Elles créent des mondes en s’incarnant comme dans le cas du mouvement zapatiste qu’il décrit. Mais l’on pourrait également parler des ZAD – ici, le roman Les furtifs d’Alain Damasio est riche d’enseignement et de proposition pour penser le déploiement d’ontologies alternatives à partir du modèle zadiste – ; ou bien de ces modes de vie et des langages existants entre humains et non-humains que décrit Eduardo Kohn dans Comment pensent les forêts ; ou encore de la façon dont Eduardo Viveiro de Castro, dans Métaphysiques cannibales, décrit l’ontologie perspectiviste dans laquelle les points de vue déterminent ce que sont les corps ; ou bien de la façon dont Axelle Grégoire, Alexandra Arène et Frédérique Aït-Touati s’emparent de l’outil cartographique pour modifier notre regard dans Terra Forma. Chacun de ces exemples montrent comment notre monde peut s’incarner – se fait chair – dans d’infinis variations et comment l’interaction par laquelle humain et monde émergent l’un de l’autre, l’un à l’autre, est onto-poiétique, créatrice des mondes communs ; comment elle fait passer les mondes du non-être à l’être, pour reprendre ici la définition platonicienne de la poiesis.
L’une des conséquences essentielles que tirera Escobar de son hypothèse est, justement, l’existence de plusieurs mondes. À l’inverse de l’ontologie universaliste – uni-mondiste devrait-on dire – que porte et promeut le monde occidental, qu’il appelle Monde-1, les exemples que nous venons de citer nous invite à promouvoir une vision pluriverselle. Pour reprendre ici le titre d’un livre de Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes. Entendons-nous bien, le point de vue d’Escobar n’est pas de remplacer l’ontologie occidentale par une ontologie zapatiste, c’est-à-dire de remplacer un universalisme par un autre. Bien au contraire, il s’agit pour lui de multiplier les ontologies et donc les visions, descriptions, pratiques, relations du monde et au monde.
Alors, il deviendrait possible d’adresser les questions qui se posent aux peuples humains et à leurs environnements à partir de plusieurs points de vue, de plusieurs ontologies qui, chacune à leur façon, propose des outils et des réponses adéquates. Pour le dire trivialement, quelle ontologie est la plus à même de décrire les conséquences concrètes de la fonte de la banquise : l’ontologie occidentale ou celle des peuples nordiques ? Quelle ontologie est la plus à même de décrire les enjeux humains et non-humains de la déforestation amazonienne, celles qui nous ont conduit à étendre les cultures extensives ou celles des peuples autochtones – de cette terre-là – qui co-habitent avec cet environnement forestier ? Quelle ontologie est la plus pertinente pour décrire une chaise, celle de l’arbre, de la forêt, ou celle de l’ébéniste ou du menuisier ?

Chaque type de présence au monde, chaque manière de s’y lier et d’en faire usage constitue un compromis spécifique entre des données de l’expérience sensible accessible à tous, mais interprétées différemment, et un mode d’agrégation des existants adaptés aux circonstances historiques, de sorte qu’aucun de ces compromis, pour digne d’admiration qu’ils soient parfois, n’est à même d’offrir une source d’enseignement adéquate à toutes les situations9.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici d’exclure une description au profit d’une autre, mais d’enrichir, de multiplier, d’hybrider les points de vue pour rendre compte de la complexité du monde d’une part, de la pluralité des modes de vies, d’autre part, et, enfin, d’offrir la plus large base possible d’outils et de pratiques pour répondre à la question de l’habitabilité du monde. Si la sixième face du cube kantien reste inaccessible à nos perceptions, il s’agit, justement, de multiplier les points de vue pour accéder à la description la plus complète en multipliant ses représentations et ses univers d’expressions. Quitte à transformer le cube en sphère, en tore, en poulpe ou en chameau. Peu importe si cela peut nous permettre d’inclure de nouvelles relations définissant ce que sont les mondes. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas nécessaire d’accéder à chacune des faces du cube pour le décrire hic et nunc. Dans certains cas, une face peut suffire, dans d’autres deux, trois, quatre. A la manière de Flatland, il s’agit de se projeter dans des points de vue autres pour offrir de nouvelles perspectives. Ou, un peu à la manière des mathématiques de René Thom, d’envisager la catastrophe, non pas comme l’achèvement d’un monde, mais comme un changement de forme, comme le processus par lequel un cercle peut être catastrophé en carré ou en triangle.

L’enjeu, c’est l’existence ininterrompue du plurivers, que les zapatistes décrivent comme « un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes »10.

Comme nous l’évoquions, la vision pluriverselle prend racine dans la pensée décoloniale et les enjeux écologiques. Ces deux questions soulèvent, en effet, les errements et contradictions d’une vision unique du monde. Sans remettre en cause les acquis de l’ontologie occidentale, ni les gains technologiques, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’adresser les problèmes qui se posent à nous à partir d’autres cadres de représentations que ceux qui ont conduit à leur existence – sans reprendre ici les théorèmes de Goëdel, on comprend aisément qu’il est nécessaire de sortir du cadre de référence qui a fait émerger les problèmes. Autrement dit, il y a une question que pose l’ontologie occidentale et à laquelle elle ne peut répondre que par ce qui a conduit à sa formulation et à sa réalité. C’est pourquoi il est nécessaire de produire de nouvelles ontologies, de produire de nouveaux mondes, de nouvelles représentations du monde et, par conséquent, de nouveaux comportements, de nouvelles politiques, etc. C’est ce qu’Escobar appelle « design pluriversel ».

Les impasses sociales, économiques et écologiques où nous nous trouvons signalent un défaut majeur et global de conception (design) du Monde-1. Il s’agit donc de reconcevoir nos façons de faire monde. Ce travail de préconception pour re-designer des mondes implique une forte dimension ontologique. Je propose d’appeler « design pluriversel » cette activité essentielle aux transitions, visant à créer le contexte technologique, social et écologique adapté au développement de multiples formes de connaissances et de mondes, humains comme non-humains, et ce dans une dynamique d’enrichissement mutuel11.

À la croisée des sciences humaines, de la philosophie, des sciences et des techniques, des savoirs et techniques autochtones, il y a un enjeu de « re-conception », de design des mondes, qui pointe ici le bout de son nez. Les méthodologies de conception, la recherche par le projet, le prototypage, les questions d’usages ou encore le design fiction et le design spéculatif apparaissent comme autant d’outils à même d’être utilisés dans ce contexte. Le design pluriversel propulse alors le design et les designers dans une dimension ontologique essentielle pour la transition et les transformations présentent et à venir.
L’une des conséquences concrètes pour le design est la fin de l’anthropocentrisme de ses enjeux de conceptions. Il ne s’agit plus de concevoir pour l’humain seulement, de faire du design d’usage ou d’expérience avec le seul prisme de l’humanité. Concevoir des mondes, c’est tenir compte de tout ce qui fait un monde : humains, non-humains, matières, formes, etc. tout doit composer un tissu à partir duquel un réel peut émerger. Le design d’usage, par exemple, doit s’interroger sur ses propres représentations et poser la question de l’usage du point de vue de l’objet lui-même, des matériaux qui le composent, de leur origine, etc. Le livre de Anna Tsing, Le Champignon de la fin du monde, dans les récits imbriqués dont il témoigne, est un exemple fascinant de ce que cela peut vouloir dire comme type de travail et de complexité à prendre en compte. La chaise n’est-elle pas un arbre comme les autres ? Voilà une autre formulation de ce point de vue. Le designer de l’anthropocène est celui qui cherche à étendre la question des usages, des fonctions, du beau, des matériaux, des relations, des scénarios, au-delà du seul référent humain et d’inventer de nouveaux référents hybrides et chimériques12. On se demande souvent ce que le capitalisme et la modernité ont fait à la « nature », mais il faudrait aussi s’interroger sur ce qu’ils ont fait aux objets et se souvenir des travaux d’Arendt, d’Adorno et d’Horkeimer, de Benjamin ou d’Anders, pour ne citer qu’eux.
Explorer ces plurivers, concevoir ces monde-2, monde-3, monde-n, incarner ces nouvelles ontologies et représentations dans des projets concrets d’objets, de modes de vie, d’innovations sociales, est ce que nous appelons l’ontonautique. Voyager dans l’être c’est prendre en charge la conception de multiples plurivers capables de tenir compte de visions alternatives du monde et des problèmes qui se posent à nous. Voilà une première façon d’agir grâce aux imaginaires développés par le design en tirant les conséquences du récit de l’anthropocène.
L’une des voies qui reste à explorer est évidemment celle qui passe par la conception et la fabrication d’objets. Je suis toujours frappé par l’absence des objets dans les solutions à envisager pour répondre aux défis de l’anthropocène. On s’interroge sur leur réemploie, leur recyclage, leur « eco-conception, sur notre frugalité, etc. Mais jamais sur la relation que nous entretenons à eux et qui est certainement à l’origine de ce qu’ils provoquent. Repenser notre cadre ontologique, reformuler des ontofictions, pratiquer l’ontonautique, c’est proposer des modifications à notre relation au monde et aux objets. Peut-être faudrait s’interroger sur la façon dont nous avons désenchanté les objets ou, comme je préfère le formuler, comment nous pourrions étendre la question du vivant aux objets mêmes13. Dans la suite de cet article il s’agira d’envisager le design et le designer comme diplomate humain dans le multivers des objets, comme traducteur humain du langage des objets. En effet, les objets ne sont pas simplement inertes ou fonctionnels. Ils induisent des comportements, des modes de vie, des relations de fabrication, de production, de réparation, d’occupation, de cohabitation, etc.
Traduire leur langage, c’est alors nous ouvrir à une compréhension renouvelée de ce qu’ils portent et à quoi nous ne portons plus attention. C’est, par exemple, comprendre les fibres du bois, les contraintes qu’elles nous imposent d’une part, mais aussi, l’histoire qu’elles racontent sur la croissance, le milieu, le terroir pourrait-on dire, dans lequel l’arbre s’est épanoui. C’est entrevoir les gestes par lesquels un objet est apparu et par lesquels nous prenons pleinement conscience de notre interaction avec la matière, la façon par laquelle nous dialoguons avec elle. Il y a peu de temps j’ai fait l’exercice de demander à des étudiants en design de me dire le nom des matériaux dont ils étaient entourés. J’ai eu comme réponse « du bois », « du métal », « du plastique », mais de quelle essence de bois s’agissait-il ? De quel type de métal ? De quel plastique ? Ils sont, sur ces points, restés muets. Pourtant, connaître l’essence d’un bois, c’est connaître – naître avec – toute une histoire de l’arbre jusqu’au plaquage ou à la planche débitée et assemblée. C’est connaître les chemins parcourus par des humains et des navires, des matériaux et des outils. Bref, c’est ouvrir un monde fait d’imbrications et que manifeste l’objet. C’est alors s’inscrire soi-même dans cette histoire et dans ce monde, plutôt qu’une logique de centrale, dont l’utilisateur serait le terme, c’est à une logique de rhizome qu’il s’agit de s’initier. Comme dans l’exemple du jeu de go que nous utilisions en introduction, ce n’est pas la fonction qui assigne une identité, mais plutôt un tissu, un ensemble de liens d’où émergent des formes de vie. Bettina Comte, l’une des jeunes designers dont je décrirai le travail par la suite a proposé une analogie intéressante entre l’archéologie et le design. En se projetant dans un futur lointain dont certains de nos objets auraient disparus, elle a envisagé le travail de l’archéologue sous l’angle du designer qui, face à un objet, un mode de vie, un cadre de représentation, des logiques d’appropriation oubliées, essayent de recomposer le tissu permettant de comprendre le monde qui émerge de cet objet.

2. Ontofiction et ontonautique

Depuis quelques siècles maintenant, la plus grande part de l’humanité s’est attelée à comprendre le monde sous l’angle d’une seule représentation. Cela a permis une mondialisation économique, technique, culturelle et une sorte d’unification des savoirs dont nous voyons les effets quotidiennement – unification qui n’est pas sans évoquer l’uniformisation que dénonçaient déjà à propos de l’industrie Ruskin ou Morris. Mais cela a également eu un effet de réduction du monde14. Comme l’a bien montré Bachelard dans La formation de l’esprit scientifique les disciplines scientifiques se sont constituées en réduisant leur champ d’intervention à ce qu’elles pouvaient modéliser mathématiquement ou, plus justement, quantitativement, et expliquer, excluant alors du spectre du savoir ce qui restait irréductible à la rationalité causale et numérique. Vilém Flusser ne dit pas autre chose dans sa Petite philosophie du design :

Tout est découpé en quanta. C’est pourquoi les nombres sont adaptés au monde, mais non pas les lettres. Le monde est calculable, mais il est indescriptible […] On a découpé les choses en petits cailloux (calculi) et attribué un nombre à chacun de ces « calculs ». Si le monde est fait de particules disséminées, ne serait-ce pas peut être une conséquence de notre manie comptable ? Pas du tout une découverte, mais une invention ? Découvrons-nous dans le monde ce que nous y avons-nous-mêmes injecté ? Peut-être le monde n’est-il calculable que parce que nous l’avons bricolé pour l’adapter à nos calculs. Ce ne sont pas les nombres qui correspondent à la nature du monde, c’est l’inverse : nous avons nous-mêmes accommodés le monde pour qu’il corresponde à notre mode calculateur. Ce sont là des idées inconfortables15.

Paradoxalement, l’ontologie unificatrice s’est déployée dans la conquête et l’exploration étendant le champ des possibles. Mais elle a aussi resserré le monde sur une seule vision. Cette unification et cette réduction se sont elles-mêmes construites sur une fragmentation, deuxième paradoxe. Enfin, si elle l’a unifiée d’un certain point de vue, elle l’a aussi appauvri. C’est peut-être là un autre sens du désenchantement décrit par Weber ? Le design, qui depuis les charges critiques de Ruskin contre l’industrie, les interrogations sur les conséquences de l’uniformisation du beau par William Morris et Gropius, ou, dans un autre style, la démonstration de l’obsolescence de l’homme face à la machine d’Anders, ne s’est-il pas, dès son origine, positionné comme discipline ontologique questionnant le désenchantement du monde et son unification ?
Si l’on poursuit le raisonnement de Flusser, on peut aller jusqu’à penser que nous avons designer le monde à notre main. Nous l’avons façonné pour notre usage. N’est-ce pas aussi, ce sur quoi nous alerte le récit de l’anthropocène et que le plurivers d’Escobar nous invite à dépasser ?

La théorie géométrique est un design que nous plaçons au fondement des phénomènes pour nous en rendre maîtres et bien les contrôler16.

Mais de quel design parlons-nous exactement ? Quelle attitude vis-à-vis du monde porte ce design numérique ? Là encore, Flusser est très clair :

La science occidentale est le fruit d’une certaine distance théorique qui se crée lorsqu’on adopte en face du monde des phénomènes une attitude de doute critique ; la forme orientale est celui d’un vécu concret très spécifique qui permet à l’homme et au monde de fusionner17.

C’est un design de mise à distance, de contemplation et d’observation. Tout comme le sujet moderne est à distance de lui-même, est un autre pour lui-même, le monde est l’altérité radicale produite par le vieux dualisme cartésien de la res cogitans dominant la res extensa. C’est un design de surplomb, de maîtrise, de contrôle et de pouvoir, un design qui tranche et qui sépare, qui fragmente, qui surveille et qui observe, un panopticon. À l’inverse, nous dit Flusser, le design « oriental » est un design de contact, de relations, d’ouvertures, de tissage et de fusion.

Alors qu’en Occident le design témoigne de l’intervention active de l’homme dans le monde, en Orient il exprime la façon qu’ont les hommes d’émerger hors du monde pour en faire l’expérience vécue18.

Pourtant, il ne s’agit pas de tomber dans une vision manichéenne du design du monde. Ni de passer d’une vision unificatrice à une vision duelle. Ni de faire la promotion d’une vision « orientale » contre une vision occidentale. Le projet d’élaboration d’ontofictions, d’une part, et d’une pratique ontonautique, d’autre part, a pour vocation de multiplier les mondes et les manières de faire les designs du monde. C’est plutôt à notre façon de toucher le monde que nous souhaiterions faire référence ici. Mais reconnaissons à Flusser de formuler l’hypothèse d’un design phénoménologique, fondée sur les expériences vécues plutôt que sur les théories, sur la chair du monde, plutôt que sa contemplation. L’ontonautique se rapproche ici de ce que Merleau-Ponty a formalisé dans l’expérience de la chair, c’est-à-dire cette expérience dans laquelle sujet et objet se confondent, cette expérience qui se trouve en amont de leur séparation. L’ontonautique est une pratique phénoménologique dont l’imaginaire matériel est un exemple. En effet, pour Bachelard, la matière et la réalité du monde n’ont de sens et de valeur qu’en raison des affectivités que nous leur associons. Le bois n’est pas chaleureux en raison de ses propriétés physiques, le regard de braise ne brûle pas d’un feu produit d’une réaction d’oxydation. Bref, le réel ne correspond pas à la réalité. Le réel est une réalité grosse de nos imaginaires. Le réel est le produit de ce que Bachelard appelle une phénoménologie primitive de l’affectivité. On comprend mieux alors ce que Flusser nous dit lorsqu’il écrit que le monde est calculable et indescriptible. Ce n’est pas, à proprement parler, le monde qui est indescriptible, c’est la réalité. Elle ne peut avoir de sens ou de signification pour nous en dehors des imaginaires et représentations que nous lui associons, à partir de laquelle nous la comprenons – cum prendere, prendre avec.
L’ontonautique c’est alors la tentative d’exploration de ces phénoménologies primitives de l’affectivité, de ces représentations premières qui façonnent les significations des matières, des formes, des relations que nous tissons. Les ontofictions sont les tentatives de traductions et de formulations de ces représentations premières dans d’autres représentations. Elles sont les récits, les enromancements, par lesquels il nous sera possible d’envisager d’autres mondes possibles.
Que font le design critique ou le design fiction si ce n’est de traduire dans le présent des potentialités non encore réalisées de la technique par exemple – ce que Ballard appelait un présent visionnaire ? Que sont les scénarios d’usage si ce n’est une tentative de traduction d’un déploiement potentiel de l’objet ou du service que l’on a designé, une projection et une mise en scène, un theatrum mundi ? Ce que nous voulons dire, c’est que le design pratique déjà l’ontofiction. Il sera ontologique et ontonautique lorsqu’il explorera, non pas seulement le champ anthropologique de la technique ou des usages, mais lorsqu’il investira aussi le récit des représentations qui nous permettent de qualifier la réalité, de qualifier les objets et les techniques, leurs usages et leurs potentialités au-delà des points de vue humains. Lorsqu’il envisagera, par exemple, la technique, non pas comme une preuve de notre humanité, mais bien comme l’expression de notre animalité. Ou encore, lorsqu’il interrogera le design d’objet sous l’angle de l’objet lui-même, plutôt que sous le seul spectre de l’utilisateur omnipotent. C’est d’un changement de regard dont il est question, d’une part, et d’un changement de pratique, d’autre part.
Nous le savons bien, le design qui produit des objets ou des services produits des modes de vie et des représentations du monde. Illich l’a montré à propos de l’automobile. Olivier Peyricot l’a énoncé de façon provocatrice lorsqu’il parle de design autoritaire. Flusser le formule ainsi :

Du point de vue de la bonté pure, il n’y a qu’une différence de degré entre le design élégant et amical d’une chaise et celui d’une fusée : dans l’un comme dans l’autre, le diable est aux aguets – parce que l’un et l’autre sont fonctionnels19.

Ainsi, il y a une pratique presque littéraire du design. Littéraire au sens de la construction de récits d’une part, et littéraire en tant que tentative de formulation et de description – voire même d’invention – d’un monde. On retrouve le pouvoir ontopoiétique du « Et si ? » littéraire décrit par Schutz dans son texte sur Don Quichotte. Précisons tout de même que la construction de récits n’est pas un simple « storytelling », ni qu’elle n’est accessible qu’au travers de la narration du langage20. Elle se déploie aussi bien dans le faire du designer que dans la figure d’un designer comme écrivain de science-fiction21, dans la théorie, comme dans la fabrication, dans la conception, comme dans la pratique. Le premier pas vers une telle ontonautique du design consiste donc à l’extraire du seul prisme anthropologique et à l’ouvrir à des exo-mentalités. Nous reprenons ici la proposition faite par Baptiste Morizot dans Les diplomates pour tisser de nouvelles relations avec le monde sauvage et nous proposons de la transposer à la question des objets :

Il s’agit alors de redéployer la symbolique cynocéphale, pour élaborer le personnage conceptuel du diplomate-garou, en mission diplomatique à la frontière avec le monde sauvage, capable d’une hétérophénoménologie : voir, penser, et communiquer avec une tête de loup, c’est-à-dire avec un mode de fonctionnement cognitif suivant d’assez près celui du loup. Le problème n’est pas de savoir si le loup possède une rationalité, mais de savoir si la rationalité humaine est assez plastique pour déchiffrer et traquer les opérations mentales d’exo-mentalités22.

Le diplomate-garou pourrait alors renvoyer ici à un diplomate-cyborg – mi-homme, mi-objet – faisant écho au texte fondateur de Donna Harraway, Le manifeste cyborg23. Ce diplomate-cyborg serait alors, si nous reprenons le texte de Morizot, en mission diplomatique à la frontière avec le monde des objets, capable de voir, penser et communiquer avec une « tête » d’objet, avec le mode de compréhension du monde des objets, des matériaux, des formes. Le problème n’est pas de savoir si l’objet possède une rationalité, mais plutôt de savoir si nous, humains, sommes assez plastiques pour déchiffrer et traquer les mentalités des objets, les vies des objets.

Il s’agit donc d’envisager le designer comme traducteur – à la manière dont François Jullien entend cette pratique, c’est-à-dire non pas comme la transposition d’un mot d’une langue dans un autre mot d’une autre langue, mais comme celui qui crée une passerelle entre deux univers, entre deux mondes, un écart et un entre – , et comme diplomate vis-à-vis de notre relation aux objets. Alors le designer-cyborg, certainement faudrait-il lui trouver un autre nom, pourrait incarner, comme le fait le diplomate garou, une hybridation, une chimère ontologique :

Ce n’est pas parce qu’elle n’existe pas que c’est une chimère, c’est parce qu’elle hybride plus que des corps d’humain et de loup, et plus que des perspectives - elle hybride des ontologies. C’est ce qui permet à la figure du garou de constituer un passeur ontologique vers une mise en question de notre naturalisme24.

Il y a saturation du monde par les objets, jusqu’en orbite géostationnaire, il est donc primordial de repenser notre relation aux objets, de leur redonner une valeur, c’est-à-dire une vie. En considérant le designer comme un intermédiaire, un traducteur, un diplomate-cyborg, un ontonaute, il devient possible de considérer les objets comme « êtres vivants non-biologiques », et de leur redonner un rôle politique actif. C’est à partir de ce nouveau dialogue, qu’il devient envisageable de reformuler nos relations aux objets (usages, conceptions, fabrications, valorisations, etc.) dans de nouveaux imaginaires assis sur de nouveaux cadres ontologiques.

3. Expériences et récits des ontonautes

Une fois posés le cadre théorique pour un design à vocation ontologique et la possibilité d’une pratique ontonautique, la question se pose de savoir ce que cela peut signifier concrètement. Pour illustrer les pistes et les directions dans lesquelles le design peut alors s’exprimer, nous allons suivre les projets de quatre designers. Nous aurions pu choisir des designers plus reconnus, comme Isabelle Daëron et ses Topiques, ou encore Jean-Simon Roch et ses objets animés, mais nous faisons le choix délibéré de laisser la part belle à une génération de designers en train d’éclore et qui porte, parfois sans le savoir, les promesses d’une exploration des formes de l’être.

3.1. L’ontonautique du pré-objet

La première d’entre eux est Théa Brion, diplomée du MS CTC il y a deux ans, elle a choisi d’interroger le statut de l’objet lui-même et la façon dont il nous apparaît, dont il apparaît au monde. Son projet est intitulé le Préobjet25. La méthode qu’elle a développée questionne les imaginaires et les représentations que nous mobilisons dans l’appréhension de ce que c’est qu’être un objet et les synchronicités qui président à son apparition. Mais plutôt que de nous montrer l’objet en train de se faire, elle nous présente des pré-objets. Des êtres qui se situent en amont de l’apparition de l’objet et qui en dévoile comme les prémices, de premiers développements. Ce sont des organes préhenseurs, des défonces, des surfaces polies qui laissent présager alors de la naissance d’un objet. On s’interroge traditionnellement sur la façon dont l’objet apparaît, une fois qu’il est fini, conçu, fabriqué, utilisé. Mais que se passe-t-il juste avant ? Que se passe-t-il si l’on s’interroge sur l’objet avant l’objet, sur le pré-objet ? C’est ce que cette designer a cherché à montrer dans son travail, questionnant les formes, les associations, les éléments, la grammaire et le vocabulaire qui font objet. En interrogeant les bases grammaticales de la conception, Théa Brion nous propose de nous interroger sur les cadres ontologiques qui président à l’apparition, à la création, à la poïétique de l’objet, à son passage, pour reprendre la définition platonicienne, du non-être à l’être. Ainsi, elle ouvre un champ de recherche fascinant pour le développement d’une ontonautique de la création, d’une onto-poïétique. Et elle nous montre une sorte d’anatomie des objets qui nous les présentent comme des êtres vivants qui, à mesure que leur gestation progresse, vont se définir en tant que tel. Mais cela laisse alors présager des combinaisons, des hybridations, des chimères.

© Théa Brion
Figure 1. Théa Brion.

3.2 L’ontonautique d’hybridation

La deuxième pratique dont nous allons parler est celle de Bettina Comte. Son projet26, le Bois bavard, consiste à développer des objets hybrides, un peu sur le modèle du diplomate garou dont nous avons discuté plus haut. Hybrides de deux régimes d’existence différents, mais reliés par une coexistence territoriale – au sens de la chôra de Berque, le lieu d’où l’on est originaire. Ainsi, elle convoque dans une démarche ludique des savoir-faire traditionnels bretons, des formes folkloriques et typiques, d’une part, et des êtres vivants, leurs formes et leur « mode de vie » inscrit dans l’environnement, d’autre part. À partir de là, elle crée des personnages dans lesquels on peut reconnaître les formes culturelles et naturelles s’entremêler et donner vie à l’être en question. Cette hybridation, qui peut paraître hors de propos, ou simplement amusante et légère, questionne, encore une fois,le statut ontologique des objets et les définitions traditionnelles que nous en donnons. En effet, on peut se demander devant eux s’il ne serait pas possible d’étendre le domaine du vivant aux objets eux-mêmes ? Si le lien territorial ne construit pas un réseau de relations qui, sur le modèle de l’hypothèse Gaïa ou des travaux de Margulis, permet d’entrevoir le vivant à une autre échelle d’espace et de temps. Ne faudrait-il pas, alors, créer une catégorie d’êtres vivants non-biologiques ou, tout au moins, capable d’intégrer dans une même définition des êtres biologiques et d’autres qui ne le sont pas mais qui interagissent avec eux ? Il y a, bien sûr, la dimension immatérielle des objets qui pourrait en être un substrat, les cultures, les comportements qu’ils véhiculent, les imaginaires dont ils sont les vases pour reprendre l’expression de Baudrillard. Mais le travail de Bettina Comte propose d’entrevoir quelque chose d’autre, niché au fond de la matérialité même des objets et des relations que celle-ci tisse au contact d’autres êtres matériels, nous dévoilant alors que l’immatériel et le matériel sont peut-être, elles aussi, des catégories réductrices qui ne permettent pas de décrire le réel dans sa complexité. Ainsi, elle nous propose de nous confronter à des êtres entre deux mondes et incarne ces notions que sont l’écart et l’entre telle que les a définis François Jullien. Des êtres doués d’une personnalité et inscrits dans une forme commune, des objets vivants. En explorant les frontières du naturel et du culturel, elle propose, elle aussi, une démarche ontonautique riche de potentialités pour repenser nos relations aux objets et aux vivants en dépassant la catégorie de la frontière par celle de la relation et du rhizome.

© Bettina Comte
Figure 2. Bettina Comte.

© Bettina Comte
Figure 3. Bettina Comte.

3.3 La grammaire ontonautique

Le troisième exemple que nous souhaiterions développer est celui du diplôme de Romain Coulon, soutenu le 8 avril 2021 à l’ENSCI les ateliers et intitulé En forme d’équilibre, à la recherche de formes équilibrées. Le sujet de ce projet de diplôme portait sur l’équilibre. En travaillant cette notion d’un point de vue formel, matériel et constructif, Romain Coulon nous a présenté un vocabulaire et une grammaire d’une richesse incroyable ouvrant d’infinies possibilités de recherche et de déploiement. Sans jamais produire un objet fonctionnel ou évoquant un usage, il nous présente pourtant des êtres qui, par leurs jeux d’équilibre, s’animent en tant qu’objets. On peut évidemment penser aux mobiles, aux jeux éducatifs, mais là n’est pas le propos de ce projet. En s’interrogeant sur l’équilibre comme grammaire, le designer ouvre des possibilités de compréhension de nos représentations de l’équilibre d’une part, et de la façon dont l’équilibre est, elle aussi, une catégorie ontologique, un outil de compréhension et de représentation des choses. Ou comment l’équilibre participe de la détermination de certains caractères de l’Être. Il est d’ailleurs intéressant de noter que certains des objets présentés étaient nommés en fonction de leur comportement d’équilibre comme si l’équilibre lui-même leur insufflait une âme, un souffle. Cela n’est pas sans rappeler les œuvres de Papier Machine ou encore de Jean-Simon Roch déjà cité.

3.4 Le regard ontonautique

Le quatrième et dernier exemple que nous souhaiterions développer est celui du projet développé par Léone-Alix Mazaud, intitulé Lubrizopolis27. Il s’agissait ici de se mettre dans la peau d’un hérisson et de parcourir les rues de Paris. Par la production d’objets reproduisant les griffes du hérisson, d’un film réalisé de son point de vue et d’un ensemble d’objectifs à remplir via une application smartphone, ce projet nous proposait de faire une expérience presque perspectiviste au sens où la définit Viveiro de Castro. C’est-à-dire de comprendre le monde à partir de la perspective du hérisson, d’habiter le corps du hérisson. Comme le montre Viveiro de Castro, l’ontologie amérindienne ne fait pas de différence d’âme entre les êtres du monde, mais une différence matérielle. Ce sont les corps qui définissent nos points de vue. L’exemple du projet développé par Léone-Alix Mazaud est une parfaite illustration de ce que cela peut vouloir dire transposé dans un projet de design. Et ce que cela peut renouveler en termes de design d’expérience. On pense aussi au jeu Zelda Twilight Princess, dans lequel Link, le personnage principal est tantôt anthropomorphe, tantôt cynomorphe. Chacune de ses incarnations lui donnant accès à différentes capacités, perceptions et représentations du monde.

© Léone-Alix Mazaud
Figure 4. Léone-Alix Mazaud.

© Léone-Alix Mazaud
Figure 5. Léone-Alix Mazaud.

Ces quatre exemples de projets de designer esquissent des premiers champs de recherche pour une pratique ontonautique du design : l’ontonautique de l’apparition ou de la création, qui interroge les modes d’existences ; l’ontonautique d’hybridation, qui explorent les frontières et les rencontres entre ontologies ; la grammaire ontonautique, qui navigue dans les représentations et les imaginaires ; et le regard ontonautique, qui explore les promesses du perspectivisme. Encore une fois cette liste n’a pas vocation à être exhaustive et on pourrait y ajouter la démarche égyptologique du Proust de la Recherche, la recherche du sacré dans la vie quotidienne de Leiris, l’étude et la documentation des modes d’existences de Souriau, ou encore, l’analyse des imaginaires matériels de Bachelard. Enfin, il ne s’agit pas de limiter l’ontonautique au design, ainsi, les artisans d’art, par la relation particulière qu’ils tissent aux matériaux, proposent, eux aussi, une démarche ontonautique. Ils ouvrent des perceptions et des mondes, nous permettant de requalifier le réel de façon plus étendue28.

Conclusion

Dans cet article, nous avons essayé d’esquisser les fondements théoriques et pratiques d’un design ontologique, c’est-à-dire d’un design dont la vocation est une re-conception des mondes. Puis nous nous sommes attelés à montrer comment ce design pouvait se faire pratique de conception au travers de la définition de l’ontonautique, l’exploration des potentialités de l’être. Enfin, nous avons donné quatre exemples de projet récemment réalisés qui montrent, selon nous, comment le design peut s’emparer de ces questions et comment il le fait avec ses propres outils. Cette recherche n’est évidemment pas exhaustive et appellera d’autres développements. C’est ce que nous espérons pouvoir conduire avec Axelle Grégoire dans un prochain récit des ontonautes et au travers d’une exposition incarnant la base, les méthodologies et les projets du corps des ontonautes.

Bibliographie

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• Baudrillard, Jean, Simulacres et simulation [1981], Paris, éditions Galilée, 2019.

• Bayard, Pierre, Il existe d’autres mondes, Paris, éditions de Minuit, 2014.

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• Escobar, Arturo, Sentir-penser avec la terre, Paris, éditions du Seuil, 2018

• Flusser, Vilém, Petite philosophie du design, Paris, éditions Circé, 2002.

• Fouillet, Aurélien, L’Empire Ludique, Comment le monde devient (enfin) un jeu ?, Paris, éditions François Bourin, 2014.

• Fouillet, Aurélien, Détours vers le futur. Des muses et des zombies, Montréal, éditions Liber, 2019.

• Fouillet, Aurélien, Noé Duchaufour-Lawrence, Paris, éditions Dis voir, 2021.

• Fouillet, Aurélien, La vie des objets. Les métiers d’art une pratique écosophique. Les Ontonautes I*, Paris, éditions Ateliers d’Art de France, à paraître en septembre 2021.

• Fouillet, Aurélien ; Grégoire, Axelle, « Esquisse d’une méthode d’élaboration des ontofictions », dans Sociétés, n°148, 2020/2, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2019.

• Flusser, Vilém, Petite philosophie du design, Paris, éditions Circé, 2002.

• Francastel, Pierre, Art et Technique [1956], Paris, éditions Gallimard, coll. Tel, 2014 (1956).

• Geel, Catherine, Les grands textes du design, Paris, éditions du Regard, 2019.

• Grégoire, Axelle ; Arène, Alexandra ; Aït Touati, Frédérique, Terra Forma. Manuel de cartographie potentielle, Paris, éditions B42, 2019.

• Gropius, Walter, Architecture et société [1995], Paris, éditions du Linteau, 2014.

• Harman, Graham, L’objet quadruple. Une métaphysique des choses après Heidegger, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

• Haraway, Donna, Manifeste cyborg [2007], Paris, éditions Exils, 2019.

• Heidegger, Martin, Essais et conférences [1954], Paris, éditions Gallimard, coll. Tel, 2004.

• Lapoujade, David, L’altération des mondes. Versions de Philipp K. Dick, Paris, éditions De Minuit, 2021.

• Leroi-Gourhan, André, Le Geste et la parole [1964], 2 tomes, Paris, éditions Albin Michel, 2004.

• Margulis, Lynn, ; Sagan, Dorion, L’Univers bactériel [1986], Paris, éditions Seuil, coll. Points, 2002.

• Midal, Alexandra, Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, éditions Pocket, 2009.

• Moles, Abraham, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur [1976], Paris, éditions Pocket, 2016.

• Morizot, Baptiste, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, éditions Wildproject, 2016.

• Morton, Timothy, Hyperobjets. Philosophie et écologie après la fin du monde, Paris, éditions Cité du Design, 2018.

• Roger, Alain, Court traité du paysage [1997], Paris, éditions Gallimard, coll. Folio, 2017.

• Rosset, Clément, Le réel et son double [1976], Paris, éditions Gallimard, coll. Folio, 2002.

• Stepanoff, Charles, Voyager dans l’invisible. Techniques chamanismes de l’imagination, Paris, éditions La découverte, 2019.

Crédits et légendes

Figure 1. Théa Brion.
© Théa Brion.

Figure 2. Bettina Comte.
© Bettina Comte.

Figure 3. Bettina Comte.
© Bettina Comte.

Figure 4. Léone-Alix Mazaud.
© Léone-Alix Mazaud.

Figure 5. Léone-Alix Mazaud.
© Léone-Alix Mazaud.


  1. Lyotard, Jean-François, La condition postmoderne, Paris, éditions de minuit, 1979. 

  2. Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, éditions Gallimard, 1966. 

  3. Wittgenstein, Ludwig, Recherches philosophiques, Paris, éditions Gallimard, 2005. 

  4. Fouillet, Aurélien, L’Empire ludique. Comment le monde devient (enfin) un jeu ?, Paris, éditions François Bourin, 2014.  

  5. Cf. Le numéro de Socialter, « Le réveil des imaginaires », n°8, 2020 et surtout je renvoie aux travaux de Gaston Bachelard sur les imaginations matériels et de Gilbert Durand et du Centre de Recherche sur l’Imaginaire (fondé en 1966), ainsi qu’aux travaux précurseurs, en la matière, du Centre d’études sur l’Actuel et le Quotidien (depuis les années 80) et aux dix numéros des Cahiers Européens de l’Imaginaire.  

  6. On peut citer, sans aucune exhaustivité, les travaux de Descola, de Viveiros de Castro ou encore d’Escobar et de Latour par exemple.  

  7. Escobar, Arturo, Sentir-penser avec la terre, Paris, éditions du Seuil, 2018, pp. 25 à 26. 

  8. Nous entendons donc la notion de monde, non pas en son sens physique ou objectivable, mais bien comme quelque chose dans lequel on est inscrit et auquel l’on ne peut accéder qu’au travers d’une grammaire. Grammaire qui peut tout aussi bien mobiliser des éléments d’abstraction, comme les nombres, que des éléments concrets, comme le corps et les perceptions. En cela, nous adoptons, d’une certaine manière, une attitude phénoménologique. 

  9. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, éditions Gallimard, 2009 (2005), p. 364.  

  10. Escobar, Arturo, op.cit., p. 76. 

  11. Ibid., p. 164. 

  12. Cf. Fouillet, Aurélien ; Grégoire, Axelle, « Esquisse d’une méthode d’élaboration des ontofictions », dans Sociétés, n°148, 2020/2, De Boeck Supérieur et plus particulièrement la transposition de l’ontologie des anciens nahua pour proposer d’autres dimensions à la description et à la conception d’objets et aussi le livre de Grégoire, Axelle ; Arène, Alexandra ; Aït Touati, Frédérique, Terra Forma. Manuel de cartographie potentielle, Paris, éditions B42, 2019. 

  13. Cf. Fouillet, Aurélien, La vie des objets. Les métiers d’art une pratique écosophique. Ontonautes I, Paris, éditions Atelier d’art de France, à paraître en septembre 2021. 

  14. À ce propos Une histoire humaine de la nature de Serge Moscovici et le célèbre Par-delà nature et culture de Philippe Descola. 

  15. Flusser, Vilém, Petite philosophie du design, Paris, éditions Circé, 2002, pp. 53-54. 

  16. Ibid., p. 15. 

  17. Ibid., p. 23. 

  18. Ibid., p. 24. 

  19. Ibid., p. 40.  

  20. Cf. Fouillet, Aurélien, Détours vers le futur. Des muses et des zombies, Montréal, édtions Liber, 2019 et aussi, La vie des objets. Les métiers d’art une écosophie pratique. Ontonautes I, Paris, éditions Ateliers d’art de France, à paraître en 2021. 

  21. Cf. Déléage, Pierre, L’Autre-mental, portrait de l’anthropologue en écrivain de science-fiction, Paris, éditions La découverte, 2020. 

  22. Morizot, Baptiste, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, éditions Wildproject, 2016, p. 35. 

  23. « Le cyborg est un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant, créature de la réalité sociale comme personnage de roman. La réalité sociale est le vécu des relations, notre construction politique la plus importante, une fiction qui change le monde. » dans Donna Haraway, Manifeste cyborg* [2007], éditions Exils, 2019, p. 30. 

  24. Morizot, Baptiste, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, éditions Wildproject, 2016, p. 36. 

  25. Cf. Le site de l’ENSCI où Théa Brion décrit son projet comme suit : « Le préobjet naît de son contexte d’affluence, entre l’influence de nos produits et de nos milieux. Mais ne vous trompez pas, il n’est pas un semi-produit ou un produit décoratif. Il se joue plutôt de l’avant de son produit, de son usage et de ses représentations. Il est davantage l’objet de nouvelles relations de conception, de visualisation et de production. Il forme une attention particulière à ce qu’il y a autour de lui et se portera bientôt à votre regard. » [en ligne] https://formation-continue.ensci.com/galerie/projets-ms-ctc/projet?tx_news_pi1%5Baction%5D=detail&tx_news_pi1%5Bcontroller%5D=News&tx_news_pi1%5Bnews%5D=32215&cHash=03ea10bb73fa984a4f01452890aab7ac 

  26. Cf. Le site de l’ENSCI, où Bettina Comte décrit son projet comme suit : « Le Bois bavard est un jeu de piste situé dans le Morbihan, en Bretagne. Le jeu propose d’aller à la rencontre de 7 étranges habitants des bois. Attention, ceux-ci ne sont pas faciles à trouver, mais ils ne sont ni timides ni farouches. Ils ont d’ailleurs toujours quelque chose à raconter. Nos amis ne connaissent pas la langue de Molière. Ils ne vous parleront qu’en breton. Pas d’inquiétude pour autant, car votre téléphone sera votre guide et votre traducteur. » 

  27. Cf. le site de l’ENSCI, où la designer définit son projet comme suit : « À travers une série d’expérimentations, le projet Lubrizopolis propose d’explorer plusieurs déclinaisons de la procédure esquissée dans le mémoire éponyme. Il valorise une expérience sensible de la ville via des dispositifs physiques et numériques qui proposent à ses habitants et usagers des cadres d’interaction performatifs pour s’approprier et modeler l’espace-temps urbain. Le matériau ville, collecté sous la forme de données et traduit plastiquement à l’aide du “Lubrizo”, devient manipulable et tangible. Le projet souhaite ainsi nous aider à retrouver une surface sensible et un rapport plus spontané et ludique avec notre milieu urbain. Il questionne nos modes de représentation et pratiques habituels de la ville, en amenant un décalage propre à provoquer le déploiement des imaginaires. » [en ligne] <https://formation-continue.ensci.com/galerie/projets-ms-ctc/projet tx_news_pi1%5Baction%5D=detail&tx_news_pi1%5Bcontroller%5D=News&tx_news_pi1%5Bnews%5D=32211&cHash=5e500348581a1ca549951a7c31b7e639> 

  28. Cf. Fouillet, Aurélien, La vie des objets, les métiers d’art une écosophie pratique, les ontonautes I, Paris, éditions Ateliers d’art de France, à paraître en septembre 2021.