Dehors, l'école...
Manola Antonioli, Christophe Laurens

Manola Antonioli
Professeur de philosophie à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris La Villette

Christophe Laurens
Architecte, paysagiste, co-fondateur du DSAA « Alternatives urbaines » (Vitry-sur-Seine)

Résumé
L’article se propose d’explorer la dimension anthropologique de l’éducation telle qu’analysée par Tim Ingold dans l’ouvrage L’anthropologie comme éducation, où celui-ci affirme que la salle de classe ne doit jamais se réduire à un lieu de simple transmission de contenu mais doit rester, ou devenir, un lieu où l’on « donne un sens à sa vie1 », avec les autres. C’est dans cette sortie de l’école que se dessine le métier de designer/concepteur si l’on accepte de le définir comme une capacité d’attention, de lecture et de transformation du support matériel de nos vies.

Abstract
This article explores the anthropological dimension of education as analysed by Tim Ingold in Anthropology as Education, where he states that the classroom must never be reduced to a place of simple transmission of content but must remain, or become, a place where we « give meaning to our lives », with others. It is in this exit from school that the profession of designer/conceptor takes shape, if we agree to define it as a capacity for attention, reading and transformation of the material support of our lives.

L’humanité et la biosphère ont partie liée, et l’avenir de l’une et l’autre est également tributaire de la mécanosphère qui les enveloppe. C’est dire qu’on ne peut espérer recomposer une terre humainement habitable sans la réinvention des finalités économiques et productives, des agencements urbains, des pratiques sociales, culturelles, artistiques et mentales.
Félix Guattari, « Pratiques écosophiques et restauration de la Cité subjective »

Pratiques écosophiques

Notre proposition concerne la restauration des écosystèmes et des relations sociales à travers la conception d’écoles et d’ateliers alternatifs « hors les murs » et la présentation de quelques pratiques pédagogiques en cours. Il ne s’agit pas pour nous d’explorer les voies – à notre avis inopérantes – d’une « ingénierie réparatrice » insuffisamment holistique, mais d’associer le souci de la restauration des écosystèmes naturels à celui du soin et de l’attention portés à l’écologie des relations (à la fois interhumaines et entre les humains et les milieux), suivant la définition de l’écosophie que Félix Guattari en donne dans le texte cité en exergue : « Une telle concaténation de l’écologie environnementale, de l’écologie scientifique, de l’écologie économique, de l’écologie urbaine et des écologies sociales et mentales, je l’ai baptisée : écosophie ». Le 4 juin 1992, dans un article paru dans Le Monde2, Guattari insistait explicitement sur la nécessité de prendre en compte parmi les espèces menacées non seulement les espèces animales, végétales ou les paysages naturels, mais également des espèces culturelles, morales ou existentielles, dimensions qui toutes traversent le champ de l’éducation et des apprentissages.
Dans cette perspective, les « milieux » dont il s’agit de prendre soin sont multiples et ne se réduisent pas aux écosystèmes naturels. Par ailleurs, l’ancienne distinction entre milieux « naturels » et milieux « artificiels » est devenue totalement caduque, car tous les milieux sont désormais anthropisés. Dans le chapitre de Par-delà nature et culture consacré à la distinction et la proximité entre « Le sauvage et le domestique3 », Philippe Descola montre que même dans le milieu de la forêt amazonienne, que nous sommes habitués à considérer comme l’un des derniers territoires « vierges » de la planète, l’intervention humaine se manifeste par une modification constante de l’environnement (une « anthropisation indirecte de l’écosystème forestier4 ») qui transforme incessamment la forêt en jardin, en exerçant une influence constante sur la distribution et la reproduction des plantes sauvages. Les humains qui habitent la forêt la « cultivent » sans l’aménager, en laissant des traces quasi imperceptibles et néanmoins persistantes dans l’organisation de leurs paysages, de façon nomade et éphémère. Symétriquement, même dans des contextes hyperurbains et dans les « villes des flux » techniques et financiers, les espaces bâtis et les infrastructures sont encore traversés par des dimensions géographiques, atmosphériques, par des présences végétales, animales et humaines qui persistent à « faire milieu » et dont il s’agit aujourd’hui de revitaliser et préserver le tissu relationnel qui les relie.

1. L’école en tant que milieu ouvert

Il n'y a aucune raison de penser que l'enseignement et l’apprentissage ne soient pas eux aussi concernés par la nécessité globale de recomposer des milieux relationnels. On constate une pressante nécessité d’apprendre, d’enseigner et de chercher selon d’autres modalités capables de prendre soin des milieux, de tous les êtres et des pensées qui les habitent. Les salles de classe ou les amphithéâtres des universités sont des lieux bien concrets, dotés de coordonnées spatio-temporelles propres, supports matériels de la vie des enseignants et des étudiants, toujours situés dans un contexte culturel, géo-historique et technico-administratif très concret. Si l'on veut bien considérer qu’enseigner, chercher et apprendre, ce sont aussi des manières d'habiter la Terre, ces choses triviales que sont la matérialité des lieux, la texture du temps, la qualité de la lumière ou celle des relations peuvent redevenir très importantes ; car elles sont en quelque sorte les conditions atmosphériques de ces vies consacrées à la pensée et à la pédagogie, c'est-à-dire le milieu même dans lequel se déroulent ces travaux et ces discussions. Dès lors, prêter attention à la manière dont l'ensemble de ces conditions s’articulent et se répondent n’est ni plus ni moins qu’une manière de se réinstaller dans ce monde anthropisé, trop anthropisé. Risquer l'école ou l’enseignement hors les murs c'est une tentative de réinscrire l'enseignement et la recherche dans le monde vivant ; ou autrement dit, dans le monde tout court. Cela engage parfois à se tenir dehors, sous la pluie, mais cette position hors les murs constitue surtout une réponse, ou une alternative, à une modernité qui s'acharne, malgré toutes les alertes, à vouloir travailler et penser hors du monde. Dans l’ouvrage L’anthropologie comme éducation5, l’anthropologue Tim Ingold affirme que la salle de classe ne doit jamais se réduire à un lieu de simple transmission de contenus, mais qu’elle doit rester, ou redevenir, un lieu où l’on « donne un sens à sa vie6 », avec les autres. L’éducation, selon Ingold, n’est pas stable mais évolutive, elle consiste à ouvrir aux choses plutôt qu’à absorber des connaissances. C’est dans cette sortie de l’école entendue comme milieu fermé et lieu d’exercices qui ne se transforment pas en expérimentations, lieu qui n’a pas de souci d’articulation avec le monde extérieur, que se dessine le métier de designer/concepteur si l’on accepte de le définir comme une capacité d’attention, de lecture et de transformation du support matériel de nos vies.
On peut imaginer plusieurs modalités pour réinstaller l’enseignement et l’apprentissage dans le monde par le soin apporté aux lieux et aux atmosphères avec lesquels ils se pratiquent, en renégociant les frontières entre le dedans et le dehors, tout comme les peuples horticulteurs de la forêt amazonienne instaurent dans un continuum sans discontinuité les frontières entre la nature et la culture, la forêt et le jardin, les plantes et les animaux domestiqués et le monde sauvage. Déjà dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique de 1791, Condorcet proposait que l’école publique associe à l’instruction puisée dans les livres « celle que l'on peut trouver dans les cabinets d'histoire naturelle et de machines, ou dans les jardins de botanique, établis dans chaque chef-lieu7 ». Il proposait ainsi un modèle d’instruction populaire ancré dans les savoirs et savoir-faire locaux (à la fois les machines, les jardins de botaniques, les arts et les manufactures) qui se déroulerait dans des cabinets d’histoire naturelle ouverts certains jours à l’ensemble des habitants. Les connaissances transmises ne se conforment donc pas dans cette perspective à un modèle abstrait de savoir universel, valable en tout lieu, mais elles visent à s’insérer dans la continuité avec la culture locale et les savoirs vernaculaires. Condorcet conçoit ainsi un modèle d’éducation situé, voire sensible à l’influence des variations atmosphériques, à l’épaisseur de la géographie, aux « signes naturels » qui émanent du monde. Avant que l’école républicaine ne s’enferme dans des murs – suivant un modèle disciplinaire et carcéral – la direction esquissée par Condorcet imagine une école du dehors, un modèle d’éducation populaire, qui ne sépare pas les machines des plantes et la théorie de la pratique. Le cœur de ce projet pédagogique consiste à « enseigner les moyens de s’instruire soi-même par l’observation », dans un modèle d’éducation à l’autonomie en milieu ouvert.

2. Construire des passerelles entre le dedans et le dehors

Après l’effervescence des réflexions autour d’une école égalitaire et populaire, installée dans le monde, le modèle de l’école républicaine se stabilise progressivement autour d’une école de type « disciplinaire », avec des programmes d’apprentissages nationaux qui ne tiennent plus compte (comme le proposait Condorcet) des particularités, des « atmosphères » locales et des savoirs vernaculaires, confiée à un « corps » de fonctionnaires spécialisés (les instituteurs). Les savoirs transmis finissent donc par être séparés à la fois des échanges avec l’environnement naturel et de ceux avec les savoir-faire techniques et artisanaux, pour aboutir à des formes d’apprentissages abstraites et séparées de toute forme de matérialité. Néanmoins, ont été poursuivies en dehors de ce modèle toutes sortes d’expérimentations pédagogiques (notamment dans le domaine des arts, du design, de l’architecture et du paysage) qui essaient d’instituer des passerelles entre le « dedans » du milieu scolaire (en tant que milieu spécialisé et fermé) et les différentes formes du « dehors ».
À titre d’exemple d’une expérience de déterritorialisation radicale dans le dehors de la nature, on peut évoquer l’étonnement dont témoigne le bioacousticien, compositeur et interprète Bernie Krause8, formé dans les meilleures écoles de musique des États-Unis, lorsqu’il est confronté en 1971 à la manière dont la tribu amérindienne des « Nez-percés9 » entend, comprend et fabrique la musique. En effectuant des recherches sonores pour un album en préparation, Krause se rend sur le territoire de ces amérindiens où il rencontre Elizabeth Wilson, 91 ans, et son fils Angus. Lorsqu’il explique qu’il est musicien et qu’il prépare un album dans lequel il voudrait intégrer des sons, des chants et des histoires de leur tribu (jamais enregistrés auparavant) ses interlocuteurs n’hésitent pas à lui objecter que, malgré ses prétendues compétences techniques, « il ne connaît rien à la musique ». Le compositeur décide donc de s’initier à l’expérience musicale des Nez-percés, et accepte de suivre Angus au bord d’un lac. Assis là, dans l’herbe, il lui faut faire preuve de patience jusqu’à ce que le vent qui descend le long de la rivière arrive sur la berge du lac et s’engouffre dans les roseaux qui sont autour de lui. Il entend alors un son étrange et musical qui ressemble à celui d’un orgue, sans comprendre immédiatement, ni d’où vient ce son, ni ce qui le produit. C’est quand il voit une série de roseaux sectionnés qu’il commence à comprendre. Angus choisit alors l’un des roseaux, le coupe, y fait quelques trous et commence à jouer de la flute ; immédiatement Bernie Krause refait le lien entre tous les instruments à vent qu’il connaît et ce son purement naturel produit par le passage du vent dans les roseaux. Le savoir musical acquis dans des lieux spécialisés destinés à l’apprentissage et à l’enseignement de la musique est ainsi soudainement confronté à une origine extérieure et oubliée des sons. Mais à partir de cette initiation à la musique, ou plus exactement de cette expérience paysagère et sensorielle complète au cours de laquelle il pourra écouter, voir et sentir une musique initiale, Bernie Krause va comprendre l’étendue du nouveau champ de recherche qui s’ouvre à lui. Il commence alors à imaginer que ce qu’il appelle encore la musique pourrait, en se rappelant de ses « sources naturelles », s’étendre considérablement et reprendre lien avec les paysages. Formé dans les écoles de musique savante, pionnier de la musique électronique et compositeur de musique de films, c’est finalement en se laissant guider par Angus au bord du lac Wallowa pour écouter le vent siffler dans les herbes, que Bernie Krause parviendra à redéployer son art. C’est avec cet indien Nimlipuu et sur cette berge herbeuse, par moins dix degrés, qu’il va commencer à entendre le monde autrement et tenter de déchiffrer l’écologie sonore des paysages. Il passera désormais la plupart de son temps dehors, hors des studios, pour tenter de repenser ce lien oublié entre la terre et la musique. On lui doit aujourd’hui plus de 4500 heures d’enregistrement de musique de la nature dans lesquelles se trouve la mémoire de la subtile et fragile géophonie et biophonie d’une multitude de paysages terrestres que l’on commence à peine à déchiffrer.
En un sens opposé et néanmoins complémentaire à ces tentatives de retrouver les sources de l’apprentissage en milieu naturel, on assiste depuis une vingtaine d’années à un regain d’intérêt pour une redécouverte de l’éducation technique et la création d’ateliers de fabrication en milieu urbain, dans le prolongement d’un nouvel intérêt anthropologique et sociologique pour le « faire » et les « arts de faire10 ». Parmi ces approches, l’ouvrage Éloge du carburateur de Matthew B. Crawford11 part du constat que dans les années 1990 aux États-Unis, une grande quantité de machines-outils en vente dans les magasins provenaient d’établissements scolaires qui avaient décidé de supprimer les cours de technologie, pourtant très présents auparavant dans l’enseignement secondaire, dans le cadre d’un nouveau programme pédagogique global qui n’a fait que se renforcer depuis et qui visait à faire des étudiants, des « travailleurs de la connaissance » : «  La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l’ignorance totale du monde d’artefacts que nous habitons12 ».
Ce constat se double de celui de l’émergence d’une nouvelle culture technique automatisée et informatisée qui dissimule le fonctionnement concret des machines, au point que la plupart des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours nous sont devenus indéchiffrables. Tout est fait pour nous dissuader d’aller voir sous le capot de nos voitures ou de celui du moindre de nos objets pour tenter de les réparer, afin que ceux-ci finissent plus rapidement à la casse et qu’ils soient remplacés par d’autres. Si dans une première époque l’existence en ville nous a coupés du monde naturel, Crawford souligne que la technicisation croissante de nos environnements urbains a fini par nous priver de toute autonomie même dans la fabrication et la manipulation de nos environnements techniques. Au fur et à mesure que l’école devient un univers livresque, et maintenant numérisé, rationalisé et fait d’ingénierie pédagogique dédiée à l’évaluation comme technique d’aliénation et à l’acquisition de savoirs spécialisés prétendument adaptés à la formation des travailleurs du futur, on ressent de toutes parts la nécessité de sortir de ce modèle. S’impose ainsi l’exigence de la création de lieux d’apprentissage « hors les murs » orientée au moins dans deux directions complémentaires : d’une part vers la compréhension de la nature et de la campagne vivantes qui continuent de nous nourrir et de nous réjouir, et d’autre part vers l’invention de nouvelles formes d’autonomie qui puissent nous permettre de sortir de la position passive de consommateur qui est la nôtre vis-à-vis des objets que nous utilisons et des architectures que nous habitons, sans plus rien savoir de leur fabrication. Cette problématique qui concerne l’ensemble des apprentissages est un enjeu plus particulièrement décisif dans la formation des étudiants qui se destinent aux métiers de la conception, du design d’objet au paysage, en passant par la ville et l’architecture.

3. Une éthique de l’entretien et de la réparation

La proposition globale avancée par Crawford est celle d’une « éthique de l’entretien et de la réparation13 ». Une éthique que l’on peut entendre dans une perspective écosophique, dans la mesure où elle concerne à la fois les milieux naturels, les milieux techniques et les milieux relationnels. Pour évoquer l’un des multiples exemples récents de tentatives de réparation des milieux naturels, on peut se référer à l’initiative de l’ensemble des cantons suisses qui se sont lancés dans une vaste opération de renaturation des lacs et des rivières suite aux modifications de la loi sur la protection des eaux (LEaux), entrée en vigueur le 1er janvier 201114. L’objectif de la Confédération était de rétablir des ruisseaux, des cours d’eau et des lacs semi-naturels et autorégulés dotés d’une dynamique qui leur est propre, avec l'idée de retrouver ainsi la faune et la flore caractéristiques qui les accompagnent habituellement. Pour ce qui relève d’une tentative de restauration des milieux sociaux, nous pouvons citer la récente reprise d’un restaurant Mac Donald en liquidation judiciaire dans les quartiers nord de Marseille par ses anciens salariés et des soutiens associatifs. « L’après-M » est devenu un fast-food social et un restaurant solidaire pour aider les familles les plus démunies (près de 14000 personnes par semaine) dans le contexte de la crise économique liée à la pandémie de Covid-1915. Dans « L’après-M » s’entrecroisent de nombreuses dynamiques citoyennes et solidaires (militants écologistes, personnels de santé, associations d’aide aux exilés ou aux SDF). Parmi les nombreuses associations présentes, l’une d’elles (« Le sel de la vie ») assure des cours de soutien à près de trois cents enfants, afin d’essayer de remédier aux dégâts provoqués dans la scolarité des enfants les plus démunis depuis le début de la pandémie.
Crawford, pour sa part, apprend à réparer des motos, d’autres apprennent à cultiver leur potager, à élever des poules ou à faire leur pain pour retrouver une relation plus directe avec ce qu’ils mangent, d’autres décident de fabriquer et de réparer leurs vêtements. Dans son « plaidoyer pour les arts mécaniques16 », Crawford cite les propos d’un professeur de technologie anonyme qui montre que l’artificialisation des environnements est aussi un problème pédagogique majeur : « Quand on n’a pas l’occasion d’apprendre avec ses propres mains, le monde reste quelque chose d’abstrait et de lointain, et la passion d’apprendre n’est pas mobilisée17 ». 
À travers cette démobilisation générale de la curiosité, c’est l’objet même de l’éducation qui se trouve défait puisque celle-ci cherchant à conduire à l’autonomie devrait avoir pour vocation finale de nous familiariser avec le monde qui nous accueille. Réaffirmer la valeur à la fois pratique et cognitive du travail manuel implique également le souci du monde naturel. Les deux démarches, non seulement ne sont pas contradictoires mais elles sont strictement identiques dans leur quête de compréhension des bases matérielle de la vie. Le savoir artisanal implique une connaissance fine des matériaux et de leur nature et une authentique discipline de la perception du monde : « À l’aube de la tradition occidentale, pour Homère, Sophia (la sagesse) avait aussi le sens de “talent, aptitude, compétence” (skill en anglais) : il pourrait s’agir de l’habileté technique d’un menuisier, par exemple18 ».

4. Pédagogie(s) de la créativité élargie

Dans cette perspective, nous souhaitons présenter quelques expérimentations d’école en milieu ouvert, ou « hors les murs », qui engagent directement la réflexion de designers et d'architectes. Pour commencer, on peut évoquer une expérience encore relativement peu étudiée réalisée par l’artiste, architecte et designer napolitain Riccardo Dalisi (1931-) qui, entre 1970 et 1975, a réalisé plusieurs centaines d'ateliers de rue avec des enfants du quartier populaire de Naples « Rione Traiano ». Dalisi définissait cette expérience comme une « pédagogie spontanée de groupe », utilisant des techniques pauvres, dans lesquelles le projet naît toujours d'un processus qui fait appel à la créativité collective19.
Dans le cadre de son enseignement dans le cours de technologie de l'architecture de l'université Federico II de Naples, Dalisi décide en dehors de toute commande publique ou privée d'accompagner l'action de travailleurs sociaux déjà présents aux côtés des enfants du quartier. Le « Rione » avait été prévu pour accueillir une population de 24000 habitants dans le cadre de la planification urbaine de la ville suivant la seconde guerre mondiale. Ce projet dont la réalisation n'a jamais été accompagnée par les pouvoirs publics a fait faillite, laissant ce quartier à l'abandon et peuplé par une grande quantité de jeunes, d'enfants et d'adolescents, livrés à eux-mêmes. Face à cette situation, Dalisi délocalise son cours et ses étudiants des amphithéâtres de l'université vers ce territoire délaissé, en choisissant de travailler dans les caves qui étaient les seuls espaces résiduels de sociabilité du quartier. Dalisi et ses étudiants encouragent les enfants à dessiner, puis à construire des structures simples réalisées avec les matériaux qu'ils trouvent dans le quartier (morceaux de bois, cordes et fils de fer). Par ailleurs, Dalisi organise également des « ateliers bois » où enfants et étudiants forment des équipes mixtes pour assembler des objets simples destinés à l'usage quotidien tels que des lampes, des tables ou des tabourets. Ce qui l'intéresse ce sont principalement les relations que tissent les étudiants architectes avec les enfants et la manière dont ils intègrent les propositions et modifications de ceux-ci ; c'est ce qu'il appelle « l'architecture de participation », ou la « créativité élargie ». Une fois achevée cette expérience avec les enfants du Rione, Dalisi ouvrira avec ses étudiants et collaborateurs un réseau de petits ateliers de production artisanale dans d'autres quartiers défavorisés de la ville. Par la suite, il travaillera en étroite collaboration avec les associations de droit au logement en accompagnant les habitants dans l'étude des formes d'appropriation et de modification de l'environnement bâti et dans la recherche de solutions du côté de l'architecture vernaculaire. L'ensemble de ces expérimentations recherche un renouveau de la pédagogie dans les domaines de l'architecture et du design à travers une implication concrète dans la ville et l'intervention directe dans les luttes sociales de ses habitants.
Si Dalisi et ses étudiants investissent directement la ville en déterritorialisant les amphithéâtres de l’université, d’autres tentatives d’école « hors les murs » peuvent aussi prendre forme en essayant de faire entrer le dehors dans des lieux institutionnels plus classiques et apparemment fermés.
Telle est la tentative du master « Alternatives urbaines » créé en 2013 dans le cadre des filières d'arts appliqués de l'éducation nationale et accueilli dans les murs du lycée Chérioux de Vitry-sur-Seine20, dans la banlieue sud-parisienne. En résonance avec des démarches déjà à l’œuvre dans les pratiques professionnelles émergentes, la formation invite les étudiants à questionner leur participation à la marche du monde et à s’ouvrir à des modes de conception alternatifs : travail de co-construction avec l’ensemble des usagers, autres manières d’appréhender la commande, attention particulière portée à la qualité des relations entre les personnes concernées par la mutation des situations en jeu, prise en charge globale du projet grâce à des compétences transdisciplinaires mêlant – entre autres – pratique architecturale, urbaine, paysagère et graphique, culture anthropologique et travail de médiation.
Au « dedans », les étudiants ne sont pas accueillis dans des salles de cours classiques, mais dans un atelier où chacun dispose d'une table, d'un ordinateur et d'une lampe, mais également d'un accès à la cuisine, à l'atelier de bricolage, à tous les outils d'impression et à la bibliothèque personnelle des enseignants. L’ensemble des activités pédagogiques « en intérieur » se déroulent dans cet atelier simultanément pour les étudiants de master 1 et ceux de master 2 (cours, conférences, suivi individuel des projets, impression et fabrication des mémoires, réalisation et impression des dessins, fabrication des maquettes pour les projets, pratiques plastiques, etc.). Et puis il y a aussi les activités de la vie quotidienne commune (repas, lecture, sieste, cinéclub, bricolage, et dans les espaces extérieurs délaissés du lycée les étudiants font même un potager).

© DSAA Alt-U
Figure 1. L’atelier.

Au « dehors », la formation s’organise principalement autour de workshops menés avec des partenaires très divers, de projets développés autour de situations réelles avec des intervenants extérieurs, réguliers ou ponctuels, l’organisation et la participation à des séminaires et des colloques, des voyages d’étude ou la participation à des démarches de « permanence architecturale ».
À titre d'exemple de cette circulation permanente entre le vaste monde et l'atelier, l'un des workshops, qui s'est déroulé sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, consistait principalement à rencontrer les habitants de ce bocage et à faire les relevés architecturaux de leurs cabanes. Toute la mise au propre de ce travail de récolte s'est faite à l'atelier et a donné lieu à une publication dont l'aventure éditoriale a été une nouvelle occasion de faire entrer le monde à l'atelier et de faire voyager le travail des étudiants hors les murs.

© Cyrille Weiner, photographe
Figure 2. Chambre et poulailler dans une haie.

© Cyrille Weiner, photographe
Figure 3. La riotière, coupe.

© DSAA Alt-U
Figure 4. Bibliothèque de textures.

Et puis ce livre a donné lieu à de nombreuses discussions publiques et à une exposition à la Salle principale, une galerie d'art contemporain parisienne, dont toute l'installation a été réalisée par les étudiants. De l'atelier à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et de l'imprimerie à la galerie Salle principale en repassant par l'atelier, le va-et-vient entre le dedans et le dehors ne cesse de défaire les murs de l'école pour installer cette expérience pédagogique au cœur des relations qui tissent notre monde commun. En commentant la démarche et les perspectives adoptées dans cette formation, l’architecte et scénographe Patrick Bouchain, qui soutient cette expérimentation depuis ses débuts, souligne l’intérêt d’une expérience pédagogique enracinée dans l’écologie et les usages du territoire :

On n’arrête pas de dire qu’il faut changer le monde dans lequel on est, mais on ne change pas l’éducation pour aller dans un monde plus complexe. Il y a un enseignement de l’architecture et de l’urbanisme qui est purement théorique, coupé des réalités. Sortir un étudiant de son lycée ou de son collège pour lui montrer ce qu’est le vivant, c’est quand même mieux que de regarder un ragondin ou un escargot dans sa salle de classe21

D’autres formes d’expérimentations pédagogiques « en milieu ouvert » sont encore à l’étude, comme le projet de « Non école du bocage » en cours d'élaboration sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Dédié à l’habitation de la Terre dans toutes ses dimensions, à la connaissance des milieux à travers l’architecture, l’art, l’artisanat, l’agriculture, la lutte et la théorie critique, ce projet d'école sans adresse est par définition « hors les murs » puisqu'il s'agit de considérer ici que l'ensemble du territoire de la ZAD et de ses pratiques habitantes, c'est-à-dire quelques centaines d'hectares de ce bocage habité, font littéralement école. L'idée consiste d'une part à mêler habitation et apprentissage, puisque les étudiants habiteraient au moins le temps de quatre saisons sur le territoire de la ZAD. D'autre part, il s’agirait de mêler l'observation des milieux naturels à celle des dispositifs techniques disponibles – y compris ceux qui permettent de construire des décisions collectives – pour étendre l'idée même de l'architecture à celle d'un savoir et d'un savoir-faire collectifs de l'habitation de la Terre. Les phases d’observation, d’analyse et de conception seraient systématiquement liées à des phases de chantier dans l'étendue du bocage et ces chantiers concerneraient la construction de divers bâtiments à destination des humains, des végétaux, des animaux ou de quelques outils, mais également la mise en œuvre de cultures agricoles, l’entretien de la forêt, ou la participation à l’élaboration de la vie commune sur le territoire de la ZAD. Il existe à ce jour un collectif (composé pour une large partie d’habitants de la ZAD, qui disposent de multiples compétences, et pour partie d’architectes, paysagistes, graphistes, jardiniers et chercheurs extérieurs) qui travaille à l’élaboration de ce projet. Ce dernier est destiné à prendre forme à l’automne 2021 par l’accueil d’une promotion-pilote d’une dizaine d’étudiants qui seront chargés de co-élaborer avec le collectif déjà en place les modalités concrètes d’action et les structures (théoriques et pratiques) de la formation.

Pour conclure…

À travers ces trois exemples (les ateliers de rue avec les enfants de Naples et la « créativité élargie » de Dalisi, le master « Alternatives urbaines » de Vitry-sur-Seine et le projet de « Non-école du bocage » sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes) on peut voir trois manières de poursuivre la longue liste des expériences pédagogiques qui, depuis la Révolution Française de 1789 et les proposition initiales sur l'instruction publique de Condorcet de 1791, n'ont jamais cessé de vouloir installer l'apprentissage au cœur du monde, en créant des lieux d’éducation diffus et immergés dans le monde lui-même. Il est évident aujourd'hui que ce courant initial est très vite devenu périphérique et que la force de la science et de ses méthodes (séparant objets et sujets, nature et culture), s'est imposée en tout domaine à partir de la mutation des Lumières, y compris bien sûr celui de l'éducation. La manière dont les éléments de la réalité ont été prélevés, décrits/traduits (traduits/trahis) et ensuite représentés dans les salles de classe de la République à travers les programmes et les manuels scolaires constitue sans doute la part la plus solide des murs de nos écoles. Cette dissociation entre les lieux d'apprentissage et les lieux du monde est sans doute l'une des structures les plus efficaces de cette modernité qui nous a installés « hors de la nature » pour tenter d'en devenir « maîtres et possesseurs ». Mais « avec les yeux de la science, on lit un texte sans voyelles. C'était le cas de certaines écritures archaïques, qui se sont par la suite révélées insuffisantes pour dire le monde22 ».
On peut affirmer qu’il s'est passé du côté des connaissances ce qui s'est passé avec la nature, la campagne et les jardins. D'une connaissance empirique nous avons fait une connaissance livresque qui s'est très vite transformée en commentaires et analyses de ces premiers livres ; un peu comme nous avons d'abord parcouru la nature avant de la domestiquer pour la transformer en campagne, pour ensuite commenter et analyser les tableaux qu’elle nous offrait et en faire des jardins d'ornement. En cette époque de destruction accélérée de la vie sur Terre qu’on appelle l’ « anthropocène » il nous semble utile et intéressant dans le champ du design de s’intéresser au fil ininterrompu (même si marginal et « mineur ») des projets pédagogiques questionnant simultanément les lieux, les modalités d'apprentissage et les finalités de l'éducation. Dans la construction de ce que l'on pourrait appeler une multitude de sociétés écosophiques, la tombée en ruine des murs de nos écoles pourrait être une bonne nouvelle. Elle pourrait être l'occasion d'explorer pour chacun et chacune les possibilités de construire par la connaissance partagée et située et le « faire ensemble » une familiarité accrue avec les autres et l'ensemble du monde vivant, fondement d’une pédagogie authentiquement « relationnelle ».

Bibliographie

• AA. VV., Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, Paris, Éditions Loco, 2018.

• Baricco, Alessandro, Ce que nous cherchons, Paris, Gallimard, coll. « Tracts » n°25, 2021.

• Catenacci, Sara, « Maieutica del progetto. Riccardo Dalisi tra architettura, design e “animazione”, 1967-1974 », L’uomo nero. Materiali per una storia delle arti della modernità, Nuova serie, anno XII, n°11-12, maggio 2015, pp. 183-202.

• Certeau, Michel de, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980.

• Condorcet, Nicolas de, Cinq mémoires sur l’instructions publique [1791], version numérique présentée dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales ». [en ligne] http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf

• Crawford, Matthew B., Éloge du carburateur [2009], Paris, La Découverte, 2010.

• Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

• Guattari, Félix, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.

• Ingold, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture [2013], Bellevaux, Éditions Dehors, 2017.

• Ingold, Tim, L’anthropologie comme éducation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018.

• Sennett, Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [2008], Paris, Albin Michel, 2010.

Crédits et légendes

• Figure 1. L’atelier.
© DSAA Alt-U

• Figure 2. Chambre et poulailler dans une haie.
© Cyrille Weiner, photographe. Extrait de « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre », Paris, Loco, 2018.

• Figure 3. La riotière, coupe.
© Cyrille Weiner, photographe. Extrait de « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre », Paris, Loco, 2018.

• Figure 4. Bibliothèque de textures.
© DSAA Alt-U. Extrait de « Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre », Paris, Loco, 2018.


  1. Ibid, p. 9. 

  2. Guattari, Félix, « Un nouvel axe progressiste », texte repris dans Qu’est-ce que l’écosophie ?, textes présentés par Nadaud, Stéphane, Paris. Éditions Lignes/IMEC, 2013, pp. 535-545. 

  3. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, chap. 2 « Le sauvage et le domestique », pp. 58-90. 

  4. Ibid., p. 70. 

  5. Ingold, Tim, L’anthropologie comme éducation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018. 

  6. Ibid, p. 9. 

  7. Condorcet, Nicolas de, Cinq mémoires sur l’instructions publique [1791], version numérique présentée dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales », [en ligne] http://classiques.uqac.ca/classiques/condorcet/cinq_memoires_instruction/Cinq_memoires_instr_pub.pdf, Troisième mémoire. Sur l’instruction commune pour les hommes, p. 137. 

  8. La Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris a présenté, du 2 juillet 2016 au 8 janvier 2017, l’exposition Le Grand orchestre des animaux, inspiré de l’œuvre de Bernie Krause. Un entretien avec le bioacousticien est disponible sur la page Facebook de la Fondation à l’adresse suivante [en ligne] https://pt-br.facebook.com/FondationCartier/videos/rencontre-bernie-krausemusicien-et-bioacousticien-américainbitly29i0hvtjusquau-8/10154068978874191/ 

  9. Tribu amérindienne des Nimlipuu (« Nez-percés » est un exonyme donné par les commerçants de fourrure français ou canadiens et qui occupe aujourd’hui une zone à cheval sur les États actuels de Washington, de l’Oregon, de l’Idaho et du Montana). 

  10. Parmi les références théoriques principales dans ce domaine, on peut citer : Certeau, Michel de, L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980 ; Sennett, Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [2008], Paris, Albin Michel, 2010 et Ingold, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture [2013], Bellevaux, Éditions Dehors. 

  11. Crawford, Matthew B., Éloge du carburateur [2009], Paris, La Découverte, 2010. 

  12. Ibid., p. 7. 

  13. Ibid., p. 13. 

  14. À ce sujet, on pourra consulter la page web suivante [en ligne] https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/eaux/dossiers/jalon-pose-matiere-protection-eaux/renaturation-des-cours-deau-et-des-lacs.html Pour une expérience comparable en France, pour le Rhône près de Lyon : https://www.capsurlerhone.fr/thematique/la-rehabilitation-ecologique-du-rhone-quelles-ambitions/ 

  15. Cf. [en ligne] https://madeinmarseille.net/84004-lapres-m-retour-sur-le-lancement-symbolique-du-fast-food-social-dans-un-ancien-mcdo/ 

  16. « Bref plaidoyer pour les arts mécaniques » est le titre du premier chapitre d’Éloge du carburateur

  17. Crawford, Matthew B., Éloge du carburateur, op. cit., p. 17. 

  18. Ibid. 

  19. L’essentiel des informations sur les actions de Dalisi qui suit provient de l’article de Catenacci, Sara, « Maieutica del progetto. Riccardo Dalisi tra architettura, design e “animazione”, 1967-1974 », L’uomo nero. Materiali per una storia delle arti della modernità, Nuova serie, anno XII, n°11-12, maggio 2015, pp. 183-202. 

  20. [en ligne] https://alternativesurbaines.org 

  21. « Entretien de Patrick Bouchain avec Jade Lindgaard » dans Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre, Paris, Éditions Loco, 2018, pp. 8-9. 

  22. Baricco, Alessandro, Ce que nous cherchons, Paris, Gallimard, coll. « Tracts » n°25, 2021.