1. Point de départ
Le présent dossier thématique se voit consacré à l’étude des rapports ou liens particuliers qu’entretient le design avec les abstractions, dans le cadre principalement de ses approches et démarches (tactiques, stratégiques) de conception, également de ses méthodes, de ses conduites et outils tant de projection que de mise en œuvre. Préalablement à la formulation d’incitations et orientations thématiques possibles dans le cadre de l’appel aux auteurs — incitations et orientations composant 3 axes que nous rappellerons ci-après —, nous prirent soin d’y indiquer[1] ce qu’il conviendrait, selon nous, d’entendre, plutôt de considérer ici par « abstractions[2] » (le pluriel nous ayant apparu immédiatement de rigueur) : soit, toutes ces choses (ces étants-là au sens heideggérien), tous ces objets, également ce vaste ensemble de réalités, de faits et phénomènes dont nous ne pouvons véritablement nous saisir que par la pensée, l’intellect, généralement par l’entremise de concepts, de théories et d’idées d’ordre général lesquels impliquent des expressions, des représentations spécifiques qui leur sont associés (valeurs, qualités, propriétés et attributs, etc.). Le design intervenant dorénavant à un niveau qualifié de « systémique », la « géographie » (plus que le périmètre) de ses projets devenant souvent incommensurables, leurs impacts (en fractales) et interactions (en réseaux) quant à eux innombrables, l’enjeu de ce dossier fut alors d’examiner, cas d’étude à l’appui, possiblement, quelles formes nouvelles de la pensée en action ceci pourrait-il bien induire. Au final, ce sont 28 auteurs de spécialisation ou expertise relativement diverses (« gravitant » entre design et architecture) qui eurent décidé de se pencher avec cœur et sérieux sur la question, composant les 14 articles ici versés au dossier. Plus que de seulement s’en tenir aux incitations proposées, aux circonscriptions et délimitations conceptuelles, problématiques que nous avions donc tracées au préalable, nombre d’entre eux eurent avancé des élargissements et débordements participant ainsi pleinement d’une exploration des voies ou chemins abstraits que le design aura tenté, ou souvent risqué, d’emprunter.
2. Du nouveau monde, complexité et abstraction
Avant d’évoquer l’angle de contribution de chacun de ces 14 articles, revenons un instant sur les éléments d’un contexte plus général lequel de détenir les données du sujet qui nous occupe ici. Depuis, semblerait-il, l’introduction de l’idée même d’une complexité croissante du monde en laquelle, tour à tour Gaston Bachelard, Warren Weaver, Paul Valéry, Edgar Morin ou encore Joël de Rosnay placèrent les auspices les meilleurs — nouvel « idéal », nouvelle voie vers l’« intelligence », nouveau « paradigme » de la connaissance, nouvelle « culture » (etc.) —, c’est un peu comme si la valeur, la qualité ou, plus trivialement, la pertinence de toute action d’envergure alors engagée dans le monde était tenue (ou retenue) à celles d’une pensée de type holiste ou systémique du monde ; une pensée que l’action viendrait là tantôt soutenir (servir autant qu’exemplifier, en quelque sorte), tantôt ouvrir[3] (dégager, inaugurer, débuter). Indépendamment des « chapelles » scientifiques, philosophiques, des écoles, mouvements ou courants de pensée (cf. structuralisme, pragmatisme, interactionnisme et bien d’autres), ce qui serait là nouvellement et plus fondamentalement en jeu, trouvant toutes et tous — courants, mouvements, écoles, chapelles — à les rejoindre, aurait trait à la possibilité d’une action proprement modélisante visant une « chaîne » d’effets conjugués, entrecroisant représentation (simplification), transformation, anticipation (vision, prédiction), et multipliés, impactant par généralisation et « génération », par élargissement et « prolification ». En pareil contexte, l’action aussi concrète demeurera-t-elle, aurait alors affaire de très près avec le registre des abstractions en provenance notamment des arts, des sciences humaines et sociales, des sciences et techniques, des technologies (de l’informatique, en particulier), des sciences du vivant, etc. Le design, entre bien d’autres disciplines de la conception créative, n’échappe évidemment pas à une telle évolution. Traitant dès lors de sujets, de questions et problématiques à l’échelle du « système monde » (vers un design systémique introduit par Horst Rittel), celui-ci postule à une action dans le monde aux vertus tout à la fois rénovatrices et réformatrices touchant, par exemple, à la durabilité environnementale, à l’innovation sociale, à l’économie alternative (circulaire)… Outre l’intérêt et portée des actions elles-mêmes, ce qui est plus directement au cœur des études de ce dossier thématique concerne les manières toutes très différentes selon les cas dont le design, dans son approche, ses démarches et pratiques, ses outils, convoque, plutôt mobilise des abstractions, dont ces dernières interviennent en phase « amont » ou bien « en cours » de programmes, de projets, de productions, dont elles œuvrent ou travaillent à l’arrière-plan desdits programmes, projets et productions et dont la source ou origine différera sensiblement selon les champs et périmètres d’action, selon les buts et intentions qui les orientent.
3 axe clés furent avancés à l’adresse des auteurs lesquels eurent réussi, pour notre plus grand bonheur, tantôt à les croiser, à les entrelacer, tantôt à les déborder, à les dépasser — nous détaillerons cela en dernière section — : [1] « Des formes… des Matières (…) » ; [2] « Des dispositifs… (…) » [3] « Des organisations… (…) ».
3. Des formes… Des matières… (au surlendemain du tournant cybernétique. cf. Norbert Wiener)
À l’essor de la modernité — marquée, selon Anthony Giddens, par un désancrage (« disembedding ») ou encore une distanciation avec le réel[4] — s’associe, entre autres, le développement de protocoles de conception et de fabrication reposant sur un processus de projet avant tout « notationnel » ; la construction de représentations (cf. dessin, axonométrie, perspective, quantification, puis modélisation et simulation) ainsi que la prévalence géométrique de déterminer abstraitement la forme qui s’imposera à la matière. Longtemps ce processus s’est appuyé sur une pensée hiérarchique et linéaire. Il contribua à l’industrialisation et bénéficia, en retour, de la standardisation. Le tournant cybernétique aura, quant à lui, donné à la notion d’information un rôle entropique en affirmant sa force organisatrice. Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, des travaux de recherche élaborent une approche performative de la fabrication fort d’une plus grande prise en compte de l’agentivité des matériaux. La matière même y est là considérée comme « active », « auto-organisatrice » et « morphogénétique ». Ainsi capable de s’auto-structurer, celle-ci serait en passe de jouer un rôle tout à fait décisif dans le processus de prise de forme des artefacts. Les procédés de production multimodaux intégrant dorénavant des bras robotisés, des stratégies de dépôt de matière en impression 3D ou encore des « hybridations » avec des formes de production du vivant, nous ne serions alors qu’au seuil d’une révolution esthétique et phénoménotechnique en marche. Toutes les approches, stratégies et démarches de conception mêlant les récentes technologies semblent aujourd’hui converger dans ce sens, entrevoyant à l’horizon de très profonds changements. Aussi, l’accident, l’erreur, l’incertain ou l’indéterminé gagnent-il dès lors le cœur des activités créatrices de conception et de fabrication (en vertu, notamment, d’un certain pouvoir de la sérendipité). Ils accompagnent la réalisation d’interactions nouvelles entre des « actants » Humains et Non-Humains, Numériques ou Analogiques. Ils participent également à un dépassement de l’opposition Culture-Nature, en faveur de nouvelles formes de naturalisation des artefacts (rapprochant Vivant et Non-Vivant), de même qu’à celui d’une séparation Sujet-Objet, assumant ainsi le rôle social des objets et des techniques en tant que « médiateurs » de nos perceptions et représentations. D’une intégration de leur agentivité (celle des objets techniques en tant qu’agents intelligents) naîtrait ainsi une véritable artificialisation du monde. Quid, dans ce contexte, d’un design des formes intangibles et matières « actives » conférant force ou puissance de faire, d’agir au hasard ? Quels en seraient ses suites et conduites : ses démarches, outils et moyens ?
4. Des dispositifs… (Das Gestell, M. Heidegger. cf. Einblick in das was ist – « Regard dans ce qui est »)
Les outils, les instruments (cf. instrumentalisme), les appareils ou encore les machines (entre autres concepts d’objets techniques) constituent autant de formes d’encodage et de matérialisation des connaissances. De telles « prothèses » engagent des perspectives tout à la fois pratiques et cognitives : d’un côté elles ouvrent de nouveaux champs, espaces et terrains d’actions, de l’autre elles déploient de véritables milieux (ou moyens[5]) offrant de les penser, de les envisager globalement. Ainsi, en leur qualité de concept, d’objet et de milieu (entre forme, langage et système) elles autorisent une sorte d’incorporation ou de concaténation d’un certain savoir dont la relève ne procède pas d’une « extraction » (comme pour « tirer » ou « retirer » des connaissances) mais bien plutôt d’une « activation » (développer la connaissance alors contenues, « encapsulée »). Reste que les registres d’actions et de pensées que ces outils, instruments, appareils, machines [...] inaugurent sont conditionnés (et par là limités) par leurs affordances, si bien que toute appropriation consciente et inventive de ces objets techniques dépend nécessairement d’une compréhension élargie, ou plutôt profonde, de leurs logiques et principes intrinsèques. À l’heure du développement rapide de nouvelles instrumentations et appareillages techno-symboliques, à grand renfort d’intelligences artificielles, plaçant les concepteurs — les designers, au premier chef ici — au cœur d’une numérisphère[6] tout à la fois infinie et instable[7], quel « regard » ces derniers seraient dorénavant capables de porter « dans ce qui est », pour reprendre ici l’expression de Martin Heidegger (Einblick in das was ist) qu’il choisit pour titre d’une de ses conférences fameuses[8] ? Quels dispositifs (Das Gestell) autres s’inventent ici et à quelles fins (vers quelles autres formes de connaissance des choses du monde) — Heidegger d’écrire : « [...] le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds » ?
5. Des organisations… (obstacle, dilemme ? cf. interprétation critique de Pier Vittorio Aureli)
L’architecte et théoricien Pier Vittorio Aureli, dans son ouvrage Architecture and Abstraction[9] paru en 2023 au MIT Press, formule une interprétation critique (d’obédience néo-marxiste) dans la veine de l’école de Francfort à l’endroit du rapport qu’il jugera donc pernicieux de l’architecture[10] aux abstractions. Référant, pour ce faire, aux travaux de Walter Benjamin ou bien encore d’Alfred Sohn-Rethel, il relie, en effet, la « montée[11] en abstraction »[12] à l’évolution des conditions sociales et matérielles survenue de manière lente et progressive entre le 15e et 20e siècle. En résumé : vers une « modernisation » du travail causant (1.) une accentuation des « asymétries sociales »[13] (2.) une « dé-capacitation », soit une destruction des savoir-faire[14] par le machinisme industriel. Aureli indique, en substance, que de telles transformations, bien qu’accentuées ou plutôt aggravées au cours du 19e et le 20e siècles, trouvent leur origine dans l’Antiquité, au moment précis où le travail retint cette division manuel-intellectuel. Aussi, toute propension à l’abstraction[15] — synonyme pour l’auteur d’une sorte de « décollement » d’avec le monde des choses, d’un abandon peu ou prou du cadre de l’expérience pratique —, toute tentative pour en élaborer et construire ses liaisons tant à l’architecture qu’au design, serait[16], toujours selon Aureli, faire le jeu d’une forme de capitalisme politique par la construction (la création, l’invention) de couches ou calques de réalité servant à organiser, agencer, structurer ou infra-structurer lesdites choses — retirant d’elles, sans désormais s’y confronter, toutes sortes d’intérêts, de valeurs, avantages et bénéfices. Serait-ce donc là l’issue inévitable d’une intrication (ou implication manifeste) du design (comme de l’architecture) dans le champ du politique[17] dès lors que cela lui imposerait de se faire en quelque sorte le chantre de l’abstrait ? Reviendrait-il de refuser, de résister, de s’élever « contre le pouvoir de l’abstraction », dixit Aureli[18] ou bien encore de lui trouver d’autres formes, fonctions et finalités ? Si le design entend participer à la conception, réalisation et manifestation d’innovations notamment politiques, sociales, économiques, environnementales (…), quels moyens peut-il se donner pour y parvenir ?
6. Une sélection de 14 articles : voies et chemins vers l’abstraction
Au terme de la phase d’évaluation des soumissions, furent retenus pour publication une sélection de 14 articles dont nous repérâmes alors aussitôt le caractère à la fois divers et complémentaire. Chacun de ces articles aborde la notion d’abstraction à des échelles ou niveaux très différents, qu’ils soient politique, philosophique et idéologique, stratégique, tactique et processuel, ou bien encore méthodologique et pratique. D’angle et positionnement variés, croisant art (art contemporain, cinéma), design (design produit, webdesign et design graphique, design textile) et architecture (notamment numérique, paramétrique et bio-inspirée), chacun déplie une facette nouvelle sur la compréhension des abstractions « à l’œuvre » ou « en travail » à l’arrière-plan de l’univers de la création. Aussi, plutôt que d’opérer des ensembles ou « fagots » thématiques, disciplinaires pour constitution du sommaire de ce dossier, nous eûmes préféré les ordonner selon la manière dont y est saisi la notion d’abstraction, selon l’approche considérée allant donc de la plus « conceptuelle » à la plus « pratique » ou « pragmatique », si l’on puit le dire ainsi. Prenons alors chacun de ces textes les uns après les autres en tentant de caractériser la nature des abstractions qui y sont examinées.
Le premier texte est celui composé par Jérémy Elalouf, maître de conférences à L’Université de Toulouse – Jean Jaurès, intitulé « Le culte de l’abstraction. Culture et contre-cultures marchandes ». L’auteur traite là du poids ou « pesant » politique et culturelle de l’abstraction. Cette dernière y est regardée comme ce par quoi le capitalisme domine (abstraction réelle du travail, de la valeur), ce par quoi la critique peut émerger (réflexivité, désajustement, prise de conscience), et enfin ce par quoi l’art (en général) se bat contre lui-même (en cherchant une immédiateté libératrice, toujours manquée). L’abstraction n’est ni un mal en soi, ni un concept purement logique, selon Elalouf. Elle serait à rapprocher d’une « forme » sociale historiquement située, qui traverse la production, la culture, le sujet et la pensée.
Au sein du second texte intitulé « Le design après le cinéma, positions pour un dispositif de la reconnaissance », l’auteur, Boris du Boullay, artiste et cinéaste, l’abstraction y est présenté comme un outil de reconfiguration du champ, une manière de penser « le design après le cinéma » dans une temporalité décalée, dans le hors-champ. Elle ne désigne ni un style, ni une esthétique, ni une méthode de réduction, mais une attitude théorique qui permet de poser un cadre de pensée à distance du donné immédiat, pour en réinvestir le sens. Il s’agit là d’imaginer le design non comme continuation du cinéma, mais comme un champ qui en reprend la position critique, en particulier la reconnaissance, la subjectivation, la remise en jeu de l’expérience ordinaire. L’abstraction devient ce qui rend possible la reconnaissance des subjectivités, des attachements, des valeurs. Elle est la condition d’un dialogue possible, d’une action située, d’une transmission.
Dans le troisième texte titré « Processus d’abstraction instrumentée en conception et fabrication architecturale. Anthropique, analogique, numérique » de l’architecte et systémicien Damien Clayes, l’abstraction est comprise comme un processus cognitif et technique fondamental de la conception architecturale, qui traverse trois grandes formes historico-techniques : anthropique, analogique et numérique. L’abstraction n’est pas seulement une opération intellectuelle, elle est aussi instrumentée par les dispositifs culturels et technologiques propres à chaque époque. L’abstraction numérique y est particulièrement travaillée comme une externalisation intensive des processus cognitifs, rendue possible par les outils informatiques, les algorithmes, les systèmes de modélisation et d’intelligence artificielle. Cette abstraction devient à la fois globale et générative, déplaçant le rapport au projet architectural : elle rend visibles de nouveaux possibles tout en affaiblissant l’intégration directe de la mémoire et des perceptions humaines. Elle opère ainsi un continuum abstrait conception-fabrication, où la matérialité même du projet est transformée par des logiques computationnelles, paramétriques et collaboratives. Ce type d’abstraction n’élimine pas l’humain, mais reconfigure profondément sa place dans le processus de création, en redistribuant les efforts cognitifs et les interactions entre représentations internes et externes.
Le quatrième texte signé Lazaros Mavromatidis, maître de conférences HdR à l’INSA de Strasbourg, intitulé « L'Architecture en Métamorphose : Entre Entropie, Métastabilité, Dynamiques Fluides Relationnelles et Pluralité Créative », donne la part belle aux ouvertures et opportunités permises par l’abstraction. Cette dernière notion y est alors comprise en tant que démarche critique, sensible et transdisciplinaire, permettant à l’architecture de s’émanciper des normes stylistiques, des formes convenues et des logiques purement fonctionnelles. Loin d’une coupure avec le réel, elle en révèle les dimensions invisibles — énergétiques, culturelles, symboliques — en agissant comme un principe de révélation, de simplification active et d’ouverture à l’interprétation. L’abstraction est aussi un outil de résistance : elle permet d’explorer des formes non mimétiques, d’instaurer des vides féconds, d’accueillir l’incertain. Elle s’inscrit dans un va-et-vient entre matière et pensée, entre ordre et chaos, entre rationalité scientifique (thermodynamique, systémique) et imagination poétique. Elle devient un langage sans mots mais porteur de sens, un métalangage architectural où la forme est en co-émergence avec la matière, et où chaque projet est pensé comme un système vivant, ouvert, réactif. Ainsi, l’abstraction architecturale dans ce texte n’est ni détachement ni ornement, mais un processus dynamique, critique et créatif, qui fait de l’architecture un champ fluide d’interprétation, de transformation et de coévolution avec les environnements physiques, sociaux et symboliques.
Natasha Chayaamor-Heil, architecte et chercheuse à L'École nationale supérieure d'architecture de Paris-La Villette, autrice du cinquième texte (rédigé en anglais) titré « Nature Deconstructed: A Critical Examination of Biomimetic Design Translation Processes », convoque à son tour un autre regard sur l’abstraction. Dans ce texte, l’abstraction s’entend comme un processus de traduction critique, sélective et souvent biaisée des modèles biologiques vers des formes architecturales. Elle ne désigne pas une simplification neutre, mais un acte interprétatif structuré par des filtres cognitifs, culturels, disciplinaires et économiques qui influencent profondément les choix des architectes. L’abstraction en biomimétisme architectural se présente tel un processus hybride, où s’entrelacent savoirs biologiques, imaginaires culturels et contraintes techniques. Loin d’être une perte, cette hybridité est potentiellement féconde — à condition qu’elle soit rendue explicite, critique et accompagnée d’outils comme les ontologies, permettant de mieux tracer, questionner et orienter le cheminement conceptuel du vivant vers l’espace bâti.
« Cartographier la complexité des modes de vie : abstractions graphiques du document dans la co-production graphique » est le titre du sixième texte rédigé par docteur et professeur et professeur agrégé en design. Au sein de cet article, l’auteur présente la notion d’abstraction non pas comme une opération purement intellectuelle de généralisation ou de simplification, mais comme un acte technique, politique et social enraciné dans l’histoire des écritures et des inscriptions. L’abstraction scripturaire (carte, liste, tableau, plan, etc.) est une extraction du réel qui produit un système autonome de signes destiné à gouverner, organiser, contrôler — elle transforme le monde autant qu’elle le représente. Les designers graphiques étudiés ici par Aucompte cherchent à désactiver ou détourner ces effets potentiellement oppressifs des abstractions. Ils adoptent une attitude phronétique (prudente et critique), en travaillant avec des formes apparemment pauvres ou désuètes, pour créer des dispositifs d’inscription participatifs, critiques et relationnels, qui rompent avec l’efficacité et la domination techniques traditionnelles.
« Design contraint » (publié en version française et anglaise) est le titre du septième article composé par le designer et professeur à l’École normale supérieure Paris-Saclay, James Auger. Dans ce texte, la notion d’abstraction est travaillée comme un processus d’élargissement et de complexification de la compréhension du design et de ses objets, au-delà de leur seule matérialité ou fonctionnalité immédiate. L’abstraction n’est pas une négation du concret, mais une mise en relation de l’objet avec des systèmes invisibles, symboliques, techniques, culturels, idéologiques et infrastructurels qui participent à sa conception, son existence et sa réception. À travers une lecture écologique et sociotechnique, l’abstraction désigne ainsi l’opération intellectuelle par laquelle l’environnement (extérieur comme intérieur) de l’objet est saisi dans toute sa profondeur historique, symbolique et politique. Loin d’être purement formelle ou spéculative, cette abstraction est critique : elle vise à dévoiler les contraintes systémiques (valeurs, mythes, infrastructures, imaginaires) qui façonnent et parfois enferment la pratique du design. Elle permet de reconfigurer les cadres de pensée habituels pour envisager des formes alternatives de conception, libérées des mythologies modernistes de progrès, de vitesse et de capitalisation. En ce sens, l’abstraction devient une méthode de dévoilement des conditions de possibilité du design, et un levier pour sa transformation.
Dans le huitième texte (rédigé en anglais) titré « Grounding AI Map: The Consequences of Living with the Trouble of an Irreductionist Map » du collectif d’auteurs emmené par Matilde Ficozzi, l’abstraction apparaît telle une opération active, située et critique, loin d’une simple réduction technique ou mathématique. Elle désigne un processus de sélection, d’omission et de structuration qui rend certains aspects des données visibles tout en en dissimulant d’autres, façonnant ainsi la connaissance. Ce n’est donc pas une opération neutre, mais un acte de design épistémologique. Dans le cadre de la Grounding AI Map, le cas pratique ici étudié (grande visualisation de données scientifiques), l’abstraction prend la forme de représentations non géographiques issues de modèles d’analyse sémantique, qui révèlent des structures invisibles dans les corpus scientifiques. Mais cette abstraction reste ouverte, exploratoire, et orientée vers le questionnement plutôt que la conclusion. Elle est contrebalancée par un dispositif d’annotations qui vise à préserver la complexité plutôt qu’à la lisser, en réintroduisant du contexte et de l’interprétation humaine, notamment grâce à des pratiques collaboratives, discursives et médiatrices.
Anne-Valéry Gasc, artiste et professeure à l’École nationale supérieure d’architecture de Marseille, et Yves Papegay, mathématicien-informaticien à l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique de l’Université Côte d’Azur, composent à quatre main le neuvième texte titré « Le voisinage comme Jeu de la vie ». Ensemble (entre art et science), ils convergent vers l’idée d’une abstraction entendue comme principe transformateur, critique et paradoxal, éloigné de toute simple réduction géométrique ou modélisation statique. L’abstraction opère ici comme un processus d’excavation conceptuelle : il ne s’agit pas de représenter ou modéliser des formes architecturales, mais d’en faire émerger des traces, des creux, des vides habités à partir de dynamiques de voisinage issues des automates cellulaires. Abstraire signifie désincarner la structure, désigner l’architecture non plus comme un objet construit mais comme un processus relationnel, mouvant, instable, gouverné par des interactions locales (voisinage) dans une matrice évolutive. Cette abstraction est matérialisée négativement : volumes imprimés, moulages en creux, simulations de disparition. Elle donne lieu à des formes critiques et réversibles, qui interrogent les conditions même de l’habitabilité.
« Les logiques d’action du projet de Grande Matériauthèque, un instrument de matérialisation des connaissances » est le titre du dixième texte d’Antoine Tour, doctorant au laboratoire SACRe (Sciences, Arts, Création Recherche) de l’Université PSL, accompagné par ses encadrants ici co-auteurs, Jean-François Bassereau, professeur à l’École des Mines de Saint-Étienne, et Nounja Jamil, designer et professeure agrégée. Les auteurs, s’appuyant sur le cas projet de Grande Matériauthèque du Campus Mode, Métiers d’Art & Design, abordent la formation de nouvelles typologies conceptuelles entourant l’appréhension et emploi/usage de matériaux pour la conception en design. Dans ce cadre, la notion d’abstraction y est regardée de manière opérationnelle, située et incarnée : elle ne désigne pas une élévation théorique détachée des réalités matérielles, mais une mise en relation entre propriétés techniques, expériences sensibles et pratiques de conception. L’abstraction se voit concerner un effort de structuration interopérable, permettant de classer, comparer, transmettre des connaissances à partir d’objets concrets — les échantillons — envisagés comme « Objets Intermédiaires de Connaissance » (OIC). Plutôt qu’un retrait de la matière, elle désigne ici un processus de modélisation au sein de dispositifs tels que les nuanciers ou référentiels sensoriels, dans lesquels les qualités perçues (vue, toucher) sont articulées à des propriétés physiques mesurables. Cette abstraction est là instrumentale : elle vise à rendre les matériaux pensables et manipulables dans le cadre de projets de design, en opérant un va-et-vient entre expérience sensible, savoir tacite et formalisation scientifique. Elle est contextualisée, orientée vers la sélection et l’action, en tension constante entre objectivité (au sens de la mesure et des propriétés) et représentativité (au sens de la perception et de l’usage).
« Abstraction et Innovation Durable : la teinture végétale au service de l’Éco-Conception Textile » est le titre du onzième article d’Aicha Nairi. Au sein de ce texte, l’abstraction est examinée de manière bifocale, à la fois culturelle et technique. Sur le plan culturel, l’abstraction est alors comprise comme un détachement progressif des pratiques traditionnelles de leur ancrage symbolique, social et spirituel. Par exemple, la technique du Tie and Dye, historiquement enracinée dans des cultures locales (comme le shibori japonais), est réinterprétée industriellement de manière à produire des motifs esthétiques détachés de leur sens originel. Cette abstraction culturelle transforme des savoir-faire en langages visuels universels et décoratifs, ce que le texte nomme « abstraction globalisée ». Enfin, sur le plan technique, l’abstraction désigne une opération de désolidarisation des propriétés matérielles initiales pour en créer de nouvelles. Cela se manifeste par la transformation d’un colorant naturel soluble en pigment stable, apte à générer des effets visuels et tactiles inédits, comme des brillances cuir. Cette abstraction technique consiste à réinventer les fonctions de la matière pour ouvrir à de nouvelles potentialités créatives, esthétiques et industrielles.
Julie Blanc, designer et docteure en ergonomie de l’Université Paris 8, autrice du douzième article (rédigé en anglais) titré « Designing with Abstractions: CSS and the Case of Masonry Layouts » aborde la notion d’abstraction comme un principe structurant et évolutif à la fois dans les champs de l’informatique et du design graphique, avec une attention particulière portée à son rôle dans le développement et l’usage du langage CSS. En informatique, la notion est définie comme la capacité à simplifier la complexité en isolant les caractéristiques pertinentes d’un système, en laissant de côté les détails non essentiels. Elle permet la généralisation, la construction de modèles réutilisables, et une pensée en termes de structures plutôt que d’implémentations concrètes. En design graphique, celle-ci est d’abord présentée sous la forme d’une réduction formelle (simplification des formes, couleurs, grilles), puis elle évolue avec le passage à l’outil numérique : elle devient procédurale, générative, et conditionnelle. Le designer ne conçoit plus des formes fixes, mais définit des systèmes de règles (via CSS) qui gouvernent le comportement visuel des objets selon le contexte (taille d’écran, terminal, préférences utilisateur, etc.).
« Du code au prompt : condensats individués au bénéfice de précipités architecturaux » est l’intitulé retenu par Eglantine Bigot-Doll, architecte, pour son texte, le treizième ici au sommaire. L’autrice y aborde l’abstraction comme une opération poïétique, sémantique et critique, étroitement liée aux mutations des outils de conception architecturale, notamment les intelligences artificielles génératives. D’une abstraction par le verbe : le texte insiste sur le passage du code formel au prompt en langage naturel, qui opère une nouvelle forme d’abstraction. Celle-ci n’est plus fondée sur des structures mathématiques ou des logiques rigoureuses, mais sur une syntaxe floue, non hiérarchisée, ouverte à la suggestion, l’ambiguïté, et la polysémie. Le prompt devient ainsi une abstraction par le substantif, un territoire sémantique plus qu’une instruction fonctionnelle. D’une abstraction comme mise à distance : elle est décrite comme physique, morale et symbolique — elle éloigne le concepteur du geste manuel et du contrôle direct, tout en ouvrant la voie à des imaginaires affranchis des contraintes physiques ou normatives. Cette distance permet d’interroger l’impossible, l’indicible et le non-rationnel au cœur même de la conception. D’une abstraction productive et « monstrueuse » : L’abstraction devient un instrument de fiction contrefactuelle — elle génère des artefacts térato-écologiques, oxymoriques, ambigus, qui perturbent les repères habituels du réel. Ces condensats d’images et de formes sont à la fois matérialisation et déréalisation, articulant un jeu entre intuition humaine et précipité machinique. Enfin, l’abstraction est aussi une posture pédagogique et critique : elle sert à déconstruire les évidences disciplinaires, à favoriser des approches expérimentales et à désacraliser les régimes de représentation classiques. Elle devient un levier pour penser l’architecture non comme aboutissement formel, mais comme processus d’émergence, d’interprétation, et de confrontation avec l’altérité et l’indéterminé. En somme, dans ce texte, l’abstraction est moins un outil de simplification qu’un dispositif de trouble et de reconfiguration du réel, au croisement de l’esthétique, du langage, de la technique et de l’éthique.
Et pour finir, le quatorzième texte composé par un collectif d’auteurs conduit par Clarissa Duarte, la première d’entre eux, titré « Dire et imaginer la rue : modélisation participative de la ville et intelligence artificielle » revenant le cas d’un atelier pluri- et multidisciplinaire, à dimension internationale, intitulé « Les routes du futur : modélisation participative de la ville et intelligence artificielle ». Ici, la notion d’abstraction telle que traitée ici n’est ni purement théorique ni tout à fait détachée du réel : elle désigne la transformation de données concrètes et d’expériences sociales en représentations visuelles prospectives, via les outils d’intelligence artificielle. L’abstraction intervient à plusieurs niveaux : dans la formulation des prompts (qui traduisent des désirs, perceptions ou problèmes en langage algorithmique), dans la génération d’images synthétiques (visant des visions du futur), et dans le dialogue entre représentations et perceptions sociales. Elle est donc comprise non comme un retrait du réel, mais comme un mouvement dialectique entre le tangible (la rue, les récits des commerçant·es) et le virtuel (les images générées), entre le local et le global, entre l’imaginaire collectif et la matérialité urbaine. L’abstraction est aussi travaillée comme un filtre critique : les biais, les stéréotypes ou les incohérences des images générées sont interrogés, révélant que toute abstraction algorithmique est située culturellement et idéologiquement chargée. Ce travail pédagogique d’explicitation et de révision permet une conscientisation des conditions de production des images et de leurs effets sociaux, évitant ainsi une adhésion naïve à un réalisme technologique. L’abstraction est enfin comprise comme une médiation sensible, qui, bien qu’indirecte, favorise l’engagement citoyen, à condition d’être accompagnée d’une interprétation collective et d’un retour critique sur les représentations.
Toutes ces précisions ainsi apportées, ces "éclairages" quant à la manière dont cette notion centrale d’abstraction se voit diversement abordée dans ce dossier thématique, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter une bonne lecture.
[1] Eu égard à l’« épaisseur » conceptuelle d’un tel sujet.
[2] Et ce au-delà ou en prolongement du sens de la notion même.
[3] Selon que l’on décide de s’en remettre à une approche intentionnaliste ou causaliste.
[4] Concept au travers duquel le sociologue britannique pointe, notamment, un éloignement progressif des contextes d’interaction sociale directe donnant ainsi naissance à des catégorisations et normalisations sociales abstraites. Ce phénomène s’entend dans un sens élargi impactant ici tant les milieux et méthodes de conception/fabrication.
[5] Cf. étymologie latine du mot, du latin medianus (« médian, du milieu »), de medius (« milieu »).
[6] Croisant infosphère/datasphère et ubisphère.
[7] Évoluant en temps réel.
[8] Cela intègre la compréhension des infrastructures aussi bien techniques que sociales, en considération des déterminations culturelles et historiques (cf. de la phylogenèse des technologies de la connaissance), des appropriations collectives et individuelles, etc.
[9] Dont les liens ou rapports avec le présent appel sont évidemment nombreux.
[10] Joignant les autres disciplines ou domaines de la conception.
[11] Selon une progression ici historique.
[12] Et décrochage ou désarrimage subséquent avec le réel, avec le « concret ».
[13] Selon l’expression d’Aureli.
[14] Assurant jusqu’alors une liaison forte au monde réel.
[15] S’observant tel un phénomène qu’auront introduit de nouvelles organisations sociotechniques.
[16] Sans renoncer pour autant à une action véritable sur les choses.
[17] Reliant abstraction et universalisation
[18] Dans Aureli, Pier Vittorio, « Intangible and Concrete: Notes on Architecture and Abstraction », e-flux journal, 64, 2015, p. 12.