Pour son sixième « Dossier thématique », la revue en ligne Design, Arts, Médias lance un appel à contributions autour des notions de matière, matériaux et médium.
Le dossier, dirigé collégialement par le Collectif DAM, entend réunir des articles qui interrogeront les enjeux contemporains de la matérialité dans les pratiques des arts, du design et des médias. Ce numéro mettra en valeur les articles qui porteront un regard critique sur les questions formelles, depuis l’analyse des pratiques plastiques jusqu’aux nombreuses discussions philosophiques qui jalonnent l’histoire du matérialisme.
1. Le sujet, les enjeux, les pistes
1.1 La thématique du dossier
Ce dossier s’inscrit dans le prolongement d’une recherche portée par le Collectif DAM, initiée par la publication d’une anthologie autour de la matérialité1, puis étendue lors d’une journée d’études2.
À partir de ce travail anthologique, un constat émerge : la notion de matérialité est inextricable de paradigmes scientifiques et techniques situés. Elle fait face à de constantes mutations et implique nécessairement des révisions épistémologiques. Derrière cette notion, il est implicitement question du statut de la matière, de(s) matériau(x) et des médias, de ses métamorphoses et des conséquences politiques, économiques et sociales que ces dernières engagent. La diversité des textes de références sur le sujet fait apparaître dans ces liaisons, dissensions et superpositions théoriques, l'entrelacement de notions par lequel les auteurs publiés pensent la matérialité. Qu’elle émane d’une lecture philosophique, économique ou praticienne, qu’elle soit informée par les révolutions médiatiques ou instrumentales en sciences fondamentales, la matérialité décrite dans l’anthologie proposée par le Collectif DAM en cartographie l'étendue des conceptions, ses tensions théoriques et frontières conceptuelles.
C'est à partir de ce constat que le collectif propose de poursuivre ce travail par ce dossier thématique, qui questionnera les controverses, implicites, fondatrices et fécondes contenues dans les principes énoncés par le Collectif DAM autour de la matérialité3.
1.2 Les grands thèmes
À travers plusieurs controverses, deux axes se démarquent, s’apparentant aux postures définitionnelles de la matérialité : l’une, négative, cherchant par les antagonismes ce qui relève de la matérialité et l’autre, positive, tentant de comprendre les mutations de la matérialité et ces répercussions dans les pratiques esthétiques. Nous proposons de les mettre en discussion à partir de quatre grands thèmes qui fonctionnent comme des déclencheurs de conversations entre théoriciens, praticiens, enseignants, doctorants, chercheurs de tous horizons :
- - Imprimer
- - Mettre en forme
- - Matérialité du code
- - Stratégies d’occultation
Les différentes contributions à cet appel tenteront d’interroger ces termes, de définir leur contour, leur portée, leur déploiement et les impacts tant du point de vue théorique qu’opérationnel. L’objectif étant de voir si et dans quelle mesure nous assistons à l’émergence d’une nouvelle scène de la recherche où la question de la matérialité retrouve son actualité (du numérique à la fabrique matérielle). Ce dossier, nous l’espérons, permettra de poursuivre le travail engagé par l’anthologie et la journée d’études en questionnant l’avenir de cet entrecroisement entre matière/matériau(x)/médium dans le contexte de pratiques esthétiques.
2. Les modalités de l’appel
- 4 septembre 2023 : Envoi des propositions (3000 signes) auprès des coordinateurs du numéro à l’adresse suivante : axe_dam[at]protonmail[dot]com
Les propositions doivent comporter un titre, le prénom et le NOM de l’auteur ainsi que quelques lignes de présentation (qualité, rattachement institutionnel ou lieu d’exercice de la profession, une ou deux références bibliographiques). La revue Design, Arts, Médias accepte des contributions dans (presque) toutes les langues : les auteurs devront se renseigner au préalable.
- 11 septembre 2023 : Réponses aux autrices et auteurs après examen, de façon anonyme, des propositions
- 13 octobre 2023 : Remise des articles complets (de 30 000 signes à 50 000 maximum), avec images libres de droits.
- 27 octobre 2023 : Retours aux autrices auteurs après expertise en double aveugle
- 17 novembre 2023 : Remise des articles (version définitive)
- 1er décembre 2023 : Mise en ligne du dossier thématique
3. Orientations, axes, réflexions
3.1 Une mise en abîme
La considération de la notion de matérialité, dont la conception est inextricable de paradigmes scientifiques et techniques situés, fait face à de constantes mutations impliquant des révisions épistémologiques nécessaires. Corrélée à tout un champ sémantique phénoménologique du perceptible et sensoriel, l'attention contemporaine portée à la matérialité se distingue d'une lecture d'un matérialisme historique pour celle d'un regard sur la culture matérielle. C’est le statut de la matière, de(s) matériau(x) et des médias dont il est implicitement question dans ces études de la matérialité, et il est impossible d’ignorer les conséquences politiques, économiques et sociales.
Qu’elle émane d’une lecture philosophique, économique ou praticienne, qu’elle soit informée par les révolutions médiatiques ou instrumentales en sciences fondamentales, la matérialité est tout à la fois décrite dans l’anthologie proposée par le Collectif DAM et cartographiée dans l'étendue des conceptions, ses tensions théoriques et frontières conceptuelles.
Faisant converger divers champs disciplinaires, localités et temporalités, l'anthologie en ligne portée par DAM introduit, par des textes analytiques et par l'exercice de traduction, des perspectives diverses sur la matérialité. Des textes de philosophes, d’historiens de l’art et des techniques sont juxtaposées à ceux de critiques littéraires contemporains et de quelques concepteurs se mesurant à l’écriture, tous témoignant d'une approche spécifique dont le collectif souligne l'exemplarité, tous étant considérés comme fondamentaux et représentatifs d'un regard sur la matérialité. Ce corpus textuel fait apparaître dans les liaisons, dissensions et superpositions théoriques, l'entrelacement de notions par lequel les autrices et les auteures publiés pensent la matérialité dont la triade corollaire matière, matériau(x) et médium guident la réflexion entamée par le Collectif DAM.
Le premier volet de la réflexion portant sur la notion de matérialité a conduit à une mise en abîme des trois termes entrelacés : matière-matériau(x)- matérialité. Ainsi, en suivant le fil de cette évolution conjointe, le collectif est parti de l’idée que « sans substrat matériel, aucun projet ne pourrait advenir4 », pour arriver à celle que « l’infrastructure est un médium de création5 ». L’anthologie ainsi produite a déplacé et décentré les questions implicites aux trois termes en s’appuyant sur des regards qui ont tenté de percer la substance/substrat de cet entrecroisement : ceux de philosophes, d’historiens de l’art, d’historiens des techniques, de spécialistes des littératures multi-médiales et de quelques concepteurs se mesurant à l’écriture. Ce chemin de pensée s’est construit par l’explication des textes choisis, parfois leur traduction et souvent leur décryptage, le tout aboutissant aux principes ci-dessous. En ce sens, ce dossier thématique cherche à étendre la réflexion autour de ces principes énoncés en conclusion :
- Nous parlons plus volontiers de matériaux que de matière, cette dernière, en constant changement, ne recouvrant pas la stabilité d’une substance.
- La matérialité et ses formes ne sont pas séparables des matériaux.
- Mettre en forme ne signifie pas imprimer une forme à la matière, mais tirer parti d’un matériau et de sa matérialité.
- Travailler la matérialité n'est pas uniquement une affaire de conception mais de faire, voire de fabriquer.
- L'immatérialité est un mythe, tout à la fois fiction et fondement.
- La dématérialisation est une stratégie d'occultation de la matérialité.
- Saisir la matérialité des médias suppose d'étudier leurs modes de productions tout autant que leurs résultats.
- La matérialité du code tient à un ensemble d'éléments qui relèvent de l’infrastructure matérielle des systèmes.
- Il y a une historicité de la matérialité qui est dépendante du contexte technique et scientifique et nécessite une réévaluation constante6.
Ainsi, en partant de ces principes, le Collectif DAM établit deux axes de réflexion dans cet appel à contributions, deux axes s’apparentant aux postures définitionnelles de la matérialité discutées dans l’anthologie : l’une négative cherchant par les antagonismes ce qui relève de la matérialité et l’autre, positive, tentant de comprendre les mutations de la matérialité et ces répercussions dans les pratiques esthétiques.
3.2 Faire
Le second volet de notre recherche fait la part belle à la relation qu’entretient la matérialité à la pratique. Nous proposons dans ce deuxième axe de poursuivre la réflexion sur la matérialité en l’explorant sous le prisme des « arts du faire ».
Le faire n’est pas seulement une activité d’imposition d’une forme à la matière, mais est aussi une expérience de la chose (Anni Albers). Le faire est également une manière de faire (Luigi Pareyson), c'est-à-dire une incorporation de la matérialité à l’action du projet. Dans ces perspectives, le faire comprend donc un ensemble de médias, le corps du concepteur, sa documentation de recherche aux outils et instruments qui constituent la somme de son travail. La confrontation avec les matériau(x) décale alors la notion même de projet, menant irréversiblement à préciser : « projeter quoi, par quoi et avec quoi ? » Le faire désigne — dans sa polymorphie — les approches possibles et potentielles de la tétrade matière-matériau(x)-matérialité-médium : le faire dépasse largement sa réduction à l'exécution pour devenir une action réciproque (notamment dans le projet); la matérialité fait-elle la pensée tout autant que l’inverse ?
Cette question des pratiques, ou mieux de la confrontation à la tétrade matière-matériaux-matérialité-médium, pourrait assumer une valeur politique. La pratique, d’une manière un peu ancienne, est entendue comme un acte de transmission qui permet de garder vivants les savoirs. Si la question se posait au XVIIIe siècle, par rapport au fait de dépasser « le secret de l’artisan » pour faire profiter des connaissances toutes les personnes, cela a des consonances actuelles avec la multiplicité d’interprétations des actions dans les lieux contemporains de la fabrique. Ainsi, par collecte, superposition, questionnement de ces pratiques, il serait possible d’identifier le discours contemporain qui sous-tend la question des matérialités et prolonge (ou confirme) les principes du Collectif DAM. Le faire n’est ni strictement une affaire de projet ni une affaire immatérielle ; c’est une affaire d’abstraction. Ou, pour reprendre les termes de McKenzie Wark, il s’agit d’une affaire de classe opposant inexorablement les hackers (qui par le faire, font émerger des choses nouvelles au monde) aux vectorialistes (qui contrôlent les vecteurs – la matérialité – du capitalisme contemporain, ses infrastructures techniques, ses réseaux). Dans ce contexte, il s’agit d’inviter les contributeurs à une élaborer une réflexion critique sur les enjeux contemporains du faire lorsque les pratiques sont confrontées aux conditions socio-politiques de la matière.
3.3 Le mythe de l’immatérialité
C’est par l’idée que « sans substrat matériel, aucun projet ne pourrait advenir7 », que le Collectif DAM renverse d'emblée les prémisses d'une supposée primauté de l'intentionnalité créatrice/de la pensée sur la matérialité, enjoignant en conclusion de considérer que même « l’infrastructure est un médium de création8 ». Dans ce cheminement, du substrat à l'infrastructure, c’est une posture critique du collectif face aux postulats implicites affiliés aux notions mobilisées — parmi lesquels le dualisme matérialité-immatérialité est exemplaire — dont nous cherchons ici à questionner la pertinence contemporaine. L’anthologie informe une certaine pensée de la matérialité contemporaine, construite notamment par ces antagonismes, réfutant d’emblée l’hypothèse d’une dématérialisation de la réalité dans et par les techniques numériques, et par association d’une certaine « immatérialité » de ces médiations. Cette opposition théorique passe par des textes engagés qui adressent ce stéréotype dans l’analyse des médias et puis, par extension, dans les pratiques artistiques (Katherine Hayles et Estelle Zhong). Des composants électroniques accumulés dans des décharges à ciel ouvert (Jussi Parikka) à ceux soudés sur les circuits imprimés de nos ordinateurs (Katherine Hayles), la matérialité de nos médias est bien tangible, se mesurant dans l’impact écologique nécessaires à leur production (Ezio Manzini) et les infrastructures électriques dont le câblage encercle les territoires. L’information ne peut pas être considérée sans support d’inscription.
De la persistance de cette hypothèse découle un imaginaire autour de l’information, des interfaces et pratiques numériques comme étant décorporées et éthérées, qui relève d’une mythification des médias de communication et de représentation. Il nous semble donc toujours pertinent d’en interroger les fondements, et in fine de remettre en cause cette posture qui, bien que minoritaire, démontre une méprise sur ces matérialités quotidiennes.
En effet, ces approches théoriques d’une dématérialisation du sens dans les médias et de leur immatérialité ne forment plus le discours dominant9, il en demeure que ce dualisme oriente implicitement l'analyse de tout un champ d’activité de conception, notamment lorsque cette dernière requiert l’usage de machine computationnelle. Qu’importe la pratique, de la typographie à l’architecture, de l’installation vidéo à la performance, de la programmation à l’interface, les modalités d’analyse continuent d'apposer ce stigma matérialité/immatérialité amputant l’expérience matérielle que ces praticiens ont de ces techniques numériques. Cette hypothèse, pourtant, fait état de la difficulté de penser les matérialités complexes structurant les médiums (l’image, le son, la vidéo, la voix, le texte) dans ces médias ; « les effets de surface », pour reprendre Friedrich Kittler, semblent prépondérants et, de fait, leur matérialité semble limitée par le régime écranique qui les régissent.
Évidemment, les formes d’affirmation d’une matérialité effective des médias, de leur format à leur mode opératoire, sont multiples et témoignent d’une volonté de réappropriation de ces matérialités. On peut entre autres penser aux pratiques exemplaires du circuit bending qui dévoilent les différents niveaux de matérialités de média obsolètes ou contemporains, aux propositions de designers graphiques comme le collectif coréen Hej Hello Hallo Annyeong10 faisant apparaître les potentiels de la lecture à l’écran, ou encore aux artistes tels que le collectif DISNOVATION qui propose à décrypter, rendre publiques ou « re-matérialiser », les stratégies et logiques des machines. Finalement nous pouvons également considérer des productions qui mettent en jeu l’absence de corps11 qui jouent avec le visible et invisible et s’engagent avec de nouveaux publics, repoussent les limites de la matérialité corporelle
3.4 Vers une politique des infrastructures matérielles
En dernier lieu, il nous semble intéressant de constater la divergence existante entre le discours faisant de la dématérialisation une utopie technologique et la pensante réalité matérielle des infrastructures techniques. Si le thème de la matérialité n’a jamais véritablement disparu des discussions théoriques, l’on note que les conséquences écologiques des machines semblent faire renaître les questionnements au sujet de leurs modes d’existences. À titre d’exemple, le sujet des blockchains a de nombreuses fois donné lieu à des recherches portant sur leur impact écologique. De même, les discussions souvent stéréotypées autour des enjeux de l’intelligence artificielle se focalisent sur le remplacement des travailleurs par des machines, occultant quelque peu ses conditions d’émergence au sein du capitalisme numérique.
Bien qu’invisibilisée, la matérialité des infrastructures ne devient affleurante que lorsqu’elle démontre la contradiction entre le dogme du progrès technologique et la catastrophe sous-jacente aux industries délocalisées du numérique. En partant de l’hypothèse que « l'immatérialité est un mythe, tout à la fois fiction et fondement », il nous semble pertinent d’inviter les contributeurs à mener une réflexion sur les motivations politiques de la dématérialisation comme stratégie d’occultation de la réalité matérielle des infrastructures. Ainsi, nous supposons que l’analyse des effets n’est pas suffisante pour comprendre les enjeux politiques de la matérialité ; l’étude théorique, philosophique, critique des modes de productions est alors une nécessité. Nous convions donc les contributeurs à faire des propositions qui abordent la matérialité dans le contexte technique du capitalisme numérique et à penser celui-ci comme un ensemble d'éléments hétérogènes qui relèvent de l’infrastructure matérielle des systèmes, de la machine, du code, au travail et l’agencement délocalisé du travail de la matière numérique.
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23 janvier 2023, Centre Panthéon (12, place du Panthéon, 75005 Paris), http://designparis1.com/wp-content/uploads/2023/02/Programme-Matie%CC%80reMate%CC%81riauxMedium.pdf ↩
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DAM, Collectif « 1. Introduction », Design in translation, (en ligne, consulté le 3/07/2022), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/introduction ↩
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DAM, Collectif « 4. Une nouvelle matérialité », Design in translation, (en ligne, consulté le 3/07/2022), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/une-nouvelle-materialite ↩
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DAM, Collectif « 5. Conclusion », Design in translation, (en ligne, consulté le 3/07/2022), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/conclusion ↩
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DAM, Collectif « 1. Introduction », Design in translation, (en ligne, consulté le 3/07/2022), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/introduction ↩
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DAM, Collectif « 4. Une nouvelle matérialité », Design in translation, (en ligne, consulté le 3/07/2022), URL: https://dit.dampress.org/readers/materialite/une-nouvelle-materialite ↩
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Nous faisons référence au tournant matérialistes des médias et leurs auteurs comme Friedrich Kittler et Erkki Huhtamo. ↩
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Hey Hello Hallo Annyeong (collectif), Alphabet, 2020, projet en ligne disponible sur https://www.hhha.online/, consulté le 04/07/2022. ↩
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A titre d’exemple : Alice Lenay, Elisa Giardina Papa, Elisabeth Caravella, Ed Atkins, Pipilotti Rist, Adrian Piper, Addie Wagenknecht ou encore Dominique Gonzalez-Foerster ↩