Les vulnérabilités à l’épreuve de la sobriété : apports et perspectives pour les disciplines de conception
Béatrice Gisclard, Marine Royer

1. Résumé

Pour ce septième dossier thématique, la revue en ligne Design, Arts, Médias lance un appel à contributions autour des vulnérabilités, de leurs liens avec la sobriété et les manières dont elles irriguent les projets de conception.

En mettant en perspective les concepts de vulnérabilité et de sobriété dans notre « société du risque1», nous souhaitons questionner de façon interdisciplinaire et interprofessionnelle les champs de la conception (du design, de l’architecture ou de l’urbanisme). Nous interrogeons ce qu’ils renouvellent dans les façons de concevoir en s’intéressant notamment à l’accès aux ressources, aux capacités d’action, aux stratégies de survie, aux moyens de subsistance, à la quête de sens et à l’encapacitation des personnes2.

2. La thématique du dossier

« If we do not devote the lion’s share of design work to the global problems of ecological devastation and social inequality, it won’t matter what kinds of designs we produce or how we produce them3».  

Le caractère polysémique et multidimensionnel de la vulnérabilité a déjà été largement discuté dans la littérature. C’est un concept qui ne se limite pas à l’humain et qui peut être étendu à des aspects étatiques, économiques, ou encore au vivant dans son ensemble, tant ses manifestations sont diverses et plurielles à l’ère de l’Anthropocène. La notion désigne également un état de latence où la catastrophe vient agir comme un révélateur de son existence. Méconnaître les liens qui unissent profondément pauvreté et vulnérabilité revient à nier les causes politiques qui y président car « c’est d’abord la société qui vulnérabilise les individus, et non l’inverse4». À l’échelle individuelle, au-delà des capacités de la personne à faire face à une catastrophe ou à une situation dégradée, elle doit également pouvoir bénéficier d’un environnement propice, relevant d’un contexte capabilitaire global, pour augmenter sa résilience5. Par ailleurs, l’urgence a mis la planification écologique à l’agenda gouvernemental et dans ce contexte, la sobriété est largement mobilisée dans les discours politiques. Pourtant, c’est un concept lui aussi relativement polysémique, pouvant être compris comme « la norme du suffisant dans un monde conçu comme limité, mais non immobile6 ». Lorsqu’elle n’est pas mobilisée de manière implicite, elle est le plus souvent assimilée à la notion d’efficacité. La sobriété mobilise par ailleurs des aspects relatifs à la justice sociale afin de sortir d’une vision trop romantique de la notion pour appréhender la sobriété lorsqu’elle est subie. L’alerte du GIEC a également exacerbé les antagonismes entre les partisans d’un solutionnisme technologique et scientifique7 et les tenants d’une sobriété acceptée, voire émancipatrice. Étudier la sobriété en partant du point de vue de ceux et celles qui sont déjà en situation de vulnérabilité peut être porteur d’autres façons de faire.

3. Modalités de soumission

- 15 janvier 2024 : Envoi des propositions (3 000 signes) auprès de la coordination du numéro : beatrice.gisclard@unimes.fr et marine.royer@unimes.fr

Les propositions doivent comporter un titre, les prénoms et le Noms des autrices ou auteurs ainsi que quelques lignes de présentation (qualité, rattachement institutionnel ou lieu d’exercice de la profession, une ou deux références bibliographiques propres à l’auteur). Ce numéro de la revue accepte les contributions en français et en anglais.

- 24 janvier 2024 : réponse après examen des propositions

- 1er mars 2024 : envoi des articles aux coordinatrices du numéro

- 1er avril 2024 : retours aux autrices et auteurs après expertise en double aveugle

- 2 mai 2024 : remise des articles (version définitive)

- 15 mai 2024 : mise en ligne du dossier thématique

4. Les axes thématiques

AXE 1. Accès aux ressources et capacités d’action : les vulnérabilités territoriales face aux risques

Le territoire est « une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité8 ».  Quant aux vulnérabilités territoriales, elles relèvent de logiques d’emboîtement où se rejoignent les dimensions politiques, socio spatiales, économiques et foncières. La prise en compte des risques dans les projets d’aménagement et d’habitat peine à être intégrée, qu’ils relèvent des risques dits naturels (inondations, mégafeux, etc.) ou techno-industriels. Comment les acteurs publics ou le secteur privé peuvent-ils intégrer ces nouveaux paramètres dans les projets de territoire ? Comment intégrer cette complexité en prenant en considération les personnes les plus vulnérables ?

L’axe 1 s’intéresse à la prise en compte des risques dans les projets d’aménagement et de design ainsi qu’à leur impact dans les politiques publiques territoriales. Concilier safe et smart city9 à travers des projets sobres en ressources peut-il devenir un modèle de conception ? Comment contribuer à la connaissance et la conscience des risques à l’échelle individuelle afin de redonner du pouvoir d’agir aux habitantes et habitants sur ces sujets ? Quelles sont les grammaires graphiques et visuelles qui peuvent répondre aux urgences climatiques auxquelles nous faisons face ?

AXE 2. Stratégies de survie et moyens de subsistance : low-tech, contre-faire et désinnovation

Dans ce contexte de déplétion des ressources, certains s’interrogent sur les modes de fabrication, et envisagent une attitude plus mesurée à leurs productions. Ainsi l’utilisation de « basses technologies10 » œuvre pour une architecture et un design low-tech. Le low-tech en s’inscrivant dans la culture des makers, propose un rapport ouvert à la technologie visant à valoriser des usages singuliers, liés à des pratiques locales, contredisant la standardisation et l’uniformisation des technologies numériques. La tendance qui cherche à contre-faire les approches porte une double contestation. D’une part, une critique radicale des pratiques classiques de conception qui cultivent une vision hégémonique et appauvrit les façons de faire ; d’autre part, une opposition à l’idéologie majoritaire qui idéalise la concurrence, isole les individus et altère les possibilités de partage et de mutualisation. Ces approches révèlent une capacité à faire autrement11 en instaurant de nouvelles formes de conception plus itératives, incrémentales et frugales12

Afin de sortir d’une logique projective et expansive il faudrait apprendre à renoncer et, par conséquent, repenser notre manière de concevoir13. Penser des protocoles de renoncement et former les futurs professionnels de l’architecture et du design à dé-projeter nous permettraient d’apprendre à hériter et à prendre soin du monde à l’ère de l’anthropocène. Dès lors, nous cherchons à comprendre comment certaines pratiques de conception, au même titre que l’innovation, deviennent des disciplines de « défuturation14», c’est-à-dire ne produisant plus de futur mais son inverse. L’axe 2 propose de faire une place à ces pistes audacieuses, entre volonté d’encapacitation et désir de frugalité.

AXE 3. En quête de sens : la vulnérabilité et la sobriété du point de vue de la désirabilité 

En 2005, Findeli & Bousbaci15 ont montré que les projets avaient globalement quitté la sphère de l’esthétique attendue à l’origine pour tendre vers des dimensions plus éthiques et expérientielles, engageant les modes de vie. L’écart observé entre les urgences environnementales et les vulnérabilités sociales d’un côté, et les tendances du marché tout autant que les choix des consommateurs de l’autre, continuent à interroger. Véral16 analysant les différences entre « sociétal » et « social » montre que le social renvoie à la pauvreté et la misère, loin d’une esthétique propre à faire rêver pour vendre. Si concevoir pour une société plus durable revient, avant tout, à lutter contre les pauvretés écologique et sociale, ces luttes ne sont pas incompatibles avec un combat contre la pauvreté esthétique. Or, quelle acceptabilité ont les formes produites par la frugalité et le low-tech aujourd’hui ? Interroger la sobriété du point de vue de sa désirabilité, c’est assumer le fait qu’elle doit être placée du côté des émotions et du sens, qui soutiennent eux-mêmes nos choix éthiques et esthétiques.

L’axe 3 propose d’interroger les différentes postures face à la sobriété et la vulnérabilité afin de voir comment ces notions transforment les pratiques professionnelles des designers et concepteurs et comment elles sont, ou elles peuvent être, intégrées aux cahiers des charges de la conception. Nous interrogeons ici les liens entre esthétique et social, entre sobriété et désirabilité dans un contexte de pénurie, de réduction et de manque afin d’écouter celles et ceux qui décident de faire du « design du peu17 » un choix délibéré, un art de faire heureux, critique, parfois militant.


  1. Beck, Ulrich, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité [1986], Paris, Flammarion, 2001.  

  2. Gisclard, Béatrice et Royer, Marine, « Vulnérabilités sociotechniques et changement de paradigme », dans Fleury, Cynthia et Fenoglio, Antoine (dir.), Soigner le monde, France, Paris, Presses Universitaires de France, 2023 (sous presse). 

  3. Nardi, Bonnie, « Design in the Age of Climate Change », She Ji, 5/1, 2019, 5-14 

  4. Brodiez-Dolino, Axelle, « Le concept de vulnérabilité », La vie des Idées, 2016 : récupéré du site le 26/10/2023 : https://laviedesidees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite.html, consulté le 13 novembre 2023. 

  5. Benitez, Fanny et Reghezza, Magali, « Les capabilités à faire face ou comment repenser la résilience des individus », VertiGO – la revue électronique de l’environnement, 30, 2018. 

  6. Flipo, Fabrice, L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, Paris, Éditions Matériologiques, 2020, p. 31. 

  7. Morozov, Evgeny, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique, Limoges, FYP, 2014. 

  8. Di Méo, Guy, « De l’espace aux territoires : éléments pour une archéologie des concepts fondamentaux de la géographie », L’Information Géographique, 3, 1998, p. 99-110. 

  9. Gisclard, Béatrice, Douvinet, Johnny, Martin, Gilles, Les défis majeurs de la « ville intelligente » de demain, dans Boris Cyrulnik (dir.), Smart City. Le catastrophisme, penser le pire et agir pour le meilleur, Nice, Ovadia, 2020, p. 85-116. 

  10. Bihouix, Philippe, L' âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, France : Les éditions du Seuil, 2014. 

  11. Royer, Marine et Pellerin, Denis, « Le design à l’épreuve de l’éthique du care : retour réflexif pour une possible réinvention des pratiques en design », Sciences du Design, Varia, 16, 2022, p. 120-137. 

  12. Royer Marine, « Design social. Éléments constitutifs d’un projet sur le maintien à domicile des personnes âgées et en situation de handicap », Ocula « Quando è design », 24(21), 2020, p. 134-151.  

  13. Monnin, Alexandre, Landivar, Diego et Bonnet, Emmanuel, Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021. 

  14. Fry, Tony, Design Futuring : Sustainability, Ethics and New Practice, Oxford, Berg Publishers, 2008. 

  15. Findeli, Alain et Bousbaci, Rabah, « L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design », The Design Journal, VIII (3), 2005, p. 35-49. 

  16. Véral, Maurice, « Vous avez dit « sociétal » ? », Humanisme, 304, 2014, p.10-12. 

  17. Fétro, Sophie, « ACTE II : Design du peu, pratiques ordinaires », Design Arts Médias, 2021 : cf. https://journal.dampress.org/issues/design-du-peu-pratiques-ordinaires/editorial