Séance n°6, mercredi 3 mars 2020. Propos recueilli par Sacha Berna et Cassandra Bonnafous, relu par Camille Mançon.
Figure 1. Synthèse graphique 7, Lucy Doherty.
Podcast 6
1. Présentation du propos par Catherine Chomarat-Ruiz
Bienvenue à toutes et à tous pour cette sixième séance de notre cycle de conférences dédiées aux Design, aux Arts, aux Médias et à leurs frictions. L'unité de la séance de ce soir, qui réunit Emmanuelle Lallement, Francesca Cozzolino, Nicolas Nova et Marine Royer, tient au fait s'intéresser soit à l'ethnologie, soit à l'anthropologie, soit aux deux. Autrement dit d'intégrer une part dédiée aux sciences humaines et sociales dans la pratique du projet et dans la réflexion à l'égard de cette activité de design. L'objectif est de poser la question de savoir ce que les sciences humaines et sociales peuvent apporter au design.
2. Conférence d'Emmanuelle Lallement
2.1 En préambule
Bonjour à toutes et à tous, merci de l'invitation dans le cadre de ce séminaire. Je vais prendre certaines précautions oratoires, et la première d'entre elles sera de dire que je ne suis absolument pas designer, je n'ai pas de pratique du projet, je suis seulement anthropologue, chercheur en anthropologie et enseignante en anthropologie. Je n'ai pas de compétences design, ni en art, je ne travaille pas précisément sur les pratiques créatives, ce n'est pas non plus un objet de recherche pour moi, et encore moins, je ne suis pas une anthropologue des techniques ou de la culture matérielle.
Je fais depuis plus de 20 ans de l'anthropologie urbaine. Je suis professeur à l'Institut d'études Européennes de Paris 8 où je suis responsable de la mention de master « Études Européennes et Internationales » et où je m'occupe du parcours Villes Européennes, Urbanisme, Aménagement et Dynamiques Sociales, master qui forme des étudiants aux métiers de la fabrication de la ville, c'est-à-dire plutôt des gens qui sont destinés à être notamment urbanistes ou à travailler dans des agences d'architecte, d'urbanisme, d'aménageurs, de bureau d'études. Je fais par ailleurs partie d'un laboratoire de recherche, le LAVUE, le laboratoire architecture ville urbanisme et environnement, qui est une Unité Mixte de Recherche qui s'intéresse à la ville, aux environnements urbains, et qui regroupent à la fois des géographes, des sociologues, des anthropologues, des architectes et des urbanistes : la ville est un objet qui demande d'avoir une approche assez pluridisciplinaire.
Pour poursuivre, je travaille aussi à la maison des Sciences de l'Homme de Paris Nord (la MSH de Paris-Nord), où je suis en charge d'un axe de recherche « Penser la ville contemporaine ». Et si je vous en parle, c'est parce que chaque année il y a un appel à projet dans le cadre de la MSH Paris-Nord, qui peut vous intéresser parce qu'il peut croiser des problématiques à la fois urbaines mais aussi des problématiques liées aux industries culturelles, aux arts et à la manière de fabriquer la ville avec les arts et la culture. Donc je vous invite à regarder sur le site de la MSH Paris nord tous les axes de recherche.
2.2 Ethnologue dans la ville
Quand je dis que je travaille sur la ville, je travaille dans la ville. Ce qui m'intéresse, je dirais de manière centrale, c'est la production des espaces publics et des formes de rassemblements dans les milieux urbains. C'est ce qui m'a principalement occupée ces dernières années, pour interroger des choses aussi simples que : qu'est-ce que produire un espace public ou qu'est-ce que c'est de se produire, se comporter publiquement dans un espace qui fait qu'il devient un espace public ? Parce-que je pense beaucoup au fait qu'on ne peut pas décréter de l'espace public, mais est espace public un endroit où l'on se comporte publiquement.
Également, ce sont les formes de rassemblements festifs qui m'ont beaucoup intéressée ces dernières années. J'ai travaillé sur la question des fêtes et notamment des politiques festives dans les villes, si bien que comme tout a été arrêté par le Covid : ma dernière spécialité est de travailler sur les fêtes quand il n'y a plus de fête. C'est-à-dire quand elles sont devenues impossibles, quand tout rassemblement est devenu impossible. Comment peut-on faire une anthropologie de la fête quand celle-ci est interdite ?
Par ailleurs, toujours en anthropologie urbaine, je m'intéresse à la question des commerces, des situations d'échanges marchands qui est assez centrale pour penser la fabrication de la ville. Comment fait-on de la ville avec du commerce ou comment quelquefois est-on amené à la défaire ? Comment la ville peut-elle être menacée par cette présence marchande ? C'est ce que j'ai appelé la ville marchande et j'ai beaucoup travaillé sur des quartiers comme le quartier de Barbès à Paris au sujet duquel j'avais publié un ouvrage, mais aussi sur toutes les situations qui sont des situations marchandes dans la ville. Car je m'intéresse aussi bien aux petits marchés alimentaires qu'aux quartiers de commerces de luxes, je m'intéresse aux aussi bien aux puces et qu'aux centres commerciaux. Cette manière dont on peut voir la ville comme étant une ville marchande est une question à la fois ancienne mais qui documente aussi le récit de la ville contemporaine.
Ceci est en lien avec l'anthropologie de la mondialisation, puisque s'il y a bien un modèle qui circule à travers le monde, c'est bien l'urbanisation des espaces et des modes de vie. Si le monde n'est pas totalement urbain, en tout cas les modes de vie, pourrait-on dire, sont quand même très largement urbanisés et dans ces questions sur la mondialisation je me suis notamment intéressée aux touristes et à la manière dont des villes comme Paris produisent une attractivité particulière.
Vous voyez que tout cela semble assez loin du design, cependant c'est vrai que j'ai aussi travaillé un peu au Ministère de la Culture, pendant trois ans, où je me suis occupée d'analyse de publics des patrimoines (musées, monuments, architecture...)
Mais mes deux points d'entrée dans le design sont, premièrement, une rencontre avec une designer dont je vais vous parler, qui est Matali Crasset, il y a maintenant 20 ans. Et deuxièmement, la manière dont j'enseigne un peu le design, à l'ENSCI.
2.3 Une rencontre avec le design
Je vais resituer mon lien avec le design dans un contexte biographique : qu'est-ce que je faisais à ce moment-là en anthropologie, mais aussi qu'est-ce qu'était l'anthropologie à cette époque où je rencontrais Matali Crasset ? Il y a un croisement entre un parcours biographique et un contexte disciplinaire plus large qui est celui de l'anthropologie et plus particulièrement l'anthropologie du contemporain.
Puis brièvement, je vais vous montrer ce que je tente de développer dans mes cours à l'ENSCI, la manière dont j'essaye d'enseigner l'anthropologie, comment elle peut apporter effectivement à des designers en formation, et puis je ferai une petite conclusion sur la manière dont j'envisage les liens entre anthropologie et design. Ou plutôt je dirais la manière dont j'envisage les liens qu'il peut y avoir quand il y a une demande d'anthropologie, une demande sociale d'anthropologie dans le design. Parce qu'on observe effectivement cette question de la demande sociale de l'anthropologie, qui n'est pas spécifique d'ailleurs au secteur du design. Il y a une demande d'anthropologie dans un certain nombre de secteurs, j'essaierai d'en parler et d'examiner les conséquences de l' importation de certains concepts et l'impact sur l'anthropologie elle-même.
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En essayant de répondre à la question qui m'a été posée dans le cadre de ce séminaire : « Qu'est-ce que l'anthropologie peut apporter au design ? »
2.4 Rapide histoire de l'anthropologie sociale
Je vais dresser un petit panorama du contexte de l'émergence de l'anthropologie du contemporain qui a beaucoup de lien avec la manière donc elle peut s'adresser au design, sans être trop scolaire. L'idée que j'ai envie de faire passer, c'est de dire qu'il faut être sensible au fait que l'on a affaire à une discipline qui, jusque dans les années pratiquement 80, était une discipline qui était une science, certes, de l'Homme, une science de l'Homme en société si on prend la définition basique de l'anthropologie telle qu'elle m'a été enseignée, mais que cet Homme ce n'était quand même pas n'importe lequel, c'était un Homme de sociétés lointaines.
L'anthropologue allait analyser des sociétés qu'il allait chercher plutôt dans le lointain par des voyages, par des terrains d'enquête qu'il menait à l'étranger durant une longue période, avec ce système de l'immersion propre au travail ethnologique, et s'intéressait à des sociétés considérées comme lointaines et traditionnelles voire exotiques. Ce paradigme a été central non seulement dans l'anthropologie mais on va dire dans la médiagénie de l'anthropologie, c'est-à-dire dans la manière dont l'anthropologie a toujours circulé dans des images et notamment des images médiatiques. Et maintenant encore, on conserve encore beaucoup cette représentation de l'anthropologie et de l'ethnologie comme étant une science « de l'exotique » pour dire vite et de l'homme de l'ailleurs. On verra que ça peut aussi avoir des répercussions sur la manière de la voir, quand on fait du design.
Jusque dans les années 60, l'anthropologie était dominée par le structuralisme et par la grande figure du structuralisme qui était Claude Lévi-Strauss. Il faut savoir que Claude Lévi-Strauss en 1958, dans L'anthropologie structurale, a écrit un petit texte qui s'appelle « Place de l'anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son enseignement », et c'est lui qui a établi une différence que peut-être vous avez envie de connaître, car c'est quelque chose que l'on a toujours de manière confuse en tête, la différence qu'il y a entre les trois termes q'on utilise quand on parle d'anthropologie à savoir d'un côté ce grand terme qui est l'anthropologie, puis deux autres termes qui sont ethnologie et ethnographie. C'est Lévi-Strauss qui, en 1958, d'un point de vue très didactique pour son enseignement, a voulu clarifier les termes et l'usage des termes : qu'est-ce que l'anthropologie, qu'est-ce que l'ethnologie et qu'est-ce que l'ethnographie ?
Alors que dans « anthropologie » la racine c'est l'Homme, l'humain : « anthrôpos »; dans « ethnologie » et « ethnographie » la racine est « ethnê » en grec, le peuple. On a d'un côté la discipline anthropologique qui est une discipline qui s'intéresse à l'humain, à l'Homme en général tandis qu'on aurait deux étapes dans la démarche de cette discipline, qui serait des étapes plutôt liées à des sociétés particulières, à des groupes d'humains, que seraient l'ethnologie et l'ethnographie. Lévi-Strauss disait qu'il faut s'imaginer que l'anthropologie est une bâtisse à trois étages, une maison dans laquelle il y a un rez-de-chaussée, un premier étage et un grenier ou des combles. Le rez-de-chaussée serait fait de l'ethnographie, l'écriture d'un groupe humain, sa description. C'est le moment du terrain, de l'observation, de la collecte, de la récolte de matériaux qu'on appelle donc des matériaux ethnographiques. On est donc dans un travail descriptif. Ce serait le premier moment quand on fait de l'anthropologie. Puis, on arrive au premier étage de la maison qui serait l'ethnologie où, là, on ne serait plus uniquement dans une question de description, on ne serait plus dans une opération intellectuelle qui serait uniquement celle de la description, mais on serait dans l'ethnologie, avec l'idée de « logos ». On serait donc dans l'opération intellectuelle d'interpréter, de donner du sens à ce que l'on voit, ce que l'on observe dans les comportements, les manières de faire, les pratiques corporelles, les techniques, les rituels, les manières de se marier, de faire la cuisine, d'enterrer ses morts. À ce stade on quitterait les rivages de la description pour aller vers l'interprétation et là on serait dans l'explication de phénomènes et de conduites humaines. Enfin, le troisième niveau, celui de l'anthropologie, serait comme les combles de la bâtisse, disait-il. Cet étage serait l'anthropologie, où là on serait dans une troisième opération qui n'est ni la description ni l'interprétation mais qui serait l'explication de phénomènes, de principes universels qui se révèlent dans la comparaison. Ce que Lévi Strauss dit c'est que l'anthropologie est une science de l'humain où, à ce niveau anthropologique, on ne vient pas examiner le particulier, on ne vient pas chercher et caractériser la singularité, mais on vient dire les principes universels d'organisation des sociétés humaines, c'est-à-dire une approche du général.
Si bien que l'anthropologie est une approche de l'humain dans son unité, tout en prenant comme fondement la diversité du genre humain.
D'un point de vue pédagogique, je me sers souvent de cette architecture de la discipline en trois niveaux et moments, non pas pour dire qu'ils sont hermétiques, non pas pour dire qu'on se situe dans l'un ou dans l'autre, mais pour essayer justement de montrer comment l'anthropologie se constitue, s'organise sur le plan épistémologique, et surtout comment elle se décline du point de vue méthodologique. Cela permet aussi quelque fois de mieux comprendre ce qu'on lit, voire de faire le tri dans certains usages abusifs de tel ou tel terme. Car le mot « anthropologie » est souvent utilisé avec abus de langage. Une analyse anthropologique, de manière contre-intuitive quelque fois, n'est pas une démarche qui vise à montrer des différences, mais tend à réduire les différences pour dire ce qui est commun à l'être humain au-delà de la variabilité culturelle de ses conduites. Et quand on est dans une analyse plus ethnologique, on est alors dans une opération qui donne du sens à des pratiques qui se situent à un niveau plus particulier voire micro-social, micro-local. Enfin, quand on fait de l'ethnographie, on est évidemment, dans un exercice qui est celui de la description et qui peut-être une description très dense comme ont pu montrer un certain nombre d'anthropologues depuis.
Mais si je présente cela, c'est aussi parce que Claude Lévi-Strauss, qui a marqué la discipline, est aussi celui qui avait considéré qu'on ne peut pas vraiment faire d'anthropologie de notre propre société. En 1973, Claude Lévi-Strauss écrit un texte dans lequel il dit que les anthropologues ne doivent s'intéresser qu'aux sociétés pures, qu'aux sociétés froides, qu'aux sociétés sans écriture. Il considérait moins possible et légitime de faire de l'ethnologie du proche, car selon lui la distance avec l'objet est nécessaire à l'exercice de cette discipline. Difficile pour lui donc de considérer que l'anthropologie va devenir une anthropologie de notre propre société, du proche et du familier. Si bien que, pendant très longtemps, il y a eu une sorte de réticence des anthropologues à travailler sur le contemporain, le proche, et pendant très longtemps l'archétype de l'ethnologue était un ethnologue sur son terrain, dans des sociétés très éloignées, qui travaillait sur des problématiques classiques comme le rituel, la croyance, la magie, les structures de parenté, les pratiques corporelles. On travaillait soit sur la culture matérielle, soit sur la culture immatérielle, et c'est vrai que c'est un petit peu ça qui a aussi été très marquant parce c'est ça que l'on pouvait aussi voir dans les musées. Notamment dans les musées d'ethnologies, qui étaient des musées coloniaux pendant très longtemps, où on voyait effectivement beaucoup d'objets qui avaient été rapportés par ces grandes expéditions ethnologiques et ces grands voyages d'ethnologues qui rapportaient un certain nombre d'objets.
Si bien qu'il y avait une sorte de grand partage du monde, d'un côté les sociétés traditionnelles et de l'autre les sociétés modernes, et que ce partage du monde a été aussi très opérant pendant longtemps aussi pour partager les disciplines. Pendant longtemps l'anthropologue était celui qui travailler sur les sociétés traditionnelles et lointaines et le sociologue était celui qui travaillait sur les sociétés proches, modernes et contemporaines.
Je synthétise et caricature cette histoire de manière rapide pour le propos d'aujourd'hui, et c'est évidemment beaucoup moins schématique, beaucoup plus complexe dans la réalité de l'histoire de la discipline, notamment en France où il y avait une ethnologie rurale, puis une ethnologie urbaine qui s'est développée. Néanmoins pendant longtemps, il a été plus difficile pour un anthropologue de travailler sur sa propre société, car la légitimité se situait dans l'examen des sociétés lointaines. L'anthropologue avait construit sa légitimité dans les sociétés de l'ailleurs. À partir des années 1960 et en lien avec la décolonisation, ainsi qu'une transformation interne à la discipline, le paradigme de la culture a été profondément bouleversé.
Je saute allègrement les années pour en arriver au moment de l'émergence de l'idée d'anthropologie du contemporain, dans les années 80 et surtout 90, telle que Marc Augé a pu la mettre en place dans ses ouvrages comme Anthropologie des mondes contemporains notamment. Marc Augé dit que cette notion de contemporain peut être mise au cœur de notre discipline, et que le contemporain est aussi une expérience commune qui est celle de l'accélération du temps et du rétrécissement de l'espace.
Cette nouvelle expérience anthropologique, où personne ne peut ignorer, même au fin fond de la forêt amazonienne, qu'il vit dans un monde plus vaste qui dépasse très largement son village et son environnement, bouleverse l'exercice anthropologique.
Sur le plan des objets de recherche, la ville a pu devenir un terrain pour les anthropologues. J'ai pu écrire à la suite de nombreux autres ethnologues urbains sur l'histoire de l'anthopologie urbaine en France, et montrer comment cet objet s'est peu à peu constitué, dans un contexte socio-historique donné qui est celui de l'émergence, aussi, des « problèmes des banlieues » dans les années 80. L'ethnologue a pu commencer à travailler à la suite du sociologue sur des situations urbaines contemporaines avec des méthodes qui étaient censées être bien adaptées justement parce que l'ethnologue était celui qui avait effectivement travaillé sur des réalités micro-sociales, qui avait travaillé déjà sur des spécificités ethno-culturelles de populations dans l'ailleurs : il avait les bons outils pour travailler sur des problématiques rencontrées, les espaces urbains, dans les quartiers populaires, dans les périphéries, et du coup il devenait chercheur en sciences sociales capable d'étudier la ville et ses problématiques.
Vous pouvez lire les travaux de Michel Agier en anthropologie urbaine.
2.5 Anthropologie du familier et design
Je vous invite aussi, comme je le fais toujours auprès des étudiantes et des étudiants à lire les travaux de Michèle de la Pradelle qui avait développé l'idée d'anthropologie « du familier ». Pour elle, « le travail de l'anthropologie, lorsqu'il s'exerce ici et maintenant, qu'il s'applique au monde social qui nous est propre, est d'expliciter les multiples opérations que nous effectuons sans leur prêter attention, sans en avoir une conscience thématique, parce qu'elle compose l'ordinaire de nos vies. La tâche que nous nous donnons et de rendre compte de ce qui pour chacun va de soi mais l'ordre de ce qui va de soi, c'est-à-dire le monde de l'ordinaire, n'est pas immédiatement donné, qu'il s'agisse de nous ou même des « autres » ». On voit que l'idée est de parvenir à une anthropologie des mondes du familier, du quotidien, de l'ordinaire, est aussi une manière de définir et peut-être de faire le lien entre anthropologie et design, c'est-à-dire de voir en quoi cette discipline est une manière de prendre au sérieux, ce qui est évident, ce qui est familier, ce qui est ordinaire, de considérer que son objet c'est précisément ce qui va de soi, des choses qui avaient été développées par des anthropologues notamment par des anthropologues de la communication.
L'idée est de s'intéresser au ronronnement de la société, non pas à l'exceptionnel au quotidien, au familier. Cela peut servir et en tout cas apporter quelque chose au design.
Matali Crasset, qui a fait l'ENSCI, est justement une designer qui porte une attention toute particulière à l'ordinaire, à ce qu'elle a appelé avant même de pouvoir lire des anthropologues, «les rituels domestiques au quotidien ». Matali Crasset, avec laquelle j'ai pu travailler et écrire dès le début des années 2000, peut être vue comme une anthropologue dans le design justement pour cette approche qu'elle a de l'ordinaire et du quotidien et des méthodes mises en œuvre pour accéder à la compréhension des mondes du familier et à la création.
En deux mots, je peux décrire la collaboration que je peux avoir avec Matali, depuis une vingtaine d'années, collaboration tout amicale, qui n'est pas formalisée et évolue au fil des années, des projets. Elle se réalise à deux niveaux, le premier autour de l'écriture de textes sur ses objets, ses projets. Par exemple, j'ai rédigé un texte sur un de ses premiers objets qui est une colonne d'hospitalité, « Quand Jim monte à Paris ». Comment, en tant qu'ethnologue, je peux comprendre la manière dont une designer crée un objet dédié à l'hospitalité. Cet élément de mobilier, qui propose sous une forme de colonne avec un matelas qui s'enroule à l'intérieur et provoque l'hospitalité, est l'antithèse du canapé clic-clac. C'est un objet consacré à l'hospitalité et qui, de plus, crée une sorte de petit rituel.
Le deuxième niveau de dialogue avec Matali Crasset se situe au niveau des projets eux-mêmes, c'est-à-dire d'essayer de contribuer à des projets en cours. Je vais prendre juste un petit exemple qui est assez ancien, il date des années 2011-2012.
Ce projet a été élaboré dans le cadre du lieu du Design à Paris où il était demandé à trois équipes de designers de réfléchir à la question de l'espace public. Le projet n'était pas le design de l'espace public, mais bien l'espace public comme objet de design. L'idée était de faire un projet prospectif, pour essayer de comprendre comment les designers pouvaient effectivement penser l'espace public.
Nous avons réfléchi à un outil cartographique sensible du territoire urbain. Nous avons identifié les multiples pratiques d'appropriation de l'espace public urbain en essayant de saisir d'un point de vue sensible, ordinaire, voire infra ordinaire, ce qu'est finalement la ville des citadins, pas la ville des architectes, pas la ville des urbanistes mais la ville des citadins. Qu'est-ce qui fait le quotidien de la ville ? Comment produit-on des manières de faire ville ? Nous avons été attentives à ces nouvelles modalités d'occuper l'espace public, de se l'approprier. À l'époque je travaillais beaucoup sur « ces petits riens urbains » comme le disait le philosophe de la ville Thierry Paquot, les petits riens urbains comme pouvaient l'être les vide-greniers, les pique-niques, ces manières de pouvoir prendre place dans la ville et d'essayer d'avoir une place dans la ville quand on est un citadin. Nous avons pris cela au sérieux et décrit ces pratiques. Quels sont les espaces que l'on peut identifier ? Quels sont les objets ? Quelle est l'expression matérielle de ces conduites ? Quels sont les discours produits et surtout quels sont les modes de sociabilité qui sont à l'œuvre ? Cela ça m'a évidemment beaucoup intéressée car nous avons mis en œuvre une sorte de grammaire des pratiques et saisi comment on peut cartographier et faire des typologies de comportements, de modes de sociabilité, de modes d'interaction. Ceux-ci peuvent se décliner depuis l'anonymat urbain à la convivialité, du partage de l'espace public à la compétition dans l'espace public, de l'égalité entre participants à une même scène publique à la distinction sociale la plus virulente, à des pratiques qui vont des pratiques discursives qui peuvent relever d'un discours très euphorique sur la ville sur ses modes de convivialité ou, au contraire, à des discours très dysphoriques pour dire à quel point la ville est un environnement violent, anomique et anonymisé. Voir l'hétérogénéité des pratiques des discours mais aussi voir l'hétérogénéité des acteurs a été notre objectif. Les citadins peuvent être plus ou moins engagés dans des collectifs, des associations, dans des communautés souvent éphémères et selon des temps sociaux et des situations variées, comme le vide-grenier du dimanche matin, ou l'association de quartier, ou le conseil de quartier. On peut proposer de décrire et ainsi typologiser les modes d'implication dans la ville. Et ce que l'on a essayé de produire avec Matali, c'est une sorte d'outil qui reprend toutes ces catégories, toutes ces typologies, qui montre comment on peut en faire des « régimes » à la fois d'analyse de la ville, un outil pour analyser des pratiques urbaines, mais comment cela peut devenir aussi devenir un outil pour les faire émerger. L'idée était que cette cartographie puisse servir pour faire émerger un certain nombre de pratiques urbaines qui potentiellement donneraient lieu àdes formes d'appropriation, d'engagement voire d'implication. Et notre idée était de montrer comment tout cela peut se moduler, fait l'objet de modulations en fonction de variables sociologiques, mais aussi de variables plus individuelles liées à des parcours biographiques résidentiels... Comment faire en sorte de penser en matière de modulation, quelque chose qui n'engage pas sur toute la durée de vie de ces pratiques citadines mais à des moments particuliers, dans des situations singulières ? Comment articuler des espaces à des temps sociaux particuliers ? Comment moduler son mode d'engagement dans la ville en fonction soit de son âge, et/ou du temps social dans lequel on est pris ? En réalité, il s'agit d'un outil prospectif et projectif pour lire les pratiques urbaines telles qu'elles se déroulent dans leurs hétérogénéités et leur diversités, telles qu'elles peuvent se mettre en confrontation mais également un outil pour montrer comment repenser les espaces publics et, enfin, proposer des choses sous forme de modulation de degrés d'engagement dans la ville.
Ce qui m'intéresse, et c'est pourquoi j'ai parlé de cette distinction entre ethnographie, ethnologie et anthropologie, c'est d'articuler une approche résolument ethnographique à un questionnement plus anthropologique. Ce qui m'intéresse c'est faire du terrain, parvenir à une description fine de ce que j'observe dans les espaces, les pratiques, les modes de sociabilité, les pratiques professionnelles aussi bien sûr. Mais, j'essaie de ne pas rester aveuglée par l'empirie. Mon travail est aussi de documenter ce qui serait de l'ordre d'une anthropologie de la ville, c'est-à-dire de montrer en quoi effectivement ce qui est à l'œuvre ce sont des productions d'urbanité, c'est-à-dire des manières de vivre au monde actuellement et d'être au monde actuellement. C'est ainsi que je conçois cette approche comme anthropologique.
2.6 Une demande sociale d'anthopologie et quelques chausse trappes à identifier
J'observe par mes mes interventions mais aussi par mes enseignements qu'il y a une demande sociale d'anthroplogie, à la fois pour savoir pratiquer l'ethnologie, et pour savoir aussi quelquefois avoir affaire à des analyses de type ethnologique qui sont de plus en plus présentes dans le design. J'essaie d'avoir cette approche un peu théorique de l'histoire de la discipline pour montrer que tout cela s'est construit dans le temps et que cela ne peut pas échapper à un contexte historique et social général et des disciplines. Avec les étudiants, nous pratiquons le terrain ensemble, nous produisons des matériaux ethnographiques et réalisons de petites analyses ethnologiques. Évidemment j'oriente les travaux en ethnologie urbaine qui est davantage mon domaine.
Néanmoins mon idée est de donner des clés pour une connaissance certes limitée mais assez opérante de la discipline. Il s'agit en effet de ne pas tomber dans un certain nombre de pièges que nous tend de manière assez évidente, je trouve, ce lien entre anthropologie et design. J'en ai identifié certains, dont le premier est le piège de retomber dans une approche culturaliste et de verser à nouveau vers une ré-exotisation de la discipline ethnologique et de ses objets. Au moment même je dirais où l'anthropologie a fait tout ce travail de déconstruction par rapport à ses premiers objets « exotiques », il ne s'agit pas de retomber dans une vision uniquement culturaliste. Pour se défaire justement d'un certain nombre de conceptions très traditionnelles et en premier lieu du paradigme de la culture. La chausse trappe serait de participer à une ré-exotisation des objets de laquelle justement est sortie l'anthropologie du quotidien.
Le deuxième piège est peut-être le piège d'une approche qui resterait aveuglée par l'empirie la plus pure et qui se contenterait de produire des descriptions de micro-situations. Cela consisterait à se contenter de voir dans le réel des usages et des mésusages, des situations conçues et des détournements d'usages, de considérer les pratiques à l'œuvre comme étant, comme le dirait Michel de Certeau, des tactiques, du braconnage. J'estime cela trop faible pour penser les pratiques des gens qui sont souvent extrêmement réflexives.
Et, pour finir, je dirais que le troisième piège est peut-être le piège de l'anthropologie « par mot-clé », c'est comme ça que j'arriverais à le formuler aujourd'hui. C'est-à-dire une anthropologie utilisée par mots-clés lancés qu'on voit très régulièrement. Pour exemple la notion de terrain qui est érigée comme une sorte d'alpha et d'oméga de la discipline mais dont on voit que la plupart du temps elle est réduite à une pratique de la visite, de l'observation « one shot » qui ne constitue pas ce qu'on désigne, en anthropologie, le terrain.
Je pense aussi évidemment à un autre « mot-clé », celui de culture dont j'ai parlé, mais aussi à la notion de rituel, utilisée ça et là pour penser plutôt ce qui ressort davantage de la ritualisation de la vie quotidienne. Ce mot clé du rituel est censé donner un sens extrêmement fort à des pratiques qui ne relèvent pas nécessairement du rituel proprement dit, mais de la ritualisation du quotidien. La notion d'identité me semble aussi une forme de piège à penser extrêmement fort et un mot clé ethnologique que l'on voit utilisé à foison et qui empêche peut-être de voir l'identité comme quelque chose de processuel et non essentialiste.
Pour finir, je dirais qu'il s'agit donc pour moi d'une réflexion en chantier, que j'essaie d'éprouver et de mettre en pratique avec les étudiantes et étudiants de l'ENSCI.
Cette période du Covid que l'on vient de traverser et des confinements successifs qui ont vraiment mis à mal l'approche qu'on pouvait avoir des disciplines du terrain - précisément on ne pouvait pas avoir accès à nos terrains-, est très féconde pour que des designers puissent aider les anthropologues à être dans une pratique assez innovante du terrain, avoir des techniques d'enquêtes différentes qui font le lien entre «Innovation en termes de méthodes» et «Innovation sociale». Je pense que, actuellement, il y a une vraie fertilité croisée entre le design et l'anthropologie par ce dynamisme d'être sur le terrain coûte que coûte et d'éprouver des méthodes qui sont souvent, d'ailleurs, très participatives. Ces méthodes sont en lien avec l'innovation sociale et permettent de travailler ensemble, d'être dans une pratique de l'ethnographie participative, avec des techniques alternatives qui ont pu être travaillées pendant ces périodes du Covid ou de post Covid. Les anthropologues et les designers ont de plus en plus de liens à forger et à renforcer pour forger ensemble une science du familier sur la base d'une approche solide du terrain.
3. Discussion
Catherine Chomarat-Ruiz
Merci pour cette intervention. Je trouve tout à fait précieux le fait d'avoir reconstitué un cadre théorique au sein duquel cette rencontre avec le design a été esquissée, y compris, d'ailleurs, comme ça a été suggéré, une rencontre non-exempte de pièges, c'est-à-dire d'emprunts abusifs à la discipline.
J'ai aussi beaucoup apprécié la passerelle entre design et anthropologie qu'a constituée la mention de l'intérêt pour le quotidien, c'est-à-dire finalement toutes ces petites choses qui nous entourent et qui constituent au bout du compte l'environnement dans lequel nous nous mouvons.
Je vois qu'il y a déjà des questions posées dans le tchat, donc je ne vais pas prendre trop longtemps la parole. Mais ma question de curiosité tient à une reformulation de la question qui était posée : en quoi cette rencontre avec le design a pu influer ou qu'est-ce qu\'elle a pu apporter au regard de l'anthropologue ou de l'ethnologue que tu essayes d'être ?
Je vois qu'il y a une prise de parole de Cassandra Bonnafous et donc je vais tout de suite donner la parole à Cassandra, ensuite Camille Mançon, puis on verra.
(49min03)
Cassandra Bonnafous
Bonjour, ma question était par rapport à ce que vous disiez juste à la fin, par rapport aux innovations qu'il y a pu avoir liées au contexte du Covid, et au manque d'accès au terrain : est-ce que pour vous ces nouvelles innovations et techniques vont perdurer ? Est-ce que ce sont des choses auxquelles qu'on a pensé dans un certain contexte mais qui, finalement, vont s'avérer utiles on va dire même plus tard ? Ou est-ce que ce sont vraiment des solutions d'urgence, qui sont destinées à rester très ponctuelles?
Emmanuelle Lallement
Alors, j'ai été trop rapide quand j'ai dit ça, c'est-à-dire que certes elles sont liées à cette situation d'impossibilité de faire du terrain et donc elles ont été mises en place, en tout cas formalisées, en tant que telles dans cette situation en urgence, mais elles existaient finalement déjà avant. Et je dirais qu'elles existaient avant et notamment dans un champ qui est précisément celui de l'ethnographie dans le design, dans une perspective aussi de développement d'innovation technique. Mais surtout existait déjà une démarche d'usage de l'ethnologie dans le champ du marketing. À nous de faire en sorte que la démarche de l'ethnologie ne soit pas uniquement utilisée par une approche marketing.
Camille Mançon
Bonjour, moi c'était plutôt une question par rapport à votre collaboration avec Matali Crasset, quand vous disiez justement avoir apporté une envergure complètement ethnologique pour contribuer à ce projet même. Est-ce que du coup vous repreniez des méthodes et des clés ethnologiques pour les reproduire telles quelles dans son travail ? Ou est-ce que le fait qu'il y ait une rencontre, justement, avec le champ du design, vous les aviez adaptées ? Est-ce que ça a créé quelque chose de nouveau du fait de cette collaboration entre les deux disciplines ?
Emmanuelle Lallement
Oui, résolument cela a créé quelque chose de nouveau que je ne soupçonnais pas du tout au départ. J'ai eu très vite une espèce d'intuition parce que je le voyais aussi dans d'autres secteurs cette importation de concepts typiquement ethnologiques qui du coup donnaient un sens extrêmement efficace aux pratiques, aux projets, à ce qu'on pouvait observer ; donc moi j'ai essayé de ne pas être dans cette importation de concept. En revanche, ce qui est intéressant c'est de voir que le rituel n'est pas forcément une catégorie savante, ça peut être aussi une catégorie profane qui ressort aussi du fait que tout à chacun a une forme de réflexivité par rapport à la dimension rituelle de ces pratiques. L'univers domestique évidemment est un haut-lieu de production rituelle !
Catherine Chomarat-Ruiz
On pourra peut-être revenir à la fin pour poser des questions à l'ensemble des intervenants.
Merci pour cette intervention, je trouve que c'est intéressant d'avoir démarré à partir de là, d'avoir posé en quelque sorte le cadre puisque, là, nous allons avoir à faire à une intervention qui est d'une autre nature, davantage engagée du point de vue de l'anthropologie des techniques, mais peut-être pas seulement.
Je passe la parole à Francesca Cozzolino et à Nicolas Nova pour une intervention en duo.
4. Conférence de Francesca Cozzolino et Nicolas Nova
Francesca Cozzolino
Bonjour à toutes et à tous. Nous avons intitulé notre intervention « Anthropologie, design, méthodes, questions épistémologiques, études empiriques » pour mettre en évidence le fait que notre intervention et les recherches que nous allons vous présenter se situent à la croisée de ces deux épistémologies : celle du design et celle de l'anthropologie.
4.1 Parcours professionnels à l'ENSCI
Nos parcours nous ont amenés à se rencontrer pour la première fois il y a une dizaine d'année à l'ENSCI-Les Ateliers, où on donnait tous les deux des cours d'anthropologie design.
Personnellement, j'ai commencé à intervenir à l'ENSCI en 2011, avec un cours intitulé « Anthropologie design : observation critique et prospection », qui consistait en une introduction aux méthodes d'observation de la ville, et qui visait également à donner aux étudiants les repères théoriques de l'anthropologie de la ville mais également en sociologie au regard de travaux d'architectures et de projets de design. La deuxième partie du cours comptait également une dimension plus pratique qui était plus orientée sur la culture du projet, et qui comportait la réalisation d'enquêtes collectives conduites par les étudiants, ayant pour finalité l'observation des usages et des pratiques ordinaires dans l'espace urbain afin de proposer des projets de design.
Cette partie « projet » était réalisée à partir de l'appel à projet de la mairie de Paris « mobilier urbain intelligent » et plus précisément, nous avions mené une enquête sur un panneau d'information publique appelé « nAutreville » qui avait été conçu par Maria Laura Méndez-Marten, une designer qui avait été formée à l'ENSCI1. Pour rendre compte de ce travail, nous avons édité une publication dont vous voyez ici la couverture, « Smac city Display Project », édité dans la collection des Carnets de la recherche de l'ENSCI-Les Ateliers.
L'ENSCI-Les Ateliers produisait à ce moment-là des petites publications issues des cours et des projets en cours. Par la suite, ce cours que j'ai donné pendant 2 ans de suite est devenu au bout de la troisième année une semaine intensive appelée « Initiation à l'observation ». Il était question effectivement d'introduire les étudiants à toutes les pratiques de l'enquête dont a si bien parlé Emmanuelle Lallement tout à l'heure. Par la suite j'ai continué à donner des cours d'anthropologie du design dans d'autres écoles. J'ai avant tout enseigné en école d'arts, mais depuis quelques années j'ai également donné des cours d'anthropologie du design à l'Université de Nîmes où travaille Marine Royer, que nous avions aussi rencontrée à l'ENSCI en 2011. Depuis deux ans je donne des cours d'anthropologie du design à Science Po au sein du Master « Innovation sociale et transformation numérique » et au sein du Master « Inventivité Digitales », une formation créée par l'ESAD de Reims et l'Institut Mines-Telecom SudParis .
Nicolas Nova
C'est intéressant de voir que l'ENSCI cristallise ces interventions, je pense que c'est lié à l'histoire du design produit et du design industriel. Je me suis quant à moi retrouvé là dans un autre contexte qui est celui d'un des ateliers à l'ENSCI qui était mené par Jean-Louis Fréchin sur le design numérique et qui m'a sollicité d'abord pour sensibiliser les étudiants à partir de 2006/2007 aux questions d'observations venant de l'enquête ethnographique, et puis progressivement avoir un atelier d'une semaine qui avait lieu chaque semestre ; là moins sur la dimension d'observation mais plutôt sur qu'est-ce que signifie produire des observations par une enquête, même si elle est ponctuelle et limitée dans le temps ? Qu'est-ce que cela signifie d'utiliser ces observations dans un contexte de création de produits, de produits éventuellement numériques ou de services ? Donc l'intervention que j'ai mené parfois tout seul, parfois avec un collègue qui est à San Francisco, Raphaël Grignani. Il s'agissait de travailler en fait sur cette espèce de moment important de transformer, de mobiliser, d'utiliser l'observation de terrain pour créer quelque chose en essayant de sensibiliser les étudiantes et les étudiants à trouver une continuité entre le temps qu'ils peuvent avoir passé à mener des observations, à réaliser des entretiens à s'immerger dans un contexte et créer quelque chose. Après cela, je fais juste un point biographique, j'ai travaillé dans une autre école de design aux États-Unis, Art Center College of Design à Pasadena en Californie, puis ensuite à la HEAD à Genève (la Haute École d'Art et de Design) où je suis professeur associé à mi-temps. J'ai une autre activité avec une structure de conseil à côté, le Near Future Laboratory, et une activité académique puisque je suis également chercheur associé au Médialab de Sciences Po Paris.
Francesca Cozzolino
Nous vous montrons maintenant des images qui documentent ces rencontres, puisque l'ENSCI en 2011 a été le lieu de rencontre entre Nicolas et moi, mais c'est aussi le moment où j'ai connu Marine Royer qui va prendre la parole tout à l'heure. Marine était en train de faire son doctorat, alors que moi j'étais à l'ENSCI dans le cadre d'une recherche post-doctorale. Je vais maintenant présenter comment je suis entrée dans cette culture du design ainsi que les enquêtes de recherches qui m'ont menée à cet endroit-là. Après l'expérience à l'ENSI, j'ai eu le plaisir d'entamer avec Marine et Nicolas plus particulièrement ces dialogues sur les croisements disciplinaires entre anthropologie et design. Nous avons par ailleurs publié en même temps dans différents numéros de la revue Techniques & Culture, ce qui témoigne du croisement de nos recherche et notamment le numéro intitulé Essai de Bricologie. Ethnologie de l'art et du design contemporain, paru en 2015. Nous nous sommes plusieurs fois croisées pendant nos cours, notamment à Sciences Po où intervient également Nicolas.
4.2 Théorie et méthodologie : l'anthropologie au sein de la recherche en design
[C'est Francesca Cozzolino qui reprend la parole]
Je vais maintenant présenter mes recherches et puis je donnerai la parole à Nicolas qui se présentera également. Nous souhaitons ainsi montrer comment des anthropologues se retrouvent pris dans la recherche en design, et comment chacun de nous deux a choisi de faire un focus sur un aspect théorique ou méthodologique qui l'intéressait par rapport au thème de la séance. J'ai choisi de faire un focus sur ce que j'appelle l'engouement du design par l'anthropologie, et vice-versa. Je parle d'engouement parce que je travaille depuis 9 ans à l'École des Arts Décoratifs de Paris où j'enseigne l'anthropologie culturelle et l'anthropologie du design, et dans ce cadre de travail ce rapprochement entre les questions de l'anthropologie et du design sont à l'ordre du jour. J'ai essayé d'esquisser un bref état de l'art des travaux qui existent sous ces questions et par la suite, Nicolas va reprendre la parole en se focalisant sur les méthodes mobilisées en anthropologie du design à partir de l'anthropologie des techniques et les enjeux épistémologiques qui traversent les deux disciplines (donc le design et l'anthropologie). Par la suite, nous allons tous les deux donner des exemples de nos enquêtes et terminer avec des questions pour alimenter le débat. Je suis anthropologue, formée à l'EHESS, j'ai soutenu ma thèse en 2010 sous la direction de Béatrice Fraenkel, et je suis aujourd'hui chercheure à l'EnsadLab, le laboratoire de recherche d'art et design de l'École des Arts décoratifs et chercheure associée au LESC (Laboratoire d'Ethnologie et de Sociologie Comparative) de l'Université de Paris Nanterre. Vous voyez ici la couverture de Peindre pour agir, mon premier livre, une enquête publiée sous la forme d'une monographie d'un petit village et de la communauté qui y habite.
4.3 « L'agir graphique », ou les actes graphiques artistiques
La question qui a nourri mes travaux jusqu'à mes recherches post-doctorales était de comprendre comment des actes graphiques artistiques nous renseignent sur des sociétés et sur le rapport de ces sociétés à elles-mêmes ? Et donc ce sont ces questions-là qui ont animé ma thèse de doctorat portant sur une pratique de peinture murale politique qui est toujours en cours dans un petit village de Sardaigne. Par cette enquête, j'ai proposé la formulation théorique de ce que j'appelle « l'agir graphique », expression qui désigne l'efficacité des actes graphiques. J'ai travaillé sur ces questions à différentes échelles, en sortant du petit village et en travaillant sur des échelles bien plus grandes. Donc j'ai travaillé sur la peinture murale dans différents endroits du monde en étendant ensuite mes recherches sur les questions qui ont avoir avec une vision démocratique de la ville par les écritures qui y sont exposées et donc en travaillant aussi sur des écritures exposées dans des villes aujourd'hui prises dans des dynamiques post-coloniales. J'ai ainsi réalisé une enquête dans la ville de Maputo au Mozambique, donnant lieu au livre Les écritures urbaines de Maputo : lire, écrire, agir dans la rue co-dirigé avec Béatrice Fraenkel et César Cumbe qui est un sociolinguistique de l'Université de Maputo. À la suite de ces expériences sur les écritures et sur la ville, on a fondé un collectif avec trois anthropologues et trois archéologues, cette revue s'appelle Polygraphe(s), dans laquelle je continue d'explorer ces thématiques à différentes échelles. Je fais partie du comité de rédaction de la revue, qui est actuellement à son troisième numéro et qui porte de manière plus générale sur la communication figurée. Les enjeux démocratiques de la ville m'ont amenée à travailler également dans l'espace public contemporain, donc dans la ville de Paris, dans des échelles spatiales proches dans lesquelles il n'y avait pas de dimensions culturelles, comme ce fut le cas pour l'enquête en Afrique par exemple, et c'est ainsi que je suis arrivée à l'ENSCI. Travailler sur un panneau d'information publique était pour moi une manière de travailler sur les écritures numériques et une poursuite de ma thèse : comment les actes graphiques numériques nous permettent de comprendre les enjeux démocratiques des villes contemporaines comme Paris ? Mais entre-temps, cette volonté d'interroger les dynamiques sociales par l'écrit dans la ville m'a amenée également ailleurs. Je suivais les trajectoires de différents acteurs et événements d'écriture et cela m'a amenée d'abord au Bénin où j'ai travaillé pendant un moment avec des artistes, notamment Meschac Gaba qui avait mis en place toute une performance impliquant l'exposition de certains types d'écrits dans la ville de Cotonou pendant la Biennale du Bénin en 20132. Cette performance a pris par la suite la forme d'une installation à la FIAC de Paris l'année d'après. Je survole un peu mais c'est pour faire comprendre ces fils rouges qui m'ont amenée à m'intéresser non seulement aux choses qui font l'environnement social des acteurs avec lesquels j'ai travaillé, mais également aux artistes eux-mêmes. Donc, toutes les enquêtes que j'ai menées pendant des années et encore à présent, m'amènent à ethnographier sur des processus artistiques, en art ou en design, ou dans d'autres domaines de la création. Un autre projet m'a amenée à travailler à nouveau avec les artistes de la diaspora africaine mais dans un autre contexte, à Bordeaux, où j'ai travaillé pendant 2 ans sur un projet intitulé « Les Revenants », qui impliquait 12 artistes de la diaspora africaine antillaise dans la création d'œuvres d\'art concernant la question de l'esclavage dans la ville de Bordeaux, une question bien brûlante aujourd'hui3. Mes recherches sont guidées par 3 axes de réflexion privilégiés qui sont donc : le rôle actif des phénomènes esthétiques dans la production des relations sociales ; l'étude de projets artistiques et de design à travers leurs dimensions matérielles, écologiques et techniques; et le développement d'une anthropologie politique de l'art qui s'intéresse tout autant aux formes savantes que populaires dans une dimension socioculturelle comparative. Mes terrains engagent effectivement des enquêtes ethnographiques permettant la rencontre entre des pratiques artistiques (pour moi les termes de pratiques artistiques incluent évidemment le design) et des pratiques d'émancipation sociale. C'est ce qui m'intéresse dans l'anthropologie politique de l'art que je développe. Évidemment, en travaillant depuis presque 12 dans des écoles d'art, je me suis sensibilisée aux moyens dans lesquels les artistes et les designers font de la recherche. Surtout qu'ils sont tout à fait sensibles aux questions d'émancipation sociale aux enjeux écologiques de la ville d'aujourd'hui, j'ai ainsi commencé des projets de recherche-création. Il y a eu donc différentes postures que j'ai moi-même assumées entre des ethnographies sur l'art et le design, puis par la suite dans des projets de recherche-création où la dimension anthropologique est toujours très importante.
4.4 Les « savoirs sensibles », étude de cas au Mexique
Aujourd'hui j'oriente mes recherches plutôt sur un terrain où les questions que je porte, donc celles des mouvements sociaux et du changement social, sont prioritaires : le Mexique. Et depuis deux ans, j'ai fondé au sein de l'EnsadLab une plateforme de recherche qui s'appelle « Plateforme Art Design et Société » qui est une plateforme pluridisciplinaire qui implique aussi bien des anthropologues, des chercheurs en sciences humaines et sociales que des artistes et designers - Nicolas ici présent y participe-, et qui produit des projets de recherche-création pour réfléchir aux enjeux esthétiques et techniques du monde contemporain. Au sein de cette plateforme, j'utilise le terme de « savoirs sensibles » pour explorer la capacité opératoire de l'art et du design à produire des connaissances incarnées et situées. Il y a là trois axes de recherche, je ne vais pas développer mais seulement évoquer, tout d'abord « Quand le sensible affecte la société », sur lequel je travaille depuis 2017. Ce n'est pas un hasard que j'aie commencé cette enquête en 2017 car c'était l'année du grand tremblement de terre au Mexique, ce qui a d'une part décousu des liens au niveau social et d'autre part permis de recoudre également ce qui était cassé. L'art et le design ont joué un rôle très important dans ces dynamiques. Dans ce cadre je mène un travail d'enquête multi-située sur trois endroits différents : dans la ville de Mexico sur un centre culturel, dans un petit village de l'état de Puebla - je vais y revenir -, et au sein de la communauté Zapatiste qui, depuis 2016, ont commencé un festival artistique, appelé compArte, prônant l'idée de la construction d'un autre monde par l'art. Dans le deuxième axe intitulé « Produire le sensible », je m'intéresse à la matérialité et au processus de fabrication, c'est le cas d'une enquête que je mène dans l'état de Puebla sur un designer mexicain : Fernando Laposse qui travaille à la production de matériaux de revêtement à partir des feuilles de maïs. Le troisième intitulé « Le sensible lui-même comme forme de connaissance » porte sur les formes d'écriture de la recherche. Je disais que je travaillais avec des artistes et des designers depuis longtemps, ce qui m'a amenée à changer notamment les formats d'écriture de la recherche. Je mène dans ce cadre-là un projet de recherche qui s'intitule « En quête d'image » avec Anne Bationo Tillon, une collègue de Paris 8. Et dans ce cadre-là je développe des dispositifs comme celui-ci, qui est un atlas d'images que je développe avec l'artiste Kristina Solomoukha avec laquelle on s'interroge sur la production d'un atlas à partir d'un motif maya : le caracol. Ce qui m'intéresse c'est de produire visuellement, et avec des artistes et des designers une opération spécifique du raisonnement anthropologique qui est donc l'analogie ethnologique et qui permet de s'interroger sur comment comparer des sociétés du présent et du passé à partir de formes bien particulières comme le caracol, c'est-à-dire la spirale qui a une certaine signification dans la culture maya ancienne et dans la culture des mayas zapatistes contemporains, ce qui rappelle leur manière effectivement de faire la politique aujourd'hui.
4.5 Parcours personnel
Nicolas Nova
Je vais présenter rapidement aussi mon parcours, notamment pour situer ma perspective pour qu'on puisse discuter ensuite. J'ai un parcours un peu sinueux, à la base j'ai découvert l'anthropologie en licence de sciences naturelles donc je parle d'une anthropologie plus des techniques qui a une tradition française tout à fait honnête et pertinente, et comme je m'intéressais aux enjeux liés au numérique, on va dire à la fin des années 90, j'étais plutôt dans un autre champ qui est entre l'informatique et les technologies, qui s'appelle l'IHM, l'Interaction Humain Machine et qui, ça c'est peut-être une spécificité de ce domaine, qui intègre en fait de manière pluridisciplinaire des points de vue venant des sciences humaines et sociales et notamment qui a développé depuis les années 80 toute une tradition de venir re-mobiliser des moyens, des méthodes, des méthodologies dans les sciences humaines et sociales, notamment l'enquête de terrain, l'enquête ethnographique de manière évidemment plus ou moins controversée. Et puis, j'ai fait un autre travail dans les sciences sociales, j'ai un doctorat entre sociologie des usages et anthropologie des techniques qui m'a amené en fait à me poser toutes ces questions qu'on va évoquer par la suite, et je suis dans un contexte d'école d'art et de design, la HEAD, la Haute École d'Art et de Design à Genève, qui est un contexte assez particulier mais en tout cas pour moi pertinent, du fait du non découpage disciplinaire qui existe dans cette institution et qui permet justement de venir tester, mobiliser différentes approches, différentes démarches et notamment ce dont on va parler aujourd'hui avec Francesca.
4.6 Recherches-pratiques : technologies numériques et jeux vidéos
Pour dire les choses assez rapidement en termes de pratique, puisque je vois mes recherches comme une pratique, entre 2000 et 2010, l'essentiel de mes activités étaient liées à ce que vous avez sur ce genre d'images. C'est-à-dire réaliser des enquêtes de terrain plus ou moins longues auprès des gens qui jouaient à des jeux vidéo. Pour le dire rapidement, comme j'étais dans le champ des technologies numériques j'étais particulièrement soit sollicité en tant que, d'abord, en tant que jeune stagiaire et étudiant et puis en tant que salarié et ensuite en tant que consultant pour réaliser des enquêtes sur les usages des technologies numériques particulièrement importante à l'époque et notamment les jeux vidéos, la question des interface, des interface ludiques, du rapport aux corps, si vous vous rappelez au milieu des années 2000 c'était l'avènement de ces jeux dans lesquels le corps est impliqué avec les ondes WiFi notamment, donc c'était un thème sur lequel je travaillais beaucoup et dont je me suis distancé. Le jeu vidéo n'étant pas l'industrie la plus originale au monde de mon point de vue et souffrant de différents problèmes, en gros c'est pas très innovant, je suis allé sur d'autres territoires, et par la suite j'ai travaillé sur toutes sortes d'autres thématiques liées encore au rapport aux corps et aux objets numériques, à la question des usages de différentes technologies et récemment deux projets qui résument les deux axes qui m'intéressent en tant que chercheur. Le premier c'est ce que j'appellerai l'ordinaire numérique, en gros, la question des usages, des pratiques sociales, autour d'objets numériques ordinaires comme le smartphone avec ce livre qui est tiré de ma thèse, qui est une restitution d'une enquête menée à Genève, à Los Angeles et Tokyo, sur la question du sens que les propriétaires de smartphone donnent à cet objet et la manière dont cet objet vient reconfigurer différentes dimensions du quotidien. Et, un autre axe de recherche que j'appellerai plutôt « numérique technique et Anthropocène » ou alors, peut-être de manière plus précise, la dimension environnementale des enjeux techniques, avec un projet dont je vous reparlerai tout à l'heure, de ce bestiaire Anthropocène que j'ai mené avec un collectif d'artistes qui s'appelle DISNOVATION qui est basé à Paris.
4.7 Pratique d'agence : le Near Future Laboratory
Aussi, comme je disais, j'ai également une pratique de petite agence de conseil depuis 2005, qui s'appelle Near Future Laboratory, qui est basée à Genève, Madrid, San Francisco, Los Angeles ; ça parait hyper ambitieux mais on est juste 4 ! On travaille sur des projets de design fiction, j'imagine que vous avez suivi ce genre de choses avec la séance avec un de nos anciens étudiants à l'école à Genève, Max Mollon. Donc, j'ai cette pratique de produire des design fiction, des objets qui mettent en scène des scénarios prospectifs et en général ces design fictions, dans ma propre pratique ils sont liés à une forme d'enquête de terrain et également documentaire qui vient nourrir la création de ces objets. Donc ça c'est un projet qu'on a mené avec le département de la mobilité du canton de Genève, sur le futur de la mobilité et des véhicules autonomes. Il y a eu une enquête qui a débouché ensuite sur la réalisation d'un objet fictif donc c'était pas du tout une prédiction mais ça fait aussi partie de ma pratique que d'articuler des formes de compréhension d'une situation actuelle et ensuite une forme de projection, d'extrapolation projective, pour venir nourrir un débat, une prise de décision, qui peut être dans une entreprise ou dans une organisation publique. Et puis ce dont je vais vous parler aujourd'hui ça va donner lieu à ce petit livre qui va sortir dans pas longtemps, c'est pas l'objectif de faire de la pub mais plutôt de dire que maintenant ce qui m'intéresse globalement par rapport à l'articulation entre anthropologie et design, on va vous le montrer à travers différents exemples, c'est pas d'être uniquement dans ce que j'ai pu faire entre 2009 et 2015, c'est à dire de l'enquête de terrain qui va nourrir une démarche de création qui serait une vision évidemment limité de l'anthropologie et du design et de leur relation. Mais c'est plutôt comment on renouvelle des manières de faire en anthropologie par les manières de faire venant du design et donc avec toutes sortes de bricolage. J'utilise les mots comme bricolage, clairement c'est un « dessin » on pourrait dire pour illustrer le fait qu'il n'y a pas qu'une seule manière de penser ces choses-là et on va vous le montrer au travers de certains projets, aujourd'hui.
4.8 L'engouement du design pour l'anthropologie et vice-versa
Francesca Cozzolino
Je vais maintenant faire un point sur ce que j'appelle l'engouement du design pour l'anthropologie et vice-versa. Je me sens de porter un regard critique sur ce mariage entre anthropologie et design qui est très fécond mais qui peut aussi donner lieu à des malentendus : tout à l'heure Emmanuelle a très bien expliqué les pièges dans lesquels on peut tomber. C'est un mariage qui est assez compliqué et qui à mon avis, s'est produit dans les 30 dernières années aussi parce qu'il y a eu un besoin à un moment donné de re-légitimer une culture de l'objet issue de la production industrielle voire d'une pensée du monde capitaliste. Il y a aujourd'hui de plus en plus de designers qui revendiquent une dimension sociale de leur travail, cela active aujourd'hui autant de postures qui auparavant étaient tenues déjà par des acteurs du monde du design qui se sont battus pour un monde design dit soutenable. Je pense évidemment à Victor Papanek4 ou Ezio Manzini5 qui défendent un design plus démocratique. Dans ce postulat, il y a quelque chose qui s'affirme comme une évidence, qui est pour moi encore trop peu discuté dans sa dimension pragmatique, c'est celle qui dit que la tâche des designers est de modifier l'état du monde, c'est-à-dire de le transformer. La montée en importance de l'anthropologie dans le design s'est faite aussi parce qu'il y a des notions issues de l'anthropologie qui ont pu entrer dans le monde du design, dont la notion d'altérité qui est au centre de la biennale du design de Saint Etienne de 2013, c'est à dire l'empathie et l'expérience de l'autre, qui sont clairement des notions propres au domaine de l'anthropologie. Une autre notion aussi très féconde et que l'on connaît aussi bien en anthropologie qu'en design c'est celle de « carrière d'objet ». La notion de « carrière d'objet » est notamment issue de l'anthropologie des techniques - je pense que Nicolas va y revenir plus tard - cette notion désigne la trajectoire sociale des objets et comment les objets sont re-singularisés et re-semantisés à chaque fois par les usages. Il y a un designer qui a mis à profit cette notion dans son travail, c'est Ernesto Oroza avec sa série d'objets de désobéissance technologique, où il s'intéresse aux objets de première nécessité et à la manière dans laquelle ils sont reconfigurés par des « tactiques du quotidien», pour le dire avec les mots de Michel de Certeau, par des personnes qui ont la nécessité de faire avec ce qu'ils ont. Je voudrais vous lire un extrait de mon carnet de terrain écrit lorsque j'ai assisté à la journée d'étude intitulée : « Quel visage pour une théorie du design ? » qui s'est tenue à l'ENS le 21 novembre 2016 :
« Dans une salle de l'ENS, designers et universitaires, pour la plupart chercheurs en sciences cognitives et sciences de design, étudiants en sciences sociales et jeunes doctorants des écoles d'art de Paris, directeurs d'écoles supérieures d'art ; se réunissent pour une journée d'étude ayant pour finalité d'esquisser une théorie du design. « Quel visage pour une théorie du design ? » est le titre de cette journée qui prévoit l'intervention d'un théoricien du design de l'Université de Nîmes, un designer Suisse et un sémioticien Italien. La modération est assurée par un spécialiste d'histoire de l'art et un autre de sciences cognitives. Dès le départ est annoncée la dimension exploratoire de la journée, les participants sont invités à réagir aux présentations en annotant sur une feuille une question de recherche qui les aurait inspirés. Des études d'esthétiques sont citées, on s'appuie sur l'expérience du Bauhaus, de l'école de design fondée par Gropius à Harward, de l'école d'Ulm en Allemagne, on évoque le postulat de l'art comme expérience de John Dewey, les travaux de Charles Morris, jusqu'aux plus récents travaux de Donald Schön (The Reflective Pratictionner) et Nigel Cross (Designerly Ways of Knowing). Dans cette surenchère de références théoriques, une phrase retient mon attention : la tâche du designer est celle de modifier l'état du monde c'est-à-dire de le transformer. Et puis la discussion porte sur le processus de création, les méthodes, les glissements entre design de représentation et design de relation. Ce qui semble être la préoccupation commune des intervenants est non seulement la théorie du design, mais ses conséquences sociales. Lorsque j'assiste à cette journée d'étude je m'interroge sur cette volonté des intervenants à penser le design comme une forme d'anthropologie appliquée ayant capacité d'action sur le monde réel ».
Cette notion d'anthropologie appliquée, on l'a formulée avec mon collègue Emanuele Quinz au moment où justement on réfléchissait au travail de Matali Crasset et on lui a fait un entretien qui est paru il n'y a pas très longtemps mais il est en italien, et on lui a posé ces questions en lui demandant si elle voyait son travail comme une forme d'anthropologie appliquée6. J'y reviendrai, mais ce que je veux dire c'est que à ce moment-là, à cette période-là dans les années 2000, il est évident que dans la société moderne où domine cette emphasis du changement et de l'innovation, et bien le design est considéré une force majeure de production culturelle, dont tout le monde peut s'emparer, même la société civile, et c'est ce qu'explique Ezio Manzini. C'est ainsi que se produit, ce que j'appelle le « cannibalisme disciplinaire » entre design et anthropologie en faisant référence évidemment au livre de Anne-Christine Taylor7 sur la rencontre entre art et anthropologie : ce « cannibalisme » implique un tournant anthropologique du design d'une part, d'autre par l'arrivée de méthodes de recherche des designers dans les sciences humaines et sociales.
4.9 « Design Anthropology », quelles traductions et applications possibles ?
Avec Nicolas on s'est demandé : « qu'est-ce que c'est cette tournée anthropologique du design ? » et on a essayé de mettre des mots sur toutes ces définitions que l'on trouve aujourd'hui sur le design anthropologique, anthropology of design, ethnography of design. Nous nous sommes retrouvés d'accord sur le fait que, par l'expression « design anthropology », on indique plutôt un usage appliqué des méthodes de l'anthropologie dans les projets de design. Puis avec l'expression « anthropology of design » on désigne une approche critique du design. J'applique cette perspective dans une enquête que je mène au Mexique sur le travail du designer Fernando Laposse. Et l'expression « ethnography of design » nous amène à comprendre comment la pensée issue du design pourrait fournir des ressources pour l'étude ethnographique elle-même. Je pense que cette convergence disciplinaire va avec un changement d'échelle dans la culture du projet : on passe de l'individu au bien commun, c'est ce que nous enseignent les radicaux italiens dans les années 60 avec une vision du design qui ne produit plus des objets mais des visions sociales. Cette posture est reprise aujourd'hui par des designers comme Dunne et Raby avec leur théorie du « social dream »8. On passe ainsi du design participatif, au design ontologique, qui est aujourd'hui l'une des approches les plus utilisées, inspirée des travaux d'Arturo Escobar avec son paradigme d'un design anthropologique et qui se veut surtout autonome, ça c'est ce qu'on oublie souvent dans sa proposition théorique, alors que la traduction du livre en espagnol, c'est « autonomia y diseño ». C'est le mot « design » lui-même qui assume une nouvelle matrice épistémologique dans la pensée d'Arturo Escobar. Aussi dans les sciences sociales, beaucoup d'anthropologues se sont mis à mobiliser les paradigmes du design pour expliquer la production d'objets dans différentes sociétés. Je pense notamment à ces anthropologues qui se sont intéressés à la production de robots, notamment Denis Vidal et Emmanuel Grimaud qui ont travaillé sur la frontière entre humain et non-humain. Mais je pense aussi à Arjun Appadurai9, je me réfère là à un chapitre de son livre qui porte sur la vie sociale des objets où il explique les différentes manières dans laquelle on pense le futur, distinguant la perspective de la prospective. Puis je pense évidemment à Tim Ingold qui fait justement du design le nouveau paradigme de l'anthropologie et qui peut nous amener à nous demander : est-ce que l'anthropologie par l'ethnographie, serait-elle remplacée par l'anthropologie par le design ? Il y a des tendances principales qu'il faudrait peut-être interroger aujourd'hui de manière critique : d'une part cet engouement du design pour l'anthropologie et de l'anthropologie pour le design. Deux livres qui peuvent nous aider à penser ces questions sont le livre de Alison Clark, Design Anthropolgy qui est vraiment focalisé sur la culture matérielle et d'autre part le livre collectif Design anthropology theory and practice10 dans lequel il y a une introduction de Georges Marcus, on a une conclusion intéressante dans laquelle Tim Ingold propose donc de penser que l'anthropologie aujourd'hui passe par l'art et le design et que l'anthropologie doit être comprise comme une pratique des correspondances. La correspondance a à voir avec l'improvisation et non l'innovation et c'est cette capacité-là que tiennent les designers, celle de mener une action très pragmatique sur le monde social.
4.10 Une rencontre disciplinaire dans le monde de l'entreprise
Nicolas Nova
Ce que Francesca vient de montrer, c'est que c'est un débat extrêmement actuel et fertile. Mais si on retourne un peu dans le passé, on voit qu'en fait cette question des rapprochements entre anthropologie et design s'est posée dans différents endroits du monde, dans différents territoires qui ont leur manière de penser et le design et l'anthropologie de manière différente. Cette relation s'est posée de manière extrêmement frappante dans le champ du design de produits, de services, dans le champ du numérique. Tout à l'heure, Emmanuelle Lallement parlait de la question d'une forme de confusion entre appropriation par le marketing et une forme d'enquête. Et on pourrait se dire que c'est exactement ce qui a pu se passer à la fin des années 90, à une époque où des entreprises technologiques, dans une tradition qui date des années 70-80, embauchaient des chercheuses et des chercheurs en sciences sociales. Je pense en particulier au fabricant de photocopieurs Xerox qui a embauché plusieurs anthropologues, notamment Lucy Suchman, qui est quelqu'un d'extrêmement intéressant et reconnue. Et à la suite de Lucy Suchman, d'autres personnes ont été embauchées et ont travaillé sur ces manières de combiner des formes de conception - plus que de création - et un travail anthropologique. Par exemple, Tony Salvador et leurs collègues étaient à l'époque - dans les années 80-90 - tout à fait dans cette mouvance-là. Derrière cette vision, il y a en fait une forme de réduction : c'est réduire l'anthropologie et l'ethnographie quasiment à une forme d'enquête de terrain qui peut venir irriguer, inspirer des démarches de conception dans le monde technologique. Alors que ce sont des gens qui sont beaucoup plus fins que ça, Genevieve Bell, Ken Anderson. Mais à l'époque, la manière dont ils l'ont positionné, la façon dont tout un « vulgate » s'est créé autour de ces questions est venue irriguer des programmes de formation aux Etats-Unis, en Europe, des travaux de recherche. Il y a tout un mouvement qui s'est constitué autour de ce terme de « design ethnography » qui a pris un poids extrêmement important. J'ai vu des débats récemment sur les réseaux sociaux entre les gens qui sont dans ce courant-là de design ethnography et dans ce que Francesca vous a présenté avant qui ne se sont pas parlé pendant 20 ans. C'est comme si c'était deux trajectoires différentes qui ne se comprenaient plus, ils se sont isolés les uns des autres, et il y a quelque chose d'assez intéressant du point de vue plutôt de l'histoire des sciences et des épistémologies. C'est aussi intéressant de constater que cette rencontre a eu lieu particulièrement dans le monde de l'entreprise qui, pour des raisons assez pragmatiques, a eu besoin de venir bousculer ses propres approches en ayant recours à des anthropologues. Ici c'est l'ouvrage d'un collègue qui est à Tokyo, Jan Chipchase, qui a produit un livre nommé Field Study Handbook qui est une synthèse de ce qui s'est produit entre 2000 et 2017 sur des manières de re-conceptualiser des méthodes au carrefour de l'enquête de terrain, assez peu de l'anthropologie, et les manières de faire du design et du marketing également. C'est typiquement ce qui est enseigné dans beaucoup d'universités ou d'écoles d'ingénieur et un peu d'école de design (pas trop chez nous) : des démarches qui sont au croisement de ces différentes disciplines. Il y a deux points qui m'intéressaient, d'abord la manière dont il y a eu une espèce de réduction, et ce point renvoie au piège dont parlait Emmanuelle Lallement qui est d'abord l'importance donnée à une forme d'observation participante qui, suivant les contextes, peut être particulièrement courte - c'est une première critique. Et deuxièmement, voilà une image qui vient d'un cours que j'ai vu sur l'initiation à l'enquête de terrain pour designers et quand je l'ai vu j'étais assez bousculé par l'imagerie ou le retour de cette image du particularisme exotique du travail de l'anthropologue. Et de la voir ainsi remobilisée en 2019 je trouvais que ça témoignait effectivement de la manière dont l'espèce de représentation classique de l'anthropologue comme un espèce d'homme blanc avec son chapeau colonial allait observer des natives. Il y a quelque chose d'assez perturbant là derrière et qui est une réalité dans ce transfert de méthode d'une discipline à une autre. Là derrière il y a un autre phénomène qui est extrêmement intéressant à relever, là je prends un texte assez ancien d'un célèbre anthropologue des techniques qui s'appelle Pierre Lemonnier qui est un anthropologue très célèbre sur les questions de rituels, il s'intéresse à produire des descriptions de ce qu'il a appelé à la suite de André Leroi-Gourhan des « chaînes opératoires », c'est-à-dire une manière de décrire dans l'utilisation d'objets ethniques - alors lui c'était pas le smartphone c'était plutôt les gens qui prélèvent du sel dans les salines - de décrire un certain nombre d'opérations pour comprendre à la fois l'usage de ces techniques mais aussi en donner une interprétation culturelle, ethnologique et anthropologique par comparaison entre différentes cultures par l'usage des salines. Là il y a quelque chose d'extrêmement intéressant parce que cette manière de faire, elle n'a pas été transposée indirectement mais c'est plutôt qu'elle a été redécouverte, repensée, remobilisée par des designers dans des champs qui peuvent être liés aux interfaces numériques ou autre avec une notion qui s'appelle parcours utilisateur ou « user journey ». Ça décrit d'une manière assez proche ces différents points d'interaction entre des humains et des non humains, des objets techniques, des documents avec l'idée quand on est anthropologue ou quand on est designer que décrire ces chaînes opératoires ça peut être une manière d'avoir un point de vue sur comment les modifier, les faire évoluer en enlevant des étapes, en essayant de simplifier les choses avec une vision prescriptive et normative de ce que pourrait être un nouveau service, un nouveau produit, etc. Donc ça c'est pour montrer qu'il n'y a que la mauvaise réappropriation, il y a la réappropriation des démarches d'enquête de manière active. Mais il y a aussi en fait de manière assez tactique de la part des designers des formes de transformation, réappropriation, réutilisation pour leurs objectifs de démarches qui pourraient exister notamment en anthropologie des techniques ou des cultures.
4.11 Restitution d'enquêtes : la création de bestiaires
C'est pour vous montrer comment dans ma propre pratique de recherche j'essaie de trouver un point de convergence entre des démarches d'enquête et des manières de faire qui viennent de la création en art ou en design. Ce projet que j'ai montré tout à l'heure est un bestiaire de l'anthropocène qui résulte d'une enquête menée pendant 5/6 ans sur la question de l'artificialisation de la nature et une hybridation entre des spécimens naturels et des formes artificielles. Là, vous avez par exemple un arbre qui a poussé en une nuit comme l'ont expliqué les habitants de Mindelo au Cap-Vert : c'est une antenne de téléphonie mobile en forme de palmier. C'est un exemple typique des objets qui vont nous intéresser dans ce projet mené avec Maria Roszkowska et Nicolas Maigret du collectif Disnovation. Un carnet de terrain sur plusieurs années et différentes formes d'artificialisation de l'environnement avec des éléments pseudo-végétaux ou minéraux. Là vous avez la fordite qui n'est pas une véritable pierre, un véritable minéral, ce sont des éclats de peinture qui, avec le temps, ont pris un certain caractère. Avec Maria et Nicolas, j'ai documenté ces différentes formes en travaillant aussi des lectures sur des questions contemporaines, anthropologie de la nature et sur l'anthropocène. À un moment donné s'est posé la question de - durant notre enquête qui était liée à des expositions au musée du Jeu de paume à Paris et puis à Montréal dans un festival qui s'appelle Sight + Sound - trouver des formes de restitution pour illustrer et témoigner de notre enquête. C'est là que l'on a commencé à s'intéresser aux bestiaires médiévaux, des bestiaires qui étaient une forme de description très scientifique, très moderne héritée de la tradition chrétienne, des descriptions de créatures dans la nature en les décrivant au travers d'illustrations et d'éléments visuels et textuels qui attestent de la moralité de ces créatures. Nous ça nous intéressait car on est aujourd'hui à une époque avec des textes sur l'anthropologie de la nature, je pense notamment à Philippe Descola, qui décrit ce moment dans lequel on essaie de sortir de cette coupure entre nature et culture et d'explorer d'autres ontologies. Cela nous semblait intéressant de reprendre ce type de représentations très modernes pour finalement décrire, restituer notre enquête. Ça a donné lieu à cet ouvrage dans lequel on décrit, avec ce vocabulaire visuel qui est au croisement du bestiaire et de la planche scientifique, différentes considérations sur des végétaux, des minéraux, des animaux, des virus comme SARS-CoV-2 avec des textes qui les décrivent de manière extrêmement factuelle. À l'issue de l'ouvrage on a demandé à certains auteurs - un médiéviste comme Pierre Olivier Dittmar - de produire un texte sur la question du bestiaire, à Anna Tsing une anthropologue américaine sur la question du design de l'intentionnel de la nature, à Geoffrey Becker qui travaille sur la notion de classification de produire un texte sur ces questions etc. On pourrait dire que c'est une forme d'enquête d'inspiration anthropologique qui est réalisée avec des préoccupations qui viennent d'une forme de création soit sur des questions de mise en forme, de format, soit sur des questions de trouver une cohérence entre le fond et la forme. Si ces manières de faire de l'anthropologie qui peuvent évoluer grâce aux manières de faire du design sont intéressantes, elles nous interpellent sur différents pièges. Au-delà des pièges mentionnés par Emmanuelle Lallement qui sont très pertinents, les questions dont on a discuté avec Francesca et qui nous préoccupent sont celles des conditions épistémologiques pour l'avènement d'une anthropologie par le design, c'est-à-dire si l'objectif est de produire des connaissances et des savoirs sur le monde, les démarches de création sont certes pertinentes, mais il y a certaines conditions de validité dans cette production qui sont importantes puisqu'il ne s'agit pas juste de se baser sur une espèce de pseudo-intuition créatrice, ou si on est en entreprise, d'être dans l'idée de penser que de passer deux jours sur le terrain ça va permettre de produire des connaissances qui vont révolutionner la création de tel objet ou tel objet. Donc il y a des questions de conditions de création de connaissances qui sont importantes.
Francesca Cozzolino
Je pense qu'il y a un débat qui doit avoir lieu, pour ne pas tomber sur des banalisations de la discipline et ne pas oublier que le projet scientifique de l'anthropologie est de produire des connaissances sur l'homme et ses manières de s'organiser, cela ne veut pas dire que les connaissances produites par de l'art ou du design sur ces questions ne sont pas autant légitimes que celles produites par notre discipline, mais est-ce que c'est vraiment toujours le même progrès scientifique qui les relie ?
Nicolas Nova
Le deuxième point qui nous intéresse c'est la question des formes de restitution d'enquêtes de terrain avec notamment le travail épistémologique d'écriture. Je suis très intéressé par l'écriture des formats ça vient du fait d'être un chercheur en sciences humaines et sociales dans une école d'art et design, et le fait de travailler pendant l'enquête avec des formats qui peuvent être par exemple celui du bestiaire, de créer un manuel de jeu -c'est un projet que je n'ai pas pu vous montrer, une série de portraits qui utilisent des illustrations m'interpelle beaucoup et m'intéresse par rapport à l'articulation entre la dimension visuelle et la dimension écriture.
Francesca Cozzolino
En anthropologie, les enjeux épistémologiques de l'écriture sont très importants, notamment parce qu'il s'agit de décrire à partir d'observations, donc il est évident que dans ces recherches, pour nous, il y a un véritable enjeu sur la manière de laquelle on décrit et on écrit, car cela est lié à la manière dont on comprend les choses. J'ai pu faire l'expérience de formes d'écritures hybrides lorsque j'ai dirigé l'ouvrage La création en actes. Enquête autour d'une exposition de Pierre di Sciullo qui est un livre numérique et qui m'a amenée à travailler avec une équipe de designers et à mener une enquête impliquant l'écriture des médias avec des artistes et des designers. Ces formes d'écriture posent la question de frontières disciplinaires et de la perception de nos travaux. Finalement dans quelle discipline se situent ces travaux ? Et quelles connaissances sont produites ? Est-ce que c'est si exotique que ça au final un anthropologue dans une école de design, alors que les artistes et designers sont de plus en plus convoqués dans les universités, dans des facs d'anthropologie pour faire des projets, pour dynamiser, justement pour des formes d'écritures, pour des ateliers etc ? Alors que notamment se renouvellent les formes d'écriture de l'anthropologie visuelle qui, auparavant étaient plus les classiques, comme par exemple le film ethnographique, et donc ces collaborations sont de plus en plus demandées d'un côté comme de l'autre. D'ailleurs, Tim Ingold a bâti un programme de formation et de recherche qui vise ce genre d'alliances disciplinaires11.
5. Discussion
Catherine Chomarat-Ruiz
Merci à vous deux pour cette intervention, qui est extrêmement dense. Une question me paraît être un fil conducteur entre vos trois interventions : celle des pièges, ce qui est intéressant. D'abord, le terme de « piège » n'est pas tout à fait neutre, car l'on se demande aussi, parfois, qui piège qui. Je trouve qu'on aurait intérêt à retourner la question : que serait une pratique vertueuse de l'anthropologie par le design ? On voit bien qu'à travers votre pratique et votre réflexion vous pointez des glissements, des abus, des simplifications de la discipline par le design, mais je pense que ce serait intéressant pour nos étudiants de vraiment arriver à pointer ce qui fait finalement la bonne pratique ou les bons usages de l'anthropologie en design. Cette question est peut-être un peu massive.
Nicolas Nova
Elle est en effet gigantesque c'est un peu la conclusion sur les conditions épistémologiques, il faut faire attention à ces questions.
Lucy Doherty
Pour rebondir sur le dernier exemple que vous avez présenté avec l'idée des frontières entre les disciplines, ce projet de bestiaire revisité, je me demandais dans quel ordre il s'était créé ? Entre scientifiques et créateurs de composition, de mise en page, est-ce que c'était un échange continu de l'un à l'autre ou est ce qu'il y avait vraiment un plan établi ?
Nicolas Nova
Sans rentrer dans les détails, ça commençait plutôt par une enquête territorialisée qui, par une forme de systématicité au bout d'un certain temps et d'opportunités d'être conviés à présenter ce travail à réfléchir à des formes non standards, de pas faire un texte analytique sur ces questions, d'être dans des contextes plutôt comme le Jeu de Paume ou un festival artistique, de s'interroger sur des formes qui seraient pertinentes et en cohérence avec des observations et le cadre théorique que l'on avait constitué. Et c'est là où il y a la question des formats qui est arrivée et notamment le fait de travailler avec une collègue qui sait illustrer ce genre de choses - car ce n'est pas ma pratique, moi j'ai plutôt une pratique photographique. Donc de constituer chemin faisant, par un dialogue, les manières de faire. C'est pour ça que la dernière question que Francesca a mentionné sur la question des frontières entre les disciplines est importante, car je suis bien en peine de dire de quelle discipline ça relève, mais par contre essayer de constituer une forme de rigueur dans l'observation et dans les formes de restitution a été un soucis le long du projet, au travers de prises de décisions qui étaient liées à la forme évidemment, mais aussi à la sélection de certains cas, à la manière de les mettre en lumière, de les décrire, de les articuler avec la pensée de tel médiéviste ou de tel anthropologue de la nature.
Lucy Doherty
Donc dès le départ en revanche vous n'aviez pas d'idée de la forme ?
Nicolas Nova
Non, absolument pas.
Lucy Doherty
Et vous pensez que ça pourrait aider à aller plus loin parfois d'avoir dès le départ la cohésion de l'idée de la forme, dès les prémices de la recherche ?
Nicolas Nova
J'ai d'autres projets, par exemple un manuel de jeu de rôles pour le futur de la vallée de Chamonix à partir d'enquêtes aujourd'hui sur la vallée de Chamonix et des Alpes, là je suis quasiment parti du format. J'avais envie de faire ce format et parce que j'avais ce terrain en parallèle je l'ai utilisé. Mais globalement c'est quand même assez dur de partir juste d'un format, c'est mon raisonnement anthropologique.
Lucy Doherty
En anthropologie on ne peut pas partir avec une idée préconçue de ce qu'on va trouver, en recherche on trouve toujours quelque chose qu'on n'attendait pas au départ. Comme la forme graphique, elle évolue.
Nicolas Nova
Je ne me pose pas la question en ces termes. La façon dont je me pose la question en tant que chercheur en sciences humaines et sociales, c'est « est ce qu'il y a des pratiques déjà existantes que je peux venir investiguer ? » Tout n'est pas possible de ce point de vue-là, même s'il y a des formes d'intuition qui pourraient me rendre sensible à tel ou tel aspect.
6. Conférence de Marine Royer
Je remercie Catherine [Chomarat] pour son invitation, ainsi que les étudiants de Master 2. J'ai été heureuse d'écouter les deux interventions précédentes, notamment parce que ce sont des chercheurs que je connais depuis longtemps, que j'ai rencontrés à l'ENSCI-Les Ateliers, que je suis et que je lis. Je suis très contente de pouvoir discuter avec eux par présentations interposées.
6.1 Parcours professionnel
Pour commencer, je n'ai pas été très originale pour le titre, je suis repartie de la demande. J'ai eu du mal à trouver un titre répondant à la question du lien entre design et anthropologie, cela veut sans doute dire qu'il est difficile à synthétiser ou à réduire. Pour me présenter rapidement, je suis designer produit diplômé de l'école Boulle, j'ai travaillé pendant 5 ans dans des agences et à mon compte puis j'ai souhaité reprendre mes études via un Master 2 à l'ENS de Cachan. Cette année de recherche et d'écriture, où j'ai travaillé sur une problématique touchant aux dispositifs médicaux, m'a tout à fait intéressée. J'ai poursuivi mon travail de recherche par une thèse à partir de 2009 en cotutelle avec l'ENSCI-Les Ateliers et l'EHESS de Paris. Je suis docteure en anthropologie et ethnologie sociale depuis 2015 et spécialisée sur les questions touchant aux inégalités, à la croisée de la recherche en design et de l'anthropologie de la santé et des techniques. Depuis 2016, je suis maîtresse de conférences à l'université de Nîmes et directrice adjointe d'un laboratoire de recherche en design PROJEKT, qui est spécialisé sur les questions d'innovation sociale, de politiques publiques et de territoire.
6.2 Présentation de la thématique de recherche
Pour introduire mon propos rapidement et donc à grands traits, depuis les années 80, on constate le développement et la diffusion des approches ethnographiques dans le design. Cela a notamment permis aux pratiques de Design ethnography, de User Centered Design, ou en langue française, de « design orienté par les usages » ou « par les usagers » de se développer. La littérature scientifique montre la polysémie de ces termes. Elle montre également qu'ils recouvrent des pratiques et des méthodologies de conception très hétérogènes et que, bien sûr, les transformations engendrées par celles-ci sont différentes et spécifiques à ces différentes notions. Je peux me tromper, et peut-être que les spécialistes de la question comme Nicolas Nova pourront préciser ce point, mais il semblerait que malgré les spécificités de ces notions, le transfert de l'ethnographie au design et l'appropriation des outils des pratiques ethnographiques se retrouvent dans une idée partagée qui est d'être utile aux designers pour comprendre les personnes afin d'imaginer des approches de conception de produits ou de services mieux adaptés à leurs besoins et à la complexité des usages et des contextes. Et cela, dans une perspective qui est relativement utilitariste. C'est un objectif très appliqué de l'ethnographie au design. D'ailleurs, dès 1988, Don Norman revient sur cet objectif appliqué à l'ethnographie pour le design en définissant dans son ouvrage ce qu'il appelle l'Applied ethnography : « Applied ethnography differs from the slower, more methodical, research-oriented practice of academic anthropologists because the goals are different. For one, design researchers have the goal of determining human needs that can be addressed through new products. For another, product cycles are driven by schedule and budget, both of which require more rapid assessment than is typical in academic studies that might go on for years. » Il explique que les objectifs des anthropologues et des designers sont différents. Mais il aborde aussi la question de la temporalité où, a priori, si l'anthropologue peut passer plusieurs années sur son terrain à enquêter, le designer, lui, a un objectif plus court qui concerne l'étude d'usages précis pour développer de nouveaux produits. Cette perspective utilitariste me questionne depuis le début de mon travail de recherche en 2009 étant donné que je suis designer et, dans le même temps, prise dans des démarches de recherche qui concernent l'anthropologie. Je me questionne sur l'idée qu'il pourrait exister des méthodes, des boîtes à outils pouvant être convoquées par les designers pour faire advenir quelque chose sur le terrain. Cette question de l'articulation entre anthropologie et design me passionne et elle est vraiment au cœur de ma vie de chercheuse aujourd'hui. Designer, docteure en anthropologie, et aujourd'hui maîtresse de conférences au sein du laboratoire de recherche en design PROJEKT, mes travaux s'inscrivent dans des « recherches-projets ». C'est une recherche-action par le projet de design. Le projet tient lieu de terrain à la recherche et cette articulation entre projet et recherche est au cœur de ma pratique. C'est une démarche et une méthodologie de recherche scientifique qui vise à mener en parallèle, et de manière intriquée, l'acquisition de connaissances scientifiques et des actions concrètes et transformatrices sur le terrain dans un projet de design. Parallèlement, j'ancre une partie de mes démarches dans l'anthropologie politique de la santé. Ce point est important pour comprendre d'où je pars, parce que l'anthropologie de la santé s'est fondée à rebours de l'anthropologie médicale, liée à la vision professionnelle du secteur médical comprenant les patients d'un côté et les soignants de l'autre. L'un des traits essentiels de la démarche est le recours à l'ethnographie comme « une méthode, une écriture et une expérience », selon les mots de Didier Fassin. De plus, il écrit un article en 2013 « Why ethnography matters ? » où il distingue deux opérations possiblement différentes mais nécessairement associées : d'une part il dit qu'il faut, en tant qu'anthropologue politique de la santé, populariser nos œuvres, les rendre accessibles, même aimables, et d'un autre côté, qu'il faut politiser nos recherches par la mise en débat dans l'espace public et par la traduction de nos recherches pour l'action politique. Ces deux volets me touchent notamment en tant que designer, tant du point de vue de la popularisation, de la communication de mon travail, que de sa politisation pour le mettre en débat dans l'espace public. Par ce double processus, les publics peuvent s'approprier, utiliser, contester, transformer le travail des anthropologues confirmant ainsi « les sciences sociales comme présence au monde », là aussi je me réfère à un article de Didier Fassin.
6.3 Le design ethnographique en pratique
Ma position a donc du mal à se reconnaître dans les objectifs plus utilitaristes du Design ethnography, et j'ai eu envie, pour cette communication, de revenir de façon plus détaillée sur ma pratique selon trois parties. La première s'attache au volet empirique de mes recherches, à savoir comment se construit le moment de l'enquête ; la deuxième est sur le volet méthodologique ; la troisième sur le positionnement épistémologique. Pour présenter une partie de ces éléments, je souhaite vous exposer deux de mes recherches-projets qui concernent le vieillissement et qui étudient comment vivent les personnes âgées et/ou en situation de handicap, puis proposer différents dispositifs pour les accompagner dans leurs trajets de vie.
6.4 Les recherches-projets
La première recherche-projet, intitulée La Ressource de l'autonomie12, a duré deux ans et a été financée par la Caisse Nationale de Solidarité pour l'Autonomie. Elle concernait la création d'un service dans le Gard, à destination des personnes âgées et des personnes en situation de handicap pour leur permettre de vivre le plus longtemps possible à domicile. Nous avons créé un service sous la forme d'une boucle, d'un service de l'économie sociale et solidaire qui tentait, tout d'abord, d'identifier des personnes isolées, qui ont peu accès aux services d'aides techniques et humaines. Ensuite, de pouvoir les accompagner dans la préconisation de solutions répondant à leurs besoins concernant des aménagements spécifiques en termes d'objets techniques ou d'aide humaine. Enfin, au moment du décès, d'avoir la possibilité de récupérer les différentes aides techniques installées au domicile pour pouvoir les recycler ou les réparer via des chantiers d'insertion puis de les vendre d'occasion pour permettre à des personnes ayant des revenus faibles de les acquérir. La recherche-projet a permis de construire ce service avec les acteurs présents sur le territoire. La deuxième recherche-projet s'appelle « Comme à la maison en EHPAD » (CALME)13. Elle a été financée pendant un an par la CNSA. Elle visait à faire d'un lieu de soin (une résidence EHPAD dans un CHU soumis à des règles sanitaires strictes) un lieu de vie. Ce projet a donné lieu à des livrables de recommandations et de déploiement de solutions - vous pouvez trouver tous les éléments en question sur les sites internet dédiés. Nous accompagnons aujourd'hui le pôle gérontologique du CHU dans l'élaboration de son schéma directeur et immobilier pour les quinze prochaines années, en vue de la réhabilitation de leurs pavillons EHPAD en travaillant avec les programmistes et architectes.
6.5 Le volet empirique
Je commence par la première partie : le volet empirique. Comment s'établit-on dans un milieu ? J'ai choisi sciemment le terme de « milieu » que je trouve intéressant car il représente ce qui est au centre et ce qui environne ; comme le design, il est l'entre et l'autour. Je vais m'attacher dans cette partie à la relation que j'entretiens avec les terrains d'enquête en mobilisant deux figures théoriques qui m'aident à penser et à transformer l'environnement au sens de « ce qui est extérieur » en milieu c'est-à-dire en un lieu sensible à appréhender avec et selon ses interactions profondes avec le vivant. La première figure théorique que je souhaite mobiliser est celle de la permanence. C'est une pratique qui est relativement récente et singulière et qui voit le concepteur - je dis concepteur car c'est une pratique qui touche aussi bien les architectes, les urbanistes que les designers - s'installer ou habiter sur le site même de son projet. Cette démarche a été menée à l'origine principalement par des architectes et s'est démocratisée dans les années 2000 grâce notamment à l'atelier Construire fondé par Patrick Bouchain. La permanence architecturale propose, pour comprendre et saisir la complexité d'un territoire, de s'y installer dans le temps long et avant même de penser à y faire quelque chose, d'y vivre. Le concepteur vient alors tenir une permanence du projet, mais d'abord s'y établir en tant qu'habitant des lieux. L'hypothèse induite par ce temps passé de manière tout à fait ordinaire est qu'il permettra peut-être de voir apparaître le milieu, puis l'éventualité projectuelle due à la finesse de sa compréhension, de ses besoins de transformation. Pour exemple, l'université foraine qui a eu lieu à Bataville, nom donné à un ensemble industriel en Moselle qui a été reconnu monument historique et patrimoine protégé depuis 2014. C'est une cité ouvrière unique en France qui a été créée dans la mouvance du Bauhaus, à partir de 1931, par Thomas Bata qui est le fondateur de la marque de chaussures Bata. Ce sont deux bâtiments standardisés en béton qui se font face, remplis de briques, qui viennent répondre aux besoins des salariés de Bata en termes de logements, d'écoles, de loisirs, de commerces, etc. C'était un projet complètement fou que Thomas Bata a mis en œuvre et qui a été habité jusqu'à la cessation d'activité en 2002. La fermeture de l'usine a vu 840 employés se faire renvoyer, et a soulevé un important conflit social et a surtout complètement vidé l'âme de Bataville. C'est dans ce cadre que pendant une année, en 2016, Notre Atelier Commun (également créé par Patrick Bouchain en 1999) a fait une « université foraine ». Permanence architecturale, l'université foraine a essayé de comprendre les différentes échelles et problématiques du lieu. Elle s'est installée dans ces espaces urbains désaffectés et a questionné l'avenir des lieux, en accueillant des personnes, observant, créant des événements, des spectacles. Margaux Milhade, architecte de l'université foraine, écrit dans un article : « c'est dans la permanence et dans l'action que tout se révèle et se construit, beaucoup de petites choses se sont ainsi tissées pendant l'année ». Elle montre que c'est à partir de cette permanence que le projet d'architecture, le projet de réhabilitation se fait, et non pas avant. Il n'y avait pas de commande avant la tenue de l'université foraine. Dans la recherche-projet CALME (Comme À La Maison en EHPAD), deux designers, un sociologue et moi-même avons établi, de la même façon, une permanence dans l'EHPAD. Pendant une année nous avons passé beaucoup de temps sur le terrain et notamment 5 mois de façon quotidienne et intensive. On souhaitait même dormir sur place, ce qui n'a pas été possible. L'idée était de vivre et d'habiter ces lieux étant donné qu'avant d'être une institution de soin (CHU), c'est un lieu d'habitation pour tous les résidents. Il nous importait d'expérimenter nous-mêmes, physiquement, ce que c'est que d'habiter dans cet endroit. Une deuxième figure que j'aimerais mobiliser à présent est celle de l'itinérance, qui est une autre forme intensive d'action. Pour le projet de La ressource de l'autonomie, nous avons choisi d'habiter le territoire d'une façon un peu différente qui correspond plutôt à cette idée d'itinérance sur le territoire. Là, je convoque un anthropologue dont Francesca a parlé, Tim Ingold, qui dit qu'« habiter c'est moins résider, s'installer, avoir un logis qu'aller traverser, prendre part à l'enchevêtrement de mouvements qui constituent l'habitation d'un territoire ». Ce rapprochement qu'il fait entre habiter et le cheminement est matérialisé par des lignes dont il parle notamment dans son ouvrage Une brève histoire des lignes et qui tient pour beaucoup à ses premières enquêtes auprès des populations du grand nord. Dans la neige, les traces de pas, de ski, de traineaux, témoignent d'une activité humaine. Il écrit en ce sens « chez les Inuits, il suffit qu'une personne se mette en mouvement pour qu'elle devienne une ligne ». Le fait d'habiter est, pour lui, lié à la présence de traces et de pas qui viennent converger, se mêler, se nouer autour d'un igloo par exemple. C'est cette dynamique que nous avons souhaité avoir pour le projet de La ressource pour l'autonomie. L'exemple que je vous montre à l'écran est un poster grand format que l'on a réalisé pour le projet et qui revient sur l'intégralité de notre feuille de route : ce que l'on a fait pendant deux ans, comment on l'a fait, avec qui on l'a fait, quels étaient les objectifs de ces rencontres, pour montrer l'assiduité qu'il faut pour pouvoir travailler avec des acteurs sur le terrain et produire quelque chose ensemble. L'équipe de cette recherche-projet (une designer et moi-même) a pris part à l'enchevêtrement des mouvements constitué par le réseau d'acteurs présents sur le territoire plutôt que d'établir une permanence physique. Pour conclure cette première partie, dans la perspective du Design ethnography, les designers en tâchant de modifier les environnements, en conçoivent de nouveaux et s'attachent à cette conception plutôt moderne qui nous conduit à habiter la nature et les milieux sur le mode de l'occupation. Pour Tim Ingold, parler d'environnement c'est nous envisager comme des cellules autonomes, étanches au sein d'un environnement qui se contenterait de nous entourer d'une logique opposant un dedans et un dehors, un contenu et un contenant, un intérieur et un extérieur, et cela revient pour le designer, selon moi, à adopter une posture de surplomb sur son terrain : il arrive, il regarde, il est extérieur à, et il règle d'une façon qui est la sienne une problématique donnée. L'apport des méthodes anthropologiques, et notamment l'apport des deux formes intensives d'action que sont la permanence et l'itinérance, permet d'atteindre ledit milieu qui est par essence vivant et mouvant sur le territoire. Elles permettent de substituer à la logique d'environnement une logique plutôt relationnelle, selon l'idée qu'a Ingold de la ligne, du nouage, du tissage. Dans ces deux procédés immersifs de la permanence et de l'itinérance, plusieurs points m'intéressent. Tout d'abord, la prégnance d'une forme intensive d'action qui n'est pas sans rappeler la quête ethnographique. Ensuite, l'écriture d'un protocole associant activités dites professionnelles (projet de design, d'architecture, urbain) et vie quotidienne. Je m'oppose à toute forme de dissociation entre les deux dans mes recherches. De plus, le designer, grâce au temps de l'enquête anthropologique, peut prendre part aux activités existantes, il peut devenir un acteur du milieu pour aider à leur façonnement, à leur modification ou pour encore les réparer. Concernant les limites de ces méthodes - et il y en a beaucoup - il peut être évoqué, même rapidement, le temps long que demande ce type de recherches, sans assurance d'avoir des résultats à la fin. En tout cas, pas l'assurance d'avoir des résultats spectaculaires, et cela nécessite des financements patients et convaincus des impacts sociaux à long terme, avec un retour sur investissement d'abord social plutôt que financier.
6.6 Le volet méthodologique
Concernant la deuxième partie, le volet méthodologique, je voulais tenter de définir la façon dont je considère la notion pour le moins phagocytée de « commun » car elle donne souvent à voir en creux ce qui pose problème dans l'idée de communauté lorsque l'on en a une lecture pauvre. On voit bien comment on peut rattacher l'idée de communauté à une conception relativement libérale et étroite de l'individu comme quelqu'un qui est uni avec d'autres personnes via ses intérêts personnels. La communauté doit se battre pour pouvoir défendre leurs intérêts personnels. J'ai une lecture un peu différente de la communauté et je m'appuie sur le terme de commun comme le définit Esposito qui dit qu'il vient du latin communus qui signifie littéralement « donner ensemble ». Et à partir de cette définition, il est intéressant de postuler qu'il est nécessaire pour former un groupe que tous les individus soient différents pour qu'ils puissent vivre en commun et que la vie soit fondée sur ce qu'ils donnent ensemble au commun. Pour avoir une vie en commun, il faut être avec des individus qui sont différents. Mes recherches-projets fabriquent, dans ce sens, du commun et de la variation, et montrent comment commun et variation vont de pair et ne sont pas contradictoires. La pratique immersive, que je vous ai présentée précédemment, dévoile une notion importante, qui constitue en partie la création des communautés et du commun : la participation. Cette notion est discutée dans de nombreux champs des sciences humaines mais aussi du design. Participation habitante, publique, citoyenne, ces notions permettent de construire des relations humaines à l'échelle d'un territoire, c'est donc un levier de construction des communs. Je relie la participation dans les pratiques de conception à un couple d'architectes, Simone et Lucien Kroll, qui ont une place très importante dans l'histoire de l'architecture pour leur démarche participative depuis les années 60. J'ai illustré ma présentation d'une de leurs productions la Mémé (Maison médicale, la maison des étudiants en médecine), une des œuvres les plus connues de l'atelier Kroll. La Mémé a été dessinée à partir de discussions avec les étudiants en médecine et d'un travail à même les plans où, pendant plusieurs mois, ils ont été augmentés petit à petit par les désirs des uns, les idées des autres, les besoins d'untel, etc. C'est ce travail de conception par strates, par « incrémentation », qui a dessiné le bâtiment que vous voyez ici, on y retrouve cette hétérogénéité dans le dessin de la façade. Patrick Bouchain présente leur travail en ces termes « quand j'ai vu ce travail, j'ai compris que pouvait exister une architecture de la diversité et du désaccord, une vraie architecture démocratique ». L'un des socles du travail de l'atelier Kroll est de participer non pas avec ou pour les habitants, mais en tant qu'habitant. C'est quelque chose qui revient beaucoup dans les propos de Lucien Kroll qui dit qu'il est, avant tout, un citoyen, un habitant, il parle de sa propre expérience de l'habiter. C'est une perspective que je trouve intéressante pour en finir avec l'image du designer ethnographe avec des jumelles venant regarder des papous (sic) dans un quotidien qu'il verrait d'un nouveau jour. Dans cette perspective, je pratique l'observation participante mais je participe aussi tout court au projet de territoire dans lequel je m'inscris. Ce qui me semble particulièrement intéressant c'est que certaines de nos actions semblent déjouer l'idée même d'enquêteurs et d'enquêtés pour faire tourner les rôles et les postures. Il n'y a plus de designer qui fait participer et de personne qui participe : non pas faire participer mais participer soi-même au processus de conception avec ses savoirs et ses spécificités, et faire ainsi advenir des formes et des espaces complexes. Cette proposition d'apparence banale me semble être un apport en horizontalité à cette accentuation de la verticalité qu'exprime l'idée de participation. Je pense notamment aux sciences politiques et à Blondiaux qui parle « d'injonction participative ».
6.7 Le volet épistémologique
Pour la troisième partie, le volet épistémologique, j'aimerais présenter l'idée d'enquête spéculative. Dans un autre texte qui s'appelle « That's enough with ethnography ! » Tim Ingold écrit que l'anthropologie poursuit un but, qu'elle est une enquête spéculative portant sur les conditions, les possibilités que la vie pourrait être. Selon lui, le travail de l'anthropologie ne consiste pas simplement à documenter la manière dont la vie est vécue par des populations dans un lieu et dans un temps donné, mais plutôt, en se basant sur les expériences de terrain, à imaginer les possibilités de la vie. C'est en cela qu'il y a des parallèles selon lui avec l'art, le design et l'architecture. Ingold dit qu'il faut penser ces disciplines comme consistant en pratiques d'investigation, en « art de l'enquête », notamment dans un ouvrage qui s'appelle Anthropologie comme éducation en 2018, au même titre que l'anthropologie. Il s'agit du rapport de correspondance avec nos environnements, cette manière d'étudier auprès des êtres et des choses, d'apprendre avec et non sur. S'initier à cet art de l'enquête implique de donner une place centrale à l'expérimentation puisqu'il s'agit bien d'étudier auprès du monde, d'en épouser les aspérités plus que de le décrire en se tenant à distance. L'expérimentation est fertile pour le design et pour la recherche en design. A l'intérieur de mes enquêtes spéculatives, je mobilise ce que Ricœur appelle « la fiction ontologique ». La première définition de fiction ou de « feinte » (les deux mots ont la même étymologie) peut facilement être entendue comme le moyen de la ruse, le fait de jouer avec une façon de présenter la réalité. Ce n'est pas dans ce sens-là que je l'entends, et pour étayer mon propos, je vous donne un exemple d'expérimentation. Dans la résidence EHPAD du projet CALME, il y avait des salons collectifs sans usage, avec quelques chaises seulement. Les résidents recevant leurs familles avaient comme possibilités, soit de les inviter dans leurs chambres (lieu de l'intime) soit d'aller dans ces salons maussades. Lorsque l'on reçoit quelqu'un chez soi, on peut normalement lui offrir quelque chose à boire ou à manger. Fort de cette idée simple de l'hospitalité, nous avons tenté l'expérimentation d'ouvrir un petit café avec les équipes de designers, accueillant les résidents avec leur famille. Alors il y a des jours où l'on s'ennuyait un peu parce que personne n'y venait, d'autres où l'on faisait salle comble. Nous avons expérimenté aussi l'aménagement extérieur du devant de la résidence. Derrière la résidence EHPAD, il y avait une belle terrasse qui n'était pas utilisée par les personnes âgées parce qu'elles préféraient s'installer devant pour pouvoir profiter des allers et venues des personnes se baladant au sein du pôle gérontologique. Nous avons expérimenté une « place de village », lieu de la sociabilité dans la cité, en mettant trois chaises et deux bacs à fleurs pour délimiter l'espace, créant une sorte de petite agora où les personnes pouvaient discuter et être là. La fiction n'est pas ici l'idée de la ruse mais plutôt le fait de faire « comme si » - le café, la place de village -, de faire semblant, de jouer à la serveuse, de surjouer l'extraordinaire. Les expérimentations dans nos recherches-projets à travers l'enquête spéculative sont vraiment pétries de tous ces moments, il s'agit pour nous d'établir un cadre fictionnel plutôt que d'établir de l'irréel. À l'intérieur de ce cadre fictionnel, nous allons fabriquer et travailler autrement la réalité, et ce tous les jours, au travers de toutes les épreuves que nous vivons avec les résidents et les employés pour créer et établir de nouvelles relations.
6.8 Conclusion
Pour conclure ma présentation, je m'intéresse en ce moment aux conditions de production de ce type de projets au confluent de pratiques d'investigations, d'enquêtes anthropologiques, d'expérimentations performatives et d'alternatives politiques. Si les Sciences and Technology Studies s'intéressent aux conditions d'utilisation des artefacts, l'émergence d'un courant des Maintenance Studies montre que les conditions de production de ces artefacts ou de ces services sont tout aussi importantes et qu'elles sont éminemment politiques. L'hypothèse est que ces pratiques, à travers les différents exemples que nous avons vus, relèvent plus de la réparation d'artefacts, de services, de situation au sein de communautés, que de la création à proprement dit. À mon sens, les conditions de production de ces projets de design sont liées notamment à la perspective anthropologique qu'on leur donne. On peut faire des rapprochements avec le travail de l'artiste étasunienne Mierle Laderman Ukeles, qui a commencé à travailler dans les années 60, et qui est reconnue pour son engagement féministe et écologiste, en mettant en œuvre des scènes de maintenance et de nettoyage. Elle a travaillé avec les éboueurs de la ville de New York, fait des performances où elle nettoyait le sol d'un musée pendant que les visiteurs entraient et sortaient en salissant son labeur. Son hypothèse : pourquoi la réalisation d'une œuvre n'est-elle jamais abordée sous l'angle du labeur de l'ouvrage ? Elle questionne les pratiques liées à la maintenance, à la réparation, au soin, au nettoyage. Cela m'intéresse notamment car elle a commencé à travailler sur ces sujets quand elle est devenue maman : « Où es-tu Jackson [Pollock] ? Où es-tu Marcel [Duchamp] ? » se souvient s'être demandé l'artiste en changeant une couche. Se faire interdire des formes, prendre conscience du mépris porté aux tâches propres aux métiers : ces quelques éléments biographiques participent à l'orientation conceptuelle et sociale de la démarche artistique de Mierle Laderman Ukeles. Ce qui m'intéresse pour le design est que j'ai l'impression - c'est une hypothèse que je formule ici modestement - que ces pratiques qui mêlent conception et anthropologie, d'une part, peuvent marquer, une rupture par rapport à l'obsession pour l'innovation, y compris comme valeur ; d'autre part, pourraient montrer qu'il y a une partie de transformation et de création dans les actes de maintenance et qu'il est important, comme l'a évoqué Emmanuelle Lallement dans sa présentation, de regarder les actes de réparation de la vie quotidienne.
7. Discussion
Catherine Chomarat-Ruiz
Merci à toi pour cette intervention. Je trouve effectivement, comme tu l'as suggéré, que c'est intéressant de faire une boucle entre la première intervention, la question du quotidien et la fin de ton intervention. Et c'est curieux, tout se passe comme si l'anthropologie avait amené le designer à une forme de modestie. Peut-être même que c'est parfois un peu inquiétant. Au fond, renoncer à la révolution pour amener quelque chose qui est plus de l'ordre du soutien. Et je trouve cela curieux parce que, quand je vous ai invité tous les quatre, je n'avais pas cela en tête. Je trouve que c'est bienvenu, ça m'intéresse beaucoup. Je vois qu'il y a des questions.
Laura Tchatat
Par rapport à la ville créée par l'entrepreneur Bata, je voulais simplement savoir si c'était un coron ?
Marine Royer
Je ne saurais pas vous dire précisément la différence mais c'est un peu dans le même esprit oui, des quartiers ouvriers qui permettaient de réguler le travail professionnel et la vie quotidienne pour les employeurs.
Catherine Chomarat-Ruiz
J'aimerais revenir sur cette histoire de soutien, de modestie du designer, et de l'architecte d'ailleurs, car ce développemnt est quand même parti des prescriptions de Bouchain. Je trouve que c'est intéressant et en même temps c'est peut-être un peu inquiétant. Est-ce que cette modestie, cet effacement du designer, ça n'entrainerait pas à penser qu'il y a quand même une perte de compétences du métier ? Je comprends tout à fait ta conclusion et ton insistance, mais est-ce qu'il n'y a pas quand même quelque chose qui serait de l'ordre d'un nouveau piège qui pourrait être évité ? Ce soir, nous sommes face à un public d'étudiants qui sont en train de faire des études de design longues, parfois, certains envisagent même de continuer en doctorat : donc il faut tenir cette idée de la compétence du métier, de sa spécificité, de quelque chose de plus que ce que tu suggères là. Est-ce qu'il n'y a pas là, finalement, dans cette modestie à laquelle conduirait l'anthropologie une nouvelle forme de piège. C'est une question de curiosité.
Marine Royer
C'est vraiment une hypothèse de travail que je soumets et que je dois encore étudier précisément. Quand on regarde les ouvrages de Patrick Bouchain, de l'Atelier Kroll, ou encore du collectif ETC (avec lequel je travaille actuellement), c'est tout sauf une production modeste, au sens de pauvre ou de discrète. Je comprends tout à fait ta réticence, j'en prends note, mais leurs œuvres sont pour moi ambitieuses, difficiles même esthétiquement et conceptuellement à appréhender (pour Kroll notamment).
Catherine Chomarat-Ruiz
De fait, dans d'autres domaines, comme le domaine du landscape design, il y a eu ça aussi, cette idée de renaturer plutôt que créer des espaces naturels de toutes pièces. Emmanuelle [Lallement] voulait ajouter quelque chose.
Emmanuelle Lallement
Oui merci. Peut-être qu'il ne faut pas partir avec cette idée qu'il y a une discipline qui serait pure qui serait l'anthropologie, moi je ne suis vraiment pas pour la pureté disciplinaire. Il n'y a pas de bonne manière, de bons usages, de mauvais usages, parce que sinon, effectivement, on devient un peu la police et ce n'est pas l'objet. Mais il faut quand même considérer qu'on est dans le cadre de deux disciplines dont l'objet est de toujours s'interroger sur les conditions de production du savoir. Et rien que ça, comme précaution, c'est déjà pas mal. D'où cette idée que cela donne paradoxalement de l'espace pour être modeste, mais surtout c'est pas tant une modestie que d'être plutôt en mode mineur, je dirais plutôt ça comme ça et je dirais que ça correspond bien à ce qu'on fait de part et d'autre, c'est-à-dire ne pas être dans une posture pour changer le monde mais pour faire avec tel qu'il est, un peu comme les artistes qui interviennent sur la ville : ils font la ville mais ils la font avec ce qu'elle propose déjà et ils ne sont pas en train de bâtir. On fait avec ce que la ville est déjà et on le fait par le biais de différentes choses, et du coup je trouve que ce mode mineur n'est pas forcément de la modestie. Et l'autre chose c'est qu'il y a une question de temps et de temporalité, ce qui engage au mode mineur c'est le fait de rester un ou deux ans. Être là, ce n'est pas de la modestie, c'est très ambitieux aussi, mais ça crée des modes d'intervention qui pour moi ne sont pas modestes mais qui sont en mode mineur.
Francesca Cozzolino
Je suis plutôt d'accord avec la proposition d'Emmanuelle de parler de mode mineur et je trouve pas du tout gênant cette mise en retrait du designer d'une part, et d'autre part c'est pas comme ça que se posent les projets aujourd'hui et surtout des projets qui trouvent leur efficacité dans la longueur qui sont quand même très situés, très localisés. À mon avis ce qui est important ce n'est pas tellement l'aspect multi-interactionnel de ces projets-là qui engagent plein d'acteurs différents mais c'est plutôt l'aspect « situé » qui fait leur force, notamment dans les projets dont parlait Marine. Celle-ci est une perspective qui intéresse beaucoup l'anthropologie et je pense que c'est bien ça qui a peut-être nourri certains projets de design qui sont dans une perspective non pas de changement, mais de prise avec le réel. Alors que ce système de stars du design, qu'on a eu pendant longtemps, au final s'écartent d'autres qui sont des postures de recherche, parce qu'ils produisent peut-être moins des objets à mettre dans un marché, mais ils travaillent aussi dans un autre écosystème, on a de plus en plus de collectivités territoriales : pour moi l'écosystème même du design a changé. Et c'est ce qui fait aussi que l'anthropologie est une très bonne alliée. Mais ce n'est pas si nouveau que ça, aujourd'hui c'est devenu à la mode de parler d'anthropologie du design, mais déjà les radicaux italiens avaient clairement des cours d'anthropologie dans leur formation d'architectes, ils avaient notamment un séminaire appelé « Culture paysanne » pour penser la frontière entre l'urbanité et la ruralité. Voilà ce que je peux dire pour répondre au débat que vous avez lancé Catherine, mais je trouve très réussie la question du mode mineur, qui fait bien évidemment penser à la question du mode mineur de description, théorisé par Albert Piette14.
Nicolas Nova
Je suis assez d'accord avec tout ce qui a été dit, même s'il ne faut pas faire la police de l'anthropologie, j'ai pu subir ça notamment par rapport à cette question de formation dans des écoles où le designer est vu comme auteur mais tout à coup il y a un effet de mode ou un effet de mimétisme, il faut absolument venir mettre des sciences humaines et sociales, mais il faut pas faire n'importe quoi non plus. Évidemment je suis d'accord qu'il ne faut pas essentialiser ni l'anthropologie ni le design, on l'a vu aussi avec les problèmes liés au design thinking, mais je me suis déjà retrouvé dans des situations où la question c'est « votre étude de terrain, est-ce qu'on ne pourrait pas la faire en 2h au lieu de 6 mois ? » avec des visions extrêmement instrumentalisées. Le piège classique c'est de faire un cours d'initiation à l'observation, d'avoir deux semaines pour réaliser une enquête, et il y a trois personnes sur dix personnes qui ont fait un questionnaire sur Google et qui disent « on s'est dit que ça serait beaucoup mieux et qu'on aurait plein de réponses super utiles», alors qu'explicitement j'ai mentionné que ce n'était pas ça le propos, ce n'était pas ça la démarche et il y a aussi des tropismes du quantitatif, une vision, les présupposés, un point de vue situé sur l'enquête est « moins bien » que autre chose. Il y a quand même quelques éléments de cadrage sur lesquels il faut insister parce que sinon on n'en tire pas grand-chose pour le dire rapidement.
Catherine Chomarat-Ruiz
On arrive au terme de la séance. Merci à vous quatre pour ces interventions très riches. Je pense que cela vaudrait vraiment la peine de se retrouver en repartant de ce qu'on s'est dit aujourd'hui, pour creuser cette question de l'apport possible des SHS au design, peut-être aussi l'affiner et essayer d'aller plus loin.
Je ne pense pas qu'il faille faire la police disciplinaire, je suis tout à fait d'accord avec ça, mais je pense aussi que tenir des critères c'est quand même important pour essayer de baliser de façon souple ces interactions possibles et ces apports réciproques entre anthropologie, ethnologie et design.
La semaine prochaine nous recevons Antonella Tufano et Patrick Bouchain, ce sera l'occasion de revenir un peu sur ce qui a été dit aujourd'hui. Merci !
Figures et légendes
Figure 1. Synthèse graphique n°7 © Lucy Doherty
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Voir également : Cozzolino Francesca, « Vers un design des situations. Ethnographie d'un projet de design urbain », Essai de bricologie. Ethnologie de l'art et du design contemporain, Techniques et Culture, n° 64, p. 76-93, 2015. ↩
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Cozzolino Francesca, «La fabrique de l'art. Contextualisations et circulations d'une œuvre de l'artiste Meschac Gaba», in L'homme et la société, n°200, avril-juin 2016, p. 195-215. ↩
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Cozzolino Francesca, «Aux bords de la critique et de la réconciliation. Controverses mémorielles à Bordeaux : le projet artistique « Les Revenants », in Ethnologie Française, n° 2020/1, n°177, p.31-52. ↩
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Victor Papanek, Design for a real world. Human ecology and social change, New York, Pantheon Books, 1971. ↩
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Ezio Manzini, Design, when everibody designs. An introduction to design for social innovation, Cambridge/London, MIT Press, 2015. ↩
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Cozzolino Francesca et Emanuele Quinz, «Entretien avec Matali Crasset», in Emanuele Quinz, Dialoghi tra arte e design, Macerata, Quolibet, 2020, p.173-184. ↩
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Thierry Dufrene et Anne Christine Taylors, Cannibalismes disciplinaires. Quand l'histoire de l'art et l'anthropologie se rencontrent, Paris, INHA/Musée du Quai Branly, 2009. ↩
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Anthony Dunne and Fiona Raby, Speculative everithing : design, fiction, and social dreaming, Cambridge/London, MIT Press, 2013. ↩
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Arjun Appadurai, The futur as a cultural fact : essays on global condition, London/New York, Verso, 2013. ↩
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Wendy Gunn, Ton Otto & Rachel Charlotte Smith, Design anthropology, Theory and practices. New York-Oxford, Bloomsbury, 2013. ↩
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Voir : https://www.abdn.ac.uk/research/kfi/, consulté le 29 juin 2021. ↩
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Site dédié : http://ressource-autonomie.fr/, consulté le 1er juillet 2021. ↩
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Site dédié : http://projetcalme.fr/, consulté le 1er juillet 2021. ↩
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Albert Piette, Le mode mineur de la réalité : paradoxes et photographies en anthropologie, Louvain-La Neuve, Peeters, 1992. ↩