Joffrey Paillard est docteur en ville et architecture (Université Paris Nanterre), membre du Laboratoire Architecture/Anthropologie UMR LAVUE 7218, ENSA Paris la Villette, et chercheur en design. Site internet personnel : cartographie « mobilier et design urbain hostile » : https://urlz.fr/k28t
Résumé
En nous servant du travail d'installations urbaines du collectif Bruxellois Design for Everyone (D4E1), que nous avons rencontré et interviewé dans le cadre de notre thèse, nous aimerions proposer une analyse et une lecture critique de l'espace public et du design urbain comme spatialité et objet inhospitalier. L'intérêt que nous portons à leur travail, initié en 2018, porte sur la mobilisation du design, que nous aimerions comprendre comme agent critique et comme possibilités d'actions « micropolitiques ». Leurs actions in situ peuvent s'apparenter à une réhabilitation hospitalière, artisanale et bricolée, d'une situation de design hostile : le design contre le design.
Abstract
Using the urban installation work of the Brussels collective Design for Everyone (D4E1), whom we met and interviewed as part of our thesis, we'd like to offer an analysis and critical reading of public space and urban design as inhospitable spatiality and object. Our interest in their work, initiated in 2018, focuses on the mobilization of design, which we'd like to understand as a critical agent and as possibilities for "micropolitical" actions. Their in-situ actions can be likened to a hospitable, artisanal, DIY rehabilitation of a hostile design situation: design against design.
Introduction
Le 21 décembre 1996, au théâtre des Amandiers à Nanterre, Jacques Derrida improvisait un discours dans lequel il dénonce l'apparition et la constitution d'un « délit d'hospitalité », formulation qui résonne comme un paradoxe ou un oxymore - tant sur le plan grammatical que sur le plan humain - dont la finalité n'est autre que la répression, par la sanction pénale, d'un acte de solidarité1 et d'accueil envers d'autres êtres humains en situation irrégulière :
« L'an dernier, je me rappelle un mauvais jour : j'avais eu comme le souffle coupé, un haut-le-cœur en vérité, quand j'ai entendu pour la première fois, la comprenant à peine, l'expression « délit d'hospitalité ». En fait, je ne suis pas sûr de l'avoir entendue, car je me demande si quelqu'un n'a jamais pu la prononcer et la prendre dans sa bouche, cette expression venimeuse, non, je ne l'ai pas entendue, et je peux à peine la répéter, je l'ai lue sans voix, dans un texte officiel. Il s'agissait d'une loi permettant de poursuivre, voire d'emprisonner, ceux qui hébergent et aident des étrangers en situation jugée illégale. Ce « délit d'hospitalité » (je me demande encore qui a pu oser associer ces mots) est passible d'emprisonnement. Que devient un pays, on se le demande, que devient une culture, que devient une langue quand on peut y parler de « délit d'hospitalité », quand l'hospitalité peut devenir, aux yeux de la loi et de ses représentants, un crime2 ? »
Bientôt trente ans que le philosophe a prononcé ces mots, et l'hospitalité comme acte et geste d'accueil tourné vers l'autre - l'étranger ou l'étrangère qu'on ne connait pas, celui ou celle dans la nécessité ou le besoin - n'est toujours pas un droit acquis ni un devoir requis, mais une possibilité de plus en plus incertaine et menacée3 et toujours plus empreinte de rejet et de mépris, d'exclusion et de violence envers les plus démuni·es, précaires et fragiles souvent observé·es uniquement comme des individus étranges ou alarmants. L'hospitalité se donne comme intrinsèquement contradictoire, et la raison à cela est qu'elle se construit sur sa propre opposition, une opposition radicale entre la loi de l'hospitalité (universelle, perpétuelle, inconditionnelle) telle que décrite par Emmanuel Kant4, et les lois de l'hospitalité (procédurales, processuelles, conditionnelles)5 telles qu'analysées et théorisées, entre autres, par Jacques Derrida6, Émile Benveniste7 ou Anne Gotman8.
Dans la cinquième séance de son séminaire - au titre évocateur, Pas d'hospitalité - Derrida disait :
« Tout se passe comme si l'hospitalité était impossible : comme si la loi de l'hospitalité définissait cette impossibilité même, comme si on ne pouvait que la transgresser, comme si la loi de l'hospitalité absolue, inconditionnelle, hyperbolique, comme si l'impératif catégorique de l'hospitalité commandait de transgresser toutes les lois de l'hospitalité, à savoir les conditions, les normes, les droits et devoirs qui s'imposent aux hôtes et aux hôtesses, à ceux ou à celles qui donnent comme à ceux ou à celles qui reçoivent l'accueil. Réciproquement, tout se passe comme si les lois de l'hospitalité consistaient, en marquant des limites, des pouvoirs, des droits et des devoirs, à défier et à transgresser la loi de l'hospitalité, celle qui commanderait d'offrir à l'arrivant un accueil sans condition9. »
Si Derrida parle dans son discours d'une « antinomie de l'hospitalité », c'est pour insister sur le fait que la loi et les lois « distribuent différemment leur histoire et leur géographie anthropologique10 ». L'hospitalité se donne comme un geste à la fois spatial et un geste à la fois social, qui marque, comme l'écrit la philosophe Manola Antonioli, « le double signe de l'invitation, donc de l'hospitalité et de la responsabilité, au sens de "répondre de"11 ». Cette géographie si particulière de l'hospitalité se matérialise dans cette réponse qui sous-entend que l'hospitalité doit répondre à des actes précis (des conduites et des comportements) de la part de l'accueilli·e, c'est-à-dire une personne étrangère et/ou inconnue à l'accueillant·e. La psychanalyste Anne Dufourmantelle, dans ses commentaires et analyses « didascaliques » du texte original de Derrida, écrit que ce geste « dessine les contours d'une géographie - impossible, illicite - de la proximité. Une proximité qui ne s'opposerait pas à un ailleurs venu du dehors la cerner, mais un "proche du proche", cet orbe insoutenable de l'intimité qui s'effondre en haine12 ». Il semble alors se dessiner un rythme organisationnel d'espacement et de répartition des corps entre les hôtes (accueillant·es et accueilli·es) selon une géographie précise, située et ordonnée qui orchestre et dicte la « bonne distance » de l'autre tout en gardant une proximité relative.
Partons maintenant d'un simple constat : s'il existe un délit d'hospitalité, il n'existe à ce jour rien qui s'apparenterait à un « délit d'inhospitalité », personne ne pourrait être jugé·e coupable d'avoir été inhospitalier·ère envers un tiers individu ; personne ne serait puni pour avoir refusé l'accès, l'accueil ou l'hébergement d'un être humain qu'il ou elle juge non recevable ou admissible « chez soi ». Nous aimerions pour cet article nous intéresser tout particulièrement à ce que nous désignons comme une « inhospitalité de proximité » qui se manifeste dans les interstices de la ville, dans les creux, les vides et les marges du système urbain et de l'espace public ; une « inhospitalité interstitielle urbaine » qui se matérialise par la présence de plus en plus fréquente, banalisée, normalisée et justifiée de pics, de grilles, de pierres, d'installations végétalisées, voire sous des formes plus esthétiques et « design13 » à travers le mobilier urbain, souvent qualifié d'« anti-SDF », à l'image des bancs publics à « accoudoirs » ou des assises de plus en plus individuelles ou individualisées. Cette production d'artefacts si singuliers nous préférons la désigner, à la suite de notre travail de thèse, de « dispositif de design urbain hostile14 », dont le but principal est d'empêcher l'installation des publics « indésirables » de l'espace public en rendant impraticables ou inconfortables les plis de la ville : un design urbain inhospitalier en réponse à la présence de corps à proximité ou à l'intérieur de spatialités non prévues à cet effet.
Figure 1. Installation inhospitalière sous le porche d'un immeuble à Dijon. Photo personnelle.
« Répondre », explique Derrida, ne doit pas seulement se concevoir comme un acte positif, altruiste et tourné vers l'autre, répondre peut être un comportement rempli de violence et de haine : « Mais le mot répondre est lourd de sens : il ne s'agit pas seulement d'échange, de reconnaissance ou de respect de l'autre. L'injonction à répondre, ne l'oublions pas, peut-être un acte de violence extrême15 ». Effectivement, si répondre c'est donner suite à un événement, alors le délit d'hospitalité tel qu'énoncé plus haut est bel et bien une réponse, une réponse punitive à un problème d'entraide et altruiste à la suite de déplacements et de flux migratoires. Derrida met en garde contre cette injonction à répondre, comme appel à la responsabilité : « Ce système d'injonction peut prétendre s'installer dans une éthique de la responsabilité : tu dois répondre de toi, de ton identité. Par conséquent, l'appel à la responsabilité peut aussi bien être le commencement de l'éthique que celui de la police et de l'autorité étatique. Il faut donc être sans cesse attentif à ces risques de perversion de la loi de responsabilité16 ». Ce que nous proposons pour cet article c'est une réponse à la réponse, c'est de nous questionner sur cette « injonction à répondre » qui peut tout aussi bien être une manifestation de pouvoir que devenir un acte de résistance. Si le « délit d'hospitalité » se veut une réponse de contrôle sécuritaire contre celles et ceux qui font preuve de solidarité envers celles et ceux qui en ont besoin, nous souhaitons ici nous intéresser spécifiquement à une tentative de réponse au « délit d'inhospitalité » matérialisé par les dispositifs de design urbain hostile. Pour cela, nous proposons de nous appuyer sur le travail d'installations urbaines du collectif Bruxellois Design for Everyone (D4E1) qui, depuis 2018, milite et s'engage contre la multiplication et la profusion de ce design violent et méprisant, mais surtout inhumain17. Nous allons, pour cet article, tenter de lier design et hospitalité grâce à la mobilisation du bricolage en tant qu'activité de proximité politique constitutive du care comme philosophie d'inspiration critique permettant de prendre soin de la vulnérabilité des êtres dans la pensée urbaine ; une certaine sobriété créatrice au service d'une vulnérabilité réinventée.
1. Interstice et proximité : la manifestation de l'inhospitalité
Nous l'aurons compris, ce jeu dialogique qui structure et conditionne tout régime d'accueil ou de rejet demande premièrement un lieu, comme géographie de l'in·hospitalité, et deuxièmement une action, comme réponse in·hospitalière. Lieu et action, géographie et réponse seront nos premiers axes, ou filtres analytiques. Si chaque dispositif de design urbain hostile est unique, il y a pourtant une caractéristique qui ne change guère, leur localisation. C'est pour cette raison qu'il est très important de mentionner le fait que le design urbain hostile comme stratégie d'éviction des plus précaires de l'espace public ne peut et ne doit pas se résumer à leur typologie de dispositif (pics, grilles, cailloux, installation végétalisée, etc.), ce qui minimiserait leur caractère proprement violent, mais demande une analyse située et toujours « en situation », car quand bien même il existe certaines séries, analogies ou ressemblances, il n'y a pourtant aucune proposition similaire à une autre.
En réalité, c'est bien ce design urbain qui produit des situations inhospitalières, c'est bien le design urbain en tant que projet et projection qui nous met face à des situations qui « fabriquent » de l'inhospitalité, selon un processus récurrent à toute situation, à savoir la volonté d'empêcher l'installation d'individu dans des endroits que l'on juge non prévus à cet effet par l'installation d'objets urbains. L'objet devient dispositif de design urbain inhospitalier, voire résolument hostile, en tant qu'il devient un obstacle à l'accueil plus ou moins temporaire d'un corps au sein d'une spatialité ouverte et libre, que l'on vient fermer et contraindre. Pour cela, la stratégie employée est la même, et consiste à placer un objet pensé et imaginé selon la situation pour restreindre l'accès à un espace, souvent délaissé. Nous avons donc bien là un lieu qui se répète (l'interstice, la marge) et une action identique (obstruer, empêcher) qui se matérialise par une géographie de l'hospitalité annihilée par la présence d'objet urbain comme réponse aux possibles installations de personnes. Ainsi, comme nous l'avons évoqué très brièvement en introduction, nous sommes en présence d'un régime très particulier d'inhospitalité, que nous désignons sous l'appellation « inhospitalité de proximité » ou « inhospitalité interstitielle urbaine ». Cette dénomination nous est apparue comme la plus à même pour traduire et retranscrire deux caractéristiques fondamentales à toute proposition de ce type : l'interstice comme micro spatialité résiduelle formée par l'architecture, et la proximité comme distance géographique ordinaire et banale au sein de l'espace public.
Figure 2. Installation inhospitalière dans chaque vide produit par l'architecture du bâtiment. Photo personnelle prise à Paris.
2 : Design critique : contre-discours et contre-objet
Et c'est justement à ce niveau très précis, en réponse aux situations d'inhospitalité, qu'intervient le travail militant du collectif D4E1 qui va tenter de corriger et d'atténuer cette production inhospitalière de l'espace public interstitiel. D4E1 propose des situations qui fabriquent de l'hospitalité en cela que les installations du collectif agissent comme des actions transformatrices du lieu où sont implantés les dispositifs de design urbain hostile. Les interventions du collectif se calquent sur un principe similaire aux installations de design hostile, c'est-à-dire qu'elles tentent au maximum de contrecarrer les possibilités d'entraves en empêchant le pouvoir de se manifester. C'est un pouvoir militant qui se fonde sur un pouvoir biopolitique en utilisant les mêmes méthodes, les mêmes procédures, les mêmes instruments : le design par le design ; le design contre le design. Ainsi, là où est refusé un usage se conformant à une fonction unique, le collectif modifie cette directive en proposant de nouvelles possibilités, nous permettant d'analyser, selon nous, le travail du collectif sur deux niveaux :
Premièrement, D4E1 produit un contre-discours militant qui se base sur le discours premier du pouvoir : quand l'un dit « tu ne t'allongeras pas », l'autre répond « tu pourras t'allonger », quand le pouvoir dit « tu ne t'abriteras pas », la résistance rétorque « tu pourras trouver refuge ». Le collectif modifie le discours, son interprétation et sa réception : d'un ordre et d'un discours normatif on glisse vers des propositions d'usages et des possibilités de faire.
Deuxièmement, D4E1 produit un contre-objet critique qui se fonde sur l'objet premier pensé par le pouvoir : le banc est la forme originelle et l'objet construit en sera sa contreforme. Le nouvel objet n'a de sens et n'acquiert une réelle signification que dans sa confrontation à l'objet déjà installé dans l'espace public, il ne se concrétise et ne peut se concrétiser comme matérialité formelle et d'usage que par sa mise en tension avec l'objet au cœur de la critique.
Figures 3 et 4. Exemple d'avant/après intervention du collectif dans le métro de Bruxelles. Photos envoyées par Laurent Toussaint et Charlotte Renouprez, fondateur et fondatrice de Design for Everyone.
Finalement, nous pourrions comprendre les créations du collectif comme des non-objets, si l'on se réfère à la définition de l'objet telle que donnée par Roland Barthes : « Communément, nous définissons l'objet comme "quelque chose qui sert à quelque chose"18 ». Or là, on voit bien que ce que produit et bricole le collectif, en amont de l'installation, ne sert à rien tant que cette matière informelle et impropre n'est pas dans un rapport de force direct avec la forme et le propre, contre lesquels elle doit lutter. Les non-objets proposés par le collectif ont une réalité pratique et critique et ne deviennent objets que dans leur superposition avec l'objet premier : c'est dans l'assemblage de l'un et de l'autre que se crée un troisième résultat. Comme le souligne le philosophe Vincent Beaubois, l'objet de design « ne fait sens que depuis une matérialité achevée, déjà-là19 ». Nous pourrions dire que D4E1 produit un design du vide, du négatif ; un design de la marge, de la lisière ou de l'interstice ; soit un design de proximité interstitiel : c'est un contre-objet qui produit un contre-discours dans le sens d'un contre-pouvoir, un design artisanal contre un design industriel, un design critique et de résistance en réponse à un design biopolitique et de pouvoir.
Il ne s'agit donc pas de créer de l'hospitalité à partir de rien, les actions du collectif n'ont pas vocation à remplir les vides urbains par l'installation d'objets ni même d'aménager les interstices ou les espaces résiduels de l'espace public permettant un accueil moins austère. La politique interventionniste de D4E1 est justement de partir d'une situation inhospitalière produite par la présence de dispositifs de design urbain hostile pour transformer cette même situation en quelque chose qui, si ce n'est plus accueillant, sera moins violent. Leurs actions peuvent se lire comme une réponse et comme une responsabilité à répondre de, c'est un jeu d'équilibre et de maintien de forces entre hospitalité et inhospitalité où l'hospitalité de l'accueil se pense par le prisme de l'hostilité du rejet. C'est en réponse à la violence de l'inhospitalité du design urbain que l'on peut repenser de nouvelles formes d'hospitalité urbaine par la mobilisation d'une nouvelle typologie de design urbain. On peut alors analyser leurs interventions comme des intrusions positives dans l'espace public sous forme de situations qui tenteraient d'améliorer (de manière éphémère et provisoire) le quotidien des populations chassées et jugées indésirables ; ce sont des propositions d'hospitalité comme modulation et variation à ce qui semble s'apparenter à une certaine forme de care.
3 : Réparer les « défauts d'hospitalité » par la mobilisation du care : prendre soin des corps et des objets
La politologue Joan Tronto a beaucoup écrit sur la notion théorique de l'éthique du care, participant à sa création et sa diffusion. Elle écrit :
« Plutôt que de soumettre à discussion les multiples utilisations du terme de care (« sollicitude/soin »), je proposerai cette définition élaborée par Berenice Fischer et moi-même : « Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre "monde", en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »20. »
C'est donc un double rapport au care qui serait ici envisageable avec une attention portée sur la vulnérabilité des personnes les plus fragiles et précaires et une attention qui a pour objectif de « réparer » les défauts d'hospitalité de l'espace public. Nous proposons une orientation du care selon deux voies jumelées, avec le corps humain d'un côté, et le corps urbain de l'autre. À travers la mobilisation du care, nous aimerions insister sur le soin à apporter à certains besoins primaires, à commencer par celui du repos du corps et du corps en repos (l'immobilité, l'attente, le non-mouvement). Il faut penser le design urbain comme une réponse d'hospitalité, de solidarité, d'empathie, de sollicitude et de tolérance, comme une valeur de reconnaissance21 de l'autre, de l'altérité et de la différence (comme bien commun fondamental), et non comme un acte de mépris. En ce sens, les interventions de D4E1 peuvent se concevoir comme une manière de modifier le message renvoyé par les objets urbains, de transformer leur réception comme signe et signification. Penser le design comme production sémantique urbaine permet de donner à voir une nouvelle image de la vie sociale22 du design urbain, composée par l'objet et le message (n'oublions pas que le design « désigne », qu'il est discours et signe, forme et signification).
Figure 5. Exemple d'avant/après intervention du collectif dans une rue de Bruxelles. Photos envoyées par Laurent Toussaint et Charlotte Renouprez, fondateur et fondatrice de Design for Everyone.
Pour imaginer la possibilité de situations hospitalières, il faut donc déjà porter attention au design urbain, il faut penser et envisager le message et la signification que tout objet renvoie à celles et ceux qui se confrontent à lui. On a tendance à oublier que le design urbain est la prolongation de l'espace public, et non de vulgaires objets disposés ici et là sans cohérence avec l'ensemble. Chaque banc public doit se comprendre comme la possibilité d'un lieu d'accueil (qui peut aussi se retourner en spatialité de rejet). Il y a donc un réel soin quotidien et permanent à apporter à la rue comme lieux de socialité et de sociabilité. Cette proposition rejoint celle du géographe Michel Lussault, qui écrit : « Le care spatial permet aussi d'insister sur l'importance de l'interdépendance des humains et des non-humains, qui est au cœur de tout habitat et de toute habitation. Ainsi, on change radicalement la manière d'appréhender l'association des uns et des autres dans un système de liens certes asymétriques, mais où personne et rien ne peuvent être traités a priori comme un hôte indésirable23 ». Le design urbain comme possibilité réflexive pour « prendre soin » des milieux de vie doit cesser d'être dispositif sécuritaire pour devenir outil solidaire, il faut arrêter d'en faire un dess(e)in de contrôle et de discipline, pour enfin le concevoir comme une possibilité appropriative interstitielle et (vraiment) conviviale24 : il ne s'agit pas de surveiller l'autre, mais bien de veiller sur l'autre.
4 : Le « design de l'hospitalité » : un laboratoire de recherche critique ?
En prenant comme point de départ et étude de cas les installations du collectif Bruxellois, nous voulions engager une double réflexion sur le design urbain comme possibilité d'expérimentation et sur l'espace public comme espace de (sur-)vie. Ce que nous trouvons intéressant, même si nous sommes conscients que cela n'est qu'un début, c'est que le travail militant de D4E1 permet un regard « critique », comme défini par Michel Foucault, qui disait, lors d'une conférence : « Je dirai que la critique, c'est le mouvement par lequel le sujet se donne le droit d'interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité [...]25 ». Dès lors, la critique peut se comprendre, elle aussi, comme une réponse, comme l'action de répondre et comme une mise en mouvement intellectuelle, militante et politique. Il faudrait alors concevoir le design urbain comme une proposition critique nous permettant de repenser de grands concepts théoriques (ici l'hospitalité) à l'échelle des petites expériences pratiques (l'expérimentation et le bricolage). Nous proposons alors d'introduire la pensée d'un « design urbain critique », qui doit dépasser sa seule « fonction utilitaire » ou son seul « usage fonctionnel » pour enfin s'ouvrir à des potentialités nouvelles et encore inexplorées.
Pour cela, il est intéressant de revenir sur la notion de care, de montrer ses limites pour tenter de les dépasser. En effet, un point qui nous paraît important est que d'après Tronto, le care n'est pas une activité créatrice, le care n'a pas vocation à créer ni à produire. Elle écrit elle-même les limites d'une telle démarche :
« L'un des moyens nous permettant de commencer à comprendre les limites du care consiste à noter ce qu'il n'est pas. Parmi les activités de la vie qui d'une manière générale ne relèvent pas du care, nous pouvons probablement inclure ce qui suit : la recherche du plaisir, l'activité créatrice, la production, la destruction. Jouer, accomplir un désir, mettre sur le marché un nouveau produit ou créer une œuvre d'art ne relève pas du care26. »
Si le care est donc une première approche très intéressante et féconde comme « processus actif [qui] comporte quatre phases, analytiquement distinctes, mais intimement liées [...] : se soucier de (caring about) ; se charger de (taking care of) ; accorder des soins (care giving) ; recevoir des soins (care receiving)27 », il ne peut pourtant se suffire à lui-même. En effet, Tronto explique que l'activité créatrice n'est pas une formalité du care. Or, pour notre part, nous soutenons que le renouvellement de l'habitabilité doit passer par un régime créatif. Il nous faudrait dès lors trouver une autre piste. C'est pour cette raison que nous nous tournons vers l'hospitalité et la proposons comme champs d'action et laboratoire de recherche critique. Ce que nous suggérons c'est donc moins un design hospitalier, qu'un « design de l'hospitalité » ; un design comme forme et activité créatrice. Chercher l'hospitalité selon ce schème, c'est pour nous l'occasion de dire et d'affirmer qu'elle n'est pas « quelque chose » qui se donne comme ça, elle n'a pas de méthodes, de règles ou de protocoles ; elle ne suit pas de procédures strictes et applicables partout, tout le temps de la même manière. C'est une expérience, une trajectoire, une virtualité, qui ne peut s'appliquer à la vie tel un théorème. Elle est autant singulière qu'elle est plurielle, concrétisable qu'inatteignable, fragile que possible. Donc, sans exclure le care de notre proposition, il nous semble judicieux de l'augmenter par une politique créatrice de l'hospitalité en situation à travers le design urbain : une écologie politique de l'hospitalité ?
5 : Accueillir la vulnérabilité dans l'espace public : une habitabilité réinventée
Si les quelques considérations précédentes nous ramènent naturellement à la notion de design, nous aimerions, en ce qui nous concerne, préciser un point important. Effectivement, si le design, tout comme l'architecture, a trouvé pleinement sa place en tant que discipline et champ de recherche, aussi bien théorique que pratique, il nous semble pourtant que le design urbain a encore du mal à se faire un nom, en France tout du moins. Pourtant, nous sommes convaincus que cette discipline est une voie possible et extrêmement riche pour questionner la notion d'habitabilité à différentes échelles. Nous comprenons le design urbain (ou design de l'environnement ou de la médiance) comme un champ de recherche situé et ouvert, à la frontière entre études sur le design et études sur la ville aux potentialités immenses, mais encore trop peu exploitées. Ce champ d'action et de recherche ferait la jonction entre la micro échelle du corps et la macro échelle de la ville ; entre une attention micro située sur les besoins physiques et des questionnements macro situés sur l'environnement urbain et le milieu de vie comme écosystème complexe et relationnel en perpétuel mouvement.
Pour expliciter ce point, nous aimerions mettre en tension deux citations. La première du designer Victor Papanek, la seconde de l'anthropologue Tim Ingold :
« Le but final du design est de transformer l'environnement et les outils de l'homme et, par extension, l'homme lui-même28. »
« Si le design a échoué - et échoué d'une façon aussi spectaculaire - à faire que toute chose soit pour le mieux, faudrait-il conclure que son véritable objectif est l'inverse : placer des obstacles sur notre chemin pour nous contraindre à redoubler d'habileté et d'ingéniosité pour réussir à les franchir ? Il se pourrait que le design, loin de fournir des solutions précises dans notre vie quotidienne, se contente plutôt de déterminer les règles du jeu. [...] Tout objet de design tend un piège en présentant un problème sous la forme de ce qui apparaît être sa solution29. »
Poser la question du design urbain revient à s'attaquer de front à la problématique de l'espace public et poser inlassablement la même question : quel(s) espace(s) pour quel(s) public(s) ? Si cette question n'a théoriquement aucun sens, tout un chacun·e sait malheureusement que dans la pratique elle est, et reste d'une importance capitale tant l'accès à cet espace est encore trop souvent une réalité fictive et refusée pour certain·es. Il est alors fondamental de se poser la question de la fonction, voire pour être plus exacte, des fonctions du design urbain dans l'aménagement de ces multiples et diverses spatialités. Par exemple, qu'est-ce qu'un banc public ? À quoi sert réellement un banc public ? Également, qui fait usage des bancs ou assises publiques ? Quelles pratiques y sont associées ? De quelle manière rendre pratique - et praticable - un banc public ?
Si un changement de paradigme nous semble nécessaire dans la conception du design urbain, débutant une réflexion profonde sur de nouvelles formes d'habitabilité de la ville, il nous faut encore en préciser quelques orientations possibles. L'une des premières directives serait sans nul doute de penser la vulnérabilité des êtres et la fragilité des corps au sein d'un système urbain que nous estimons de plus en plus inhospitalier. Pour cela, nous pensons que le design urbain doit se concevoir comme une tentative visant à réparer - à prendre soin - et améliorer l'espace public, social et relationnel de la ville pour aider les plus vulnérables en proposant des temps, des lieux, des occasions, des trajectoires, qui prennent en compte la diversité des vies et des parcours de vie. Dans cette perspective, les objets de design urbain deviennent de nouveaux « lieux d'accueil », ce sont de nouveaux territoires accueillants qui doivent permettre une prise en charge des corps. Il faut penser à un design qui invite à s'asseoir, prendre le temps, regarder, profiter, échanger, se reposer, mais aussi, et surtout faire l'expérience de l'altérité. C'est un design qui accueille et permet de se demander : quelle place est accordée aux corps fatigués, éreintés, meurtris, abîmés, brutalisés ? Comment améliorer les conditions de vie fragilisées des personnes vulnérables ? Et surtout, comment penser la vulnérabilité par le prisme du design ?
Figures 6 et 7. Exemple d'avant/après intervention du collectif à un arrêt de transports en commun à Lyon. Photos envoyées par Laurent Toussaint et Charlotte Renouprez, fondateur et fondatrice de Design for Everyone)
6 : Désapprendre le design : le bricolage comme activité créatrice critique, politique et écologique
Pour cela, nous proposons de réfléchir et d'initier une réflexion sur ce qui semble être une échelle de l'hospitalité. Ce que nous aimerions soumettre, c'est de penser l'hospitalité non pas - seulement - comme une entité globale (globalisante), mais de l'imaginer sous une forme locale, mineure, interstitielle, plurielle, à l'échelle du corps et des corps. Les actions in situ de D4E1 peuvent s'apparenter à des réhabilitations hospitalières, artisanales et bricolées, de situations de design hostile. Si elles ne sont évidemment pas la solution, elles ont au moins le mérite d'engager une réflexion critique sur le design urbain, sur les conditions d'« accueil » des personnes sans-domicile, sur le traitement des personnes vulnérables et de manière plus générale sur l'espace public et la ville comme milieu et environnement de l'habitat et de l'habiter. On ne peut pas initier un chantier théorique et pratique sur l'habitabilité de la ville - et du Monde - comme « notre » lieu d'habitation sans prendre en compte toutes les vies, à commencer par les plus fragiles, toutes celles et tous ceux qui n'ont pas de « chez-soi à soi », toutes ces subjectivités sans domicile, sans logis, sans territoire d'accueil à qui l'on refuse, nie ou méprise l'hospitalité ; tous ces êtres dont l'existence est bafouée et insultée.
Il est nécessaire de (re)politiser le design et de politiser le design urbain : le penser comme des zones d'autonomies temporaires30 individuelles et collectives, comme des possibilités d'actions « micropolitiques31 ». Les propositions de D4E1 sont, après tout, des dispositifs « bricolés », que l'on peut facilement assimiler à la philosophie du Do-It-Yourself et du low-tech. Mobiliser le bricolage comme activité politique et (esth)ét(h)ique du faire, comme possibilité d'agir et d'action sur et dans son environnement permet de revenir sur la célèbre distinction proposée par l'anthropologue Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, entre le bricoleur et l'ingénieur, qui écrivait :
« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus [...]. L'ingénieur cherche toujours à s'ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes32. »
Dès lors, il s'agit moins de comprendre, par exemple, le banc public comme objet prédéterminé et abouti résultat d'un travail de design urbain à l'image d'un concept fermé que comme possibilité indéfinie et infinie d'hospitalité en tant que signe ouvert qui renvoie l'image d'un objet d'accueil et de solidarité. Il ne s'agit dès lors pas tant de s'attarder sur le signifiant (l'objet banc) que de prendre soin du signifié (l'image symbolique que renvoie la catégorie banc). Nous pourrions dire que la finalité de ce champ et laboratoire d'expérimentation serait de « désapprendre le design » comme discipline stricte telle que nous la connaissons actuellement pour nous permettre d'aller explorer, expérimenter, bricoler des chemins créatifs encore inconnus ou moins valorisés.
Ce « design du peu33 » comme apport critique et action micropolitique nous permet de proposer une lecture du bricolage comme activité manuelle politique, militante et engagée, mais surtout comme renouvellement à plus long terme, du design urbain qui ne vise aucunement l'universel, mais opèrerait « en situation ». Cette dernière ouverture nous permet finalement d'interroger l'acte créatif et l'activité fabricante selon des situations concrètes d'hospitalité, rendues possibles par l'engagement du collectif et la sobriété de leurs interventions dans l'espace public : « Pas plus que le bricoleur, mis en présence d'une tâche donnée il ne peut faire n'importe quoi ; lui aussi devra commencer par inventorier un ensemble prédéterminé de connaissances théoriques et pratiques, de moyens techniques, qui restreignent les solutions possibles.34 » Le bricolage est donc aussi une activité rigoureuse qui demande des savoirs et des savoir-faire (à l'image de l'ingénierie), mais c'est aussi et surtout une activité créatrice qui demande du temps et du soin, un soin apporté aux choses et au corps par un travail minutieux de la main et de l'outil selon un contexte précis et une situation déterminée. En somme, il s'agit de questionner une certaine forme de sobriété mise au service de l'hospitalité permettant de modifier le régime social et le cadre symbolique des personnes « indésirables » de l'espace public en des personnes et des subjectivités fragiles et vulnérables, par la mobilisation d'un design artisanal d'hospitalité contre un design industriel hostile : un « design critique artisanal » qui opère dans le design, contre le design et comme réponse à un design, qui vise à réparer les dommages infligés par le design.
Conclusion
L'intérêt que nous portons au travail du collectif Design for Everyone se focalise sur la manière dont les membres ont décidé de détourner cette « injonction à répondre » telle qu'énoncée par Derrida, où la violence de l'objet n'appelle pas une réponse violente (par dégradation ou destruction du mobilier), mais une réponse intelligente (comme nous l'avons vu avec le détournement d'usage et l'augmentation de pratiques). En effet, répondre par la violence de l'action face à la violence de l'humiliation et du mépris générés par ce design serait inutile et ne ferait que supprimer le dispositif de l'espace public, ce qui reviendrait également à le supprimer de l'espace critique, médiatique, relationnel et social. Le collectif a choisi d'agir directement sur le dispositif de design urbain hostile grâce à une survalorisation de l'objet en question, par un subtil jeu de sabotage du design grâce à la mobilisation du design. Cette méthodologie de travail pose une première question, en guise de conclusion, qui nous paraît fondamentale : si comme nous pouvons le lire parfois, le design a toujours eu pour but et finalité d'améliorer l'habitabilité du monde, alors il faut se demander à qui profite cette fameuse « habitabilité », mais surtout de quelle manière comprendre les dispositifs de design urbain hostile dans la production d'un espace habitable, et de quelle manière cette typologie très particulière de design participe à l'habitabilité du monde ? Rendre le monde habitable (pour les un·es ou le plus grand nombre) doit-il passer nécessairement et systématiquement par le rendre moins habitable, voire inhabitable pour d'autres, en nombre restreint ou minoritaire ?
En intervenant librement sur le design existant au sein de l'espace public, D4E1 transforme le mode d'existence de ces objets urbains, le collectif transforme leur signification, leur sens et leur signe : d'objets hostiles ils permutent en spatialités d'accueil temporaire. Leurs actions permettent de reconnaitre que la rue et l'espace public « accueillent » une multitude de vies précaires et fragiles tout en débutant la possibilité d'une « déprécarisation » des personnes démunies de l'espace public en prenant en compte autant que possible les publics les plus marginalisés, invisibilisés, délégitimisés, subalternisés35.
Nous l'avons vu, ce jeu de proche et de lointain comme gage et signe de respect semble nécessaire pour que la présence des un·es ne soit pas perçue et appréhendée comme une menace et donc une présence non désirée - indésirable - dans un trop proche devenu dangereux et propice à un certain régime d'insécurité, pour les autres. L'hospitalité pourrait alors se comprendre comme une réponse positive à un corps distancié, à celui ou celle qui garde la distance adéquate (de sécurité) dans cette ritualisation de distanciation avec l'autre, l'hôte accueilli·e (ou en cours d'accueil à qui l'on souhaite la bienvenue). On assiste à ce que l'on pourrait nommer une distribution différenciée des corps en fonction de quel régime d'hospitalité on a affaire : d'un côté, une promiscuité et un partage de l'espace, accepté par une hospitalité accordée, et d'un autre côté, un éloignement, une distanciation, voire une séparation stricte, devenue obligatoire, permettant de garantir une certaine cohésion sociale au sein d'un groupe déjà constitué par non-don d'hospitalité.
Donner l'hospitalité agirait dès lors comme une sélection à l'entrée (aux portes, aux seuils, aux frontières, aux marges entre deux spatialités, localités, zones ou territoires), c'est une procédure d'ouverture et de fermeture sélective ; c'est, finalement, un dispositif de pouvoir qui donne le pouvoir de choisir qui l'on veut et accepte « chez soi », et qui l'on refuse et laisse « chez eux » ou « chez elles ». Le problème majeur, comme l'explique la philosophe Magali Bessone, provient de « la représentation domestique du territoire national36 » qui suppose et induit justement des critères de familiarité, d'amitié partagée, sélectionnée et connue avant même d'accueillir et d'« ouvrir sa porte » à l'autre, car finalement, c'est sur une base « identitaire » que l'accueil se fait. Conceptualisée de la sorte, l'hospitalité des un·es ne pourrait se faire qu'avec l'inhospitalité des autres. Être inhospitalier·ère serait la face obligatoire à quiconque souhaite être hospitalier·ère : l'inclusion et l'exclusion, l'accueil et le rejet semblent inhérents et constitutifs de toute volonté d'hospitalité. Penser le territoire d'accueil comme « notre » maison, comme « notre » chez nous demande donc de le protéger, de le défendre et de le sécuriser contre les possibles dérives, nuisances, dangers qui peuvent et semblent provenir de l'extérieur du territoire, mais aussi, et surtout de l'intérieur du foyer, de la cité, des membres que l'on a plus ou moins (déjà et bien) accepté·es. Or, on voit bien que de déterminer des critères de proximité et de sélection dans l'accueil c'est déjà faire un premier tri et rendre l'hospitalité discriminatoire, ouvrant la possibilité à certain·es, mais pas à tous·tes, de bénéficier du droit moral et éthique d'assistance, œuvrant à laisser de côté, voire à rejeter ou exclure celles et ceux qui n'auraient pas ou peu de proximité avec les critères présélectifs d'identité. Pour remédier à cela, il faudrait alors cesser de concevoir le pays et le territoire d'accueil comme un espace privé, comme l'espace domestique de notre « chez-soi », comme le foyer ou le logis :
« [...] c'est en se débarrassant de l'illusion que le pays est comme une maison où les propriétaires accueilleraient des visiteurs de passage et leur offrirait le gîte et le couvert. Dès lors, ce qui demeure de la grille interprétative de l'hospitalité lorsque le concept est utilisé pour dénoncer la « jungle » de Calais, les tentes du canal Saint-Martin, les camps de Vintimille, c'est l'injonction à réduire l'inégalité de situation entre les populations qui résident sur le territoire national ou européen, et celles, vulnérables, en détresse, qui cherchent à y accéder37. »
Conceptualisée ainsi, l'hospitalité est intrinsèquement et indubitablement géographique et donc liée à l'espace : espace social, espace représentatif et de mise en scène, espace des mœurs, espace des normes et de bienséance, espace critique, public, politique et écologique, l'hospitalité comme geste de réponse a besoin, pour exister et se formaliser, d'institutions telles que définies par Émile Benveniste « à entendre ici en un sens étendu : non seulement les institutions classiques du droit, du gouvernement, de la religion, mais aussi celles, moins apparentes, qui se dessinent dans les techniques, les modes de vie, les rapports sociaux, les procès de parole et de pensés38 ». L'interstice urbain comme spatialité et localité résiduelle de l'espace public est souvent - pour ne pas dire toujours - pensé et envisagé comme un espace pouvant potentiellement accueillir une activité nuisible, illégale, dangereuse, et/ou des personnes dont on ne souhaite pas la présence. Le pouvoir, comme réponse inhospitalière, va s'atteler à boucher, obstruer, occuper, fermer, combler l'espace public et les possibilités de spatialités laissées libres aux usages et aux pratiques. Pourtant, il est bon et nécessaire de se souvenir que si certaines marges urbaines sont pressenties et toujours-déjà envisagées comme des espaces résiduels et sans qualité (esthétiques, foncières, sociales), elles sont pourtant essentielles à tout un pan de la société ; un inframonde précaire, fragile et vulnérable qui tente de vivre - ou de survivre - au sein de la « ville hostile ». Ces micro-espaces sont parfois la seule possibilité d'un abri, c'est pour cela que nous insistons pour les considérer comme des « interstices-refuges » et des « interstices-ressources », comme des temporalités et des spatialités temporaires d'autonomie et d'émancipation, mais surtout de sécurité. Combler ces interstices par des dispositifs de design urbain hostile revient à mettre en danger des êtres humains et des vies humaines.
À travers cet article nous proposons, finalement, une relecture de l'hospitalité en nous demandant à quelle condition il est possible de repenser la vulnérabilité de l'autre comme subjectivité fragile et précaire au prisme de micro-interventions éphémères ou de refonte du design urbain : l'hospitalité ne doit pas se concevoir comme un pouvoir stratégique coercitif, mais comme un pouvoir tactique émancipateur.
Bibliographie :
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Aussi appelé « délit de solidarité » cette infraction n'a pourtant « pas d'existence juridique. L'expression est apparue en 1995, à l'initiative du Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI). Elle désigne le risque pour les militants des associations d'aide aux immigrés ou pour les particuliers de se voir mis en examen et condamnés pour aide au séjour irrégulier, au même titre que les organisateurs de filières d'immigration clandestine [et] prévoit que toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l\'entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d\'un étranger en France sera punie d\'un emprisonnement de cinq ans et d\'une amende de 30 000 euros », https://www.vie-publique.fr/eclairage/18715-du-delit-de-solidarite-au-principe-de-fraternite-lois-et-controverses ↩
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Jacques Derrida, « Quand j'ai entendu l'expression "délit d'hospitalité"... », Article extrait du Plein droit n° 34, avril 1997, « Zéro or not zéro ? », Groupe d'information et de soutien des immigré·e·s - Gisti, [en ligne] http://www.gisti.org/spip.php?article3736, consulté le 31 janvier 2024. ↩
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Pensons par exemple à la Loi immigration pour contrôler, réguler et durcir l'immigration en France. ↩
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Emmanuel Kant, Essai philosophique sur la paix perpétuelle, Paris, G.Fischbacher Libraire-Éditeur, 1880. ↩
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Jacques Derrida écrit : « [...] chaque fois que nous avions affaire à cette opposition ou cette différence sans opposition entre, d'une part, un devoir d'hospitalité inconditionnelle, voire une hospitalité infinie, pure, spontanée, donatrice et absolue, sans même un devoir ou une dette, et d'autre part, une hospitalité conditionnelle, réglée, limitée, contrôlée par un droit et une politique », Hospitalité, Volume 2, Séminaire (1996-1997), Paris, Éditions du Seuil, 2022, p. 23. ↩
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Jacques Derrida, Hospitalité, Volume 1, Séminaire (1995-1996), Paris, Éditions du Seuil, 2021. ↩
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Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1. économie, parenté, société, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969. ↩
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Anne Gotman, Le sens de l'hospitalité, essai sur les fondements sociaux de l'accueil de l'autre, Paris, Éditions Presses Universitaires de France, 2001. ↩
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Jacques Derrida, Hospitalité, vol.1, op.cit., p. 71. ↩
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Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, De l'hospitalité, Paris, Éditions Calmann-Levy, 1997, p. 73. ↩
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Manola Antonioli, « Hospitalité et cosmopolitisme », Chimères, 2020/1 (N° 96), p. 115-126, p. 116. ↩
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Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre, De l'hospitalité, op.cit., p. 11-12. ↩
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Nous employons volontairement le terme « design » comme adjectif pour insister sur cette déformation linguistique et sémantique, particularité française, qui utilise ce mot comme synonyme de beau, contemporain, cher, distingué, tendance, moderne, luxueux, de marque, voire loufoque, excentrique, ostentatoire. Le substantif « design » transformé en adjectif, devient également un argument de vente et de communication majeur. ↩
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Joffrey Paillard, Dispositifs spatiaux de la « ville hostile » et tactiques de résistance urbaine : marges, situations, interstices, thèse de doctorat en Architecture et Ville, soutenue le 14 décembre 2023, Université Paris Nanterre, ENSA-Paris la Villette. ↩
-
Jacques Derrida, « Responsabilité et hospitalité », (Dir.) Mohammed Seffahi, Manifeste pour l'hospitalité, Autour de Jacques Derrida, Grigny, Éditions Paroles d'Aube, 1999, p. 111. ↩
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Ibid. ↩
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Nous nous concentrerons, pour cet article, uniquement sur le design urbain comme dispositif d'exclusion et d'invisibilisation. Toutefois, il est très important de mentionner le fait qu'en plus de cette stratégie de « chasse » aux indésirables de l'espace public, d'autres dispositifs existent, à l'image des arrêtés anti-mendicités ou des événements festifs, qui se multiplient surtout l'été (pensons par exemple au « nettoyage » des rues de Paris à l'approche des JO2024). La volonté première de ces procédés d'éviction est de permettre l'utilisation et l'occupation de l'espace public par des publics présélectionnés selon des pratiques, des habitudes et des comportements précis, permettant d'empêcher presque « naturellement » d'autres publics à en faire usage. ↩
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Roland Barthes, L'aventure sémiologique, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 251. ↩
-
Vincent Beaubois, La zone obscure. Vers une pensée mineure du design, Paris, Éditions Les presses du réel, 2022, p. 111. ↩
-
Joan Tronto, « Du care », Revue du Mauss, n°32, (2008/2), p. 243-265, p. 243. ↩
-
Axel Honneth, La lutte pour le reconnaissance, Paris, Éditions Folio, 2013. ↩
-
Claudia Mareis, Théories du design, une introduction, Dijon, Éditions Les presses du réel, 2023, et plus particulièrement le chapitre. 4 « La signification des produits du design », p. 127-180. ↩
-
Michel Lussault, « Le care spatial pour un monde vulnérable », (Dir.) Cynthia Fleury et Antoine Feneglio, Éthique et design. Pour un climat de soin, Paris, Presses Universitaire de France, 2024, p. 125. ↩
-
Ivan Illich, La convivialité, Paris, Éditions du Seuil, 1973. ↩
-
Michel Foucault, « Qu'est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la société française de philosophie, 84^ème^ année, n°2, Avril-Juin 1990, [en ligne], https://vacarme.org/article1388.html, consulté le 10 février 2024. ↩
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Joan Tronto, « Du care », Revue du Mauss, op.cit., p. 246. ↩
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Ibid., p. 248-250. ↩
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Victor Papanek, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Dijon, Les presses du réel, 2021, p. 63. ↩
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Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Belleveaux, Éditions Dehors, 2019, p. 141-142. ↩
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Hakim Bey, TAZ -- Zone autonome temporaire, Paris, Éditions de l'Éclat, 1997. ↩
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Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980. ↩
-
Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Éditions Plon, 1960, p. 27, puis p. 30. ↩
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Christian Malaurie, « LE PEU DES PAS DU POSSIBLE. Le travail collaboratif du collectif LPP », dans Sophie Fétro (dir.), Les Arts de faire : Acte 2 - Design du peu, pratiques ordinaires, Revue Design Arts Medias, 12/2021. ↩
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Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, op.cit., p. 29. ↩
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Nous faisons ici références à la notion de « publics subalternes » telle que théorisée par la philosophe Nancy Fraser, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu'elle existe réellement », extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142. ↩
-
Magali Bessone, « Hospitalité », Didier Fassin (Dir.), La société qui vient, Paris, Éditions du Seuil, 2022, p. 1053 à 1068, p. 1062. ↩
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Ibid. ↩
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Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1. économie, parenté, société, op.cit., p. 9. ↩