Professeur des universités en Arts, rattaché à l'Unité de Recherches transdisciplinaire EA.4593 CLARE (équipe ARTES), de l'université Bordeaux Montaigne, Pierre Baumann est responsable du master recherche Arts Plastiques. Ses travaux de recherche expérimentale, recherche-action portent sur les formes multiples d'écologie de l'art et de refonte du statut des objets artistiques. Il a publié en 2016, L'usure, (co-dir.) PUB/ARBA, en 2017 De Cibecue à Lemniscate, (dir.), PUB et en 2018 Dire Moby-Dick par la recherche en arts (dir.), PUB, Réalités de la recherche (collective) en arts en avril 2019, PUB et Sillage Melville, recherche en arts et monde mobile, PUB, 2020. Il conduit depuis 2017, le programme de recherche expérimentale en arts Moby-Dick, qui porte sur l'étude des écosystèmes de création, à partir d'une relecture pratique et d'une actualisation du roman de Herman Melville, Moby-Dick et le cachalot. L'équipe, fédérée autour du Laboratoire des objets libres, rassemble chercheurs, artistes, doctorants et étudiants en arts.
https://www.mobydickproject.com/
Résumé :
Cet article prend appui sur l'analyse de situations de travail développées entre 2017 et 2021 dans le cadre du programme de recherche en art, Moby-Dick conduit à l'Université Bordeaux Montaigne. Il tente de dégager, à la croisée du roman éponyme de Herman Melville (Moby-Dick ou le cachalot, 1851) un ensemble de caractéristiques saillantes et pragmatiques qui permettent de dessiner les contours de la notion d'atelier, non pas conçu comme seul lieu du faire, mais comme formule qui rassemble, lieu, forme, action et situation sous le souffle d'une énergie commune, d'un état d'esprit avant tout, porté par le faire et l'esprit d'enquête.
Summary
This article is based on the analysis of work situations developed between 2017 and 2021 as part of the research programme in art, Moby-Dick developed at the University Bordeaux Montaigne. It attempts to identify, in the context of Herman Melville's novel of the same name (Moby-Dick or the Sperm Whale, 1851), a set of salient and pragmatic characteristics that make it possible to draw the contours of the notion of the workshop, not conceived as the sole place of making, but as a formula that brings together place, form, action and situation under the breath of a common energy, a state of mind above all, carried by the spirit of making and investigation.
Liminaire : Moby-Dick et le Pequod
Le projet Moby-Dick est un programme de recherche en arts de type recherche-action, recherche expérimentale, initié en 2017 et fédéré autour du Laboratoire des objets libres, microstructure de recherche rattachée à l'UR CLARE/ARTES 4593 de l'Université Bordeaux Montaigne. Il porte sur l'étude des écosystèmes de création à partir d'une relecture et d'une actualisation du roman de Melville Moby-Dick ou le cachalot1, publié en 1851.
Depuis le 16 mai 2017 à 6h212 précisément, le projet Moby-Dick explore ce roman de Melville, dans lequel couve toute la noirceur du monde, mais aussi toute la richesse des petits gestes du vivant, l'histoire ayant pour cadre un baleinier nommé le Pequod3 « navire atelier » (presque « navire usine »). À bord s'y déploie un très grand nombre d'activités du faire, relevant tout aussi bien de la charpenterie, de la ferronnerie, que de l'art de la découpe du lard de cachalot. Le Pequod est donc l'image-même d'un atelier en mouvement confronté à des questions de design élémentaire, frugal et ingénieux, où la transformation, la reconversion et la réparation des matériaux jouent un rôle déterminant, l'exemple de la jambe d'Achab, réparée avec un os de baleine étant (avec le cercueil de Quiqueg transformé en bouée de sauvetage) le plus saillant. L'univers marin que décrit Melville est aussi un monde de la débrouille, qui sait « faire avec » les moyens du bord au premier sens du terme. Le Pequod, en tant que modèle particulier de navigation, est à ce titre éclairant sur les manières de faire avec ses propres ressources dans un monde fini (le navire) à bord duquel les activités qui se déploient relèvent avant toute chose d'opérations manuelles, de transformation de matière, de mesures, de planification de trajectoires et de destination, même si celles-ci sont instrumentalisées par le funeste et démoniaque dessein de son capitaine, le capitaine Achab.
Cet article propose un chassé-croisé entre une observation des caractéristiques essentielles de la figure du Pequod, des éléments de définition génériques de l'atelier et des cas d'exemples précis qui résultent des activités du programme de recherche Moby-Dick. Nous tenterons d'observer comment la mobilité, inhérente au roman de Melville, à notre programme et à notre monde contemporain, infléchit les modalités du faire (de l'art et de la recherche) et transforment la conception même de la figure de l'atelier.
Atelier studio d'enregistrement, Gaillard d'arrière, Martel, espace de lecture et d'enregistrement de Moby-Dick, mai 2017.
1 . Les « saines activités physiques »
Comment lire, écrire et investir ce livre monde, malfaisant4, encyclopédique, habité par la mobilité ? Comment faire avec cet horizon incertain happé par la liquidité et l'autodestruction ? Comment observer la dure réalité du faire sans se laisser aspirer par la métaphore à laquelle se prête si bien le monde marin ? Réfuter la métaphore permet d'être au plus près de ce qui se fait, d'interroger l'activité pour ce qu'elle est : réparer une boussole, construire une bouée de sauvetage, lancer le javelot avec précision. Telle est la logique de l'atelier que le lecteur peut vivre sur le Pequod, une pratique pragmatique qui, par le biais de la littérature, nous plonge dans des considérations métaphysiques sur le déclin du monde. Non seulement derrière ce récit daté se loge des réponses à nos difficultés actuelles ; ce roman ne souffre pas d'actualisation, nous renvoie aux racines profondes des gestes élémentaires de pêcherie et, par extension, de création (de l'art et du design5). Plus encore, il relie l'expérience de l'atelier à l'essentiel, c'est-à-dire à ce qu'on vit, à l'usage et aux nécessités. À cela s'ajoute l'épineuse question qu'est comment écrire avec ce qu'on vit, ou plutôt comment ce qu'on vit contient-il une écriture en puissance ? Telle est l'entreprise melvillienne que l'auteur lui-même a vécu en s'engageant très jeune sur un navire baleinier (entre 1841 et 18446). Autrement dit, Melville est un pragmatique au sens où l'analyse Deleuze dans Critique et clinique, c'est-à-dire que Melville « voit dans le pragmatisme une des tentatives pour transformer le monde, et pour penser un nouveau monde, un nouvel homme en tant qu'ils se font7 » et non pas comme une théorie philosophique. Ce départ fut pour Melville une nécessité, tout comme elle l'est pour le narrateur du roman, Ismaël, qui privilégie le faire, s'« engage comme matelot en raison des saines activités physiques et de l'air pur du gaillard d'avant8. ». La vraie vie si on peut dire, au détriment d'activités trop cérébrales à l'image de celles qui se trouvent en dehors des réalités du faire, s'en tiennent à des inventaires trop théoriques, à savoir ceux du « surveillant de collège mort de consomption » ou de « l'adjoint-de-l'adjoint du bibliothécaire9 » qui n'ont d'autre occupation que celle de rassembler quelques repères étymologiques et autres extraits de citations, savoirs de seconde main que le narrateur ne manquera pas de discuter et de discréditer. Il est clair que ce faire, décrit par Melville, est fondu dans l'ordinaire de la survie en mer, soumis à l'indéterminé, aux vents et aux courants marins. Le travail d'enquête de terrain que nous avons conduit s'attache tout autant à cette recherche de l'évènement qu'aux modalités d'écriture qui permettent d'engager sa traduction dans un monde actuel. L'espace de l'atelier que nous tenterons d'analyser se dessine donc à la croisée du récit et de l'expérience, à l'intersection de la figure du Pequod et des espaces eux-aussi migratoires que nous avons investis10, ateliers sédentaires ou nomades, durables ou provisoires.
Session de travail avec Peter Soriano, The Whiteness of the whale, Galerie Alban Denuit, Maison des Arts, Université Bordeaux Montaigne, juin 2021.
2 . Ateliers de circonstance
Dans ce contexte, le projet dispose d'un atelier, au sein de l'université Bordeaux Montaigne, nommé le « petit labo (D0811) » qui permet un travail d'équipe. Cet atelier déploie différents dispositifs d'échange de travail, tel que le « Blablalabo12 », créé dans le contexte du confinement en janvier 2021. Dans ce « petit labo » se sont déployées diverses phases de production, de la préparation à la restitution, en passant par la conception, la fabrication, la discussion, l'écoute, l'entretien, mais aussi l'archivage et le stockage, c'est-à-dire tout ce qui contribue à la construction d'une communauté de pensée.
Par ailleurs plusieurs phases de terrain13, furent déployées en France, au Chili, en Amérique du Nord, en Espagne ou encore au Vietnam, avec des équipes aux effectifs variables14 et guidées par des objectifs ciblés et adaptés aux différentes situations de terrain en prise avec des marquages melvilliens. Manosque, au Paraïs, la maisons de Jean Giono, fut par exemple le lieu d'étude de la traduction de Moby-Dick réalisée par Jean Giono, Lucien Jacques et Joan Smith15.
Ces terrains firent toujours l'objet de la mise en place « d'ateliers » souvent très temporaires qui servirent de point d'attache, à l'instar d'une voiture (le Toyota au Chili), d'une chambre d'hôtel ici ou là ou d'un bateau. Dans ce contexte, il conviendrait de voir ce qui se joue dans cette mobilité de l'atelier, tout en différenciant son registre de celui du terrain, ou du site qui, souvent, deviennent le réel théâtre des opérations : écoutes, fabrications, captations, rencontres, entretiens et autres activités du faire et de l'observation. Au regard des situations pratiquées, nous avons constaté que la frontière entre terrain et atelier devient poreuse mais différenciée. Le terrain serait le lieu sur lequel évoluent nos objets d'étude. L'atelier, quant à lui, est le périmètre où se déploient nos activités d'étude et de fabrication. Autrement dit, un terrain, nous présenterons des exemples concrets, peut toujours accueillir, souvent passagèrement, nos ateliers. Mais nous avons aussi investis des terrains sans qu'ils n'accueillent tout à fait nos ateliers. Le sujet de recherche qui est le nôtre (comment appréhender Melville pour mieux comprendre l'organisation des écosystèmes de création contemporains) résulte du feuilletage entre les objets et les activités, c'est-à-dire entre le terrain16 et l'atelier.
Petit labo, Université Bordeaux Montaigne, D07, entretien avec Anne Colomes, Anne Wambergue en arrière plan, 5 octobre 2017.
3 . Atelle et lieu du faire
Si l'atelier17 est le lieu du faire, s'il possède une sémantique ouverte (notamment tourné vers la culture industrielle), on s'en tiendra ici à l'essentiel saillant contenu, d'une part, dans ce que le Pequod énonce (nous décrirons brièvement ce qui s'y passe et comment cela s'organise) et, d'autre part, à l'étymologie même du mot. Atelier est un dérivé du mot astelle, atelle, « petit morceau de bois », « tas de bois », ces petits morceaux de bois qu'on utilise pour caler, soutenir les objets --- l'atelier est un soutien à la création --- puis, par extension, le lieu où s'y déploient les activités du bois, puis, par extension encore, le lieu de toute activité manuelle et autre bricole. C'est même parfois, dans notre cas, l'activité qui transforme le lieu en atelier. L'atelier est donc aussi incarné par celles et ceux qui développent une activité manuelle. Autrement dit, toute la complexité du terme vient du fait qu'il qualifie tout autant le lieu, que les activités et les personnes autour d'un lien commun qu'est le travail18. De surcroît, tout atelier a son organisation ou au moins un ensemble de repères, qui permettent aux activités de se déployer, de trouver leur équilibre et, si possible, d'être capables de durer a minima. Un atelier est donc une entité organique qui croise ces quatre facteurs que sont le lieu, les objets (au sens très large), les actions et les personnes19.
Atelier, Gaillard d'avant, espace pratique d'interprétation des chapitres de Moby-Dick, mai 2017.
4 . Temporalité, maintenance, mouvement
Les activités déployées dans l'atelier sont de plusieurs ordres relatifs au faire. Il y aurait d'abord des ordres réglés par la temporalité du faire qu'il est utile de rappeler bien que ce soit un lieu commun. En premier, notons le temps des préparatifs qui précèdent le faire. C'est un temps qui ne se néglige pas ; il détermine et prépare l'activité : préparer les outils, dégager l'espace de travail, apporter les matériaux, mesurer, visualiser, anticiper et projeter. Deuxièmement, il y a le temps du faire au cours duquel l'activité de réalisation est déployée, bref, de longue haleine, continu ou entrecoupé. On fait, on façonne, on transforme, on monte, démonte, ajuste, échoue, recommence, finalise... Enfin, troisièmement, il y a le temps d'après, qui permet de « ranger le bazar qu'on a mis », d'observer et d'analyser la chose faite, voire de l'employer, de la tester avant qu'elle ne sorte de l'atelier.
C'est aussi le temps de l'entretien. L'entretien relève à la fois de la maintenance (physique) et de l'échange (verbal). L'entretien concerne tout autant celui du matériel, du local (quel qu'il soit) que celui de la parole qu'on partage. En réalité, l'entretien traverse les trois temps de l'activité de l'atelier puisqu'il prépare, accompagne et poursuit les processus. Il est facile de projeter ces activités selon cette double signification, processuelle et langagière. Du côté du faire, je prépare mes outils pour qu'ils soient en bon état de fonctionnement, je continue à affuter la lame de mon ciseau pendant le travail, je nettoie et répare mon matériel après usage. Du côté du langage, j'échange avec mes partenaires sur ce que nous allons déployer, sur ce que nous faisons, sur ce que nous avons fait, mais c'est aussi un temps de rencontre et de construction d'une pensée, d'un échange de savoirs avec une personne que je connais ou ne connais pas. Cet échange de la parole permet d'assoir et de forger les idées. Christiane Vollaire parle, à propos de la pratique de l'entretien, d'une « expérience spécifique de pensée20 ». C'est une pensée à l'atelier en quelque sorte, en chantier et qui s'élabore à plusieurs. Je dirais même que, par effet d'influence, la dimension pratique de l'entretien est aussi investie de cette expérience de pensée : l'entretien du matériel, dès lors qu'il est mené avec intelligence s'accompagne d'un savoir gestuel précis et d'une forte capacité d'adaptation, d'ajustement et de transformation du matériel en fonction de ce qui survient, en fonction des nécessités.
Autre lieu commun, à ces trois temps (avant, pendant, après) et à cette double dimension de l'entretien (manuelle et verbale) s'ajoutent et s'entrecroisent plusieurs modes opératoires. L'atelier est le lieu où se déploient des savoirs et des savoir-faire particuliers. L'atelier est donc d'abord le lieu de la réalisation, de la maîtrise des gestes et des actions21, même si ces activités sont conduites parfois avec beaucoup de bricolage et de bon sens, à l'image de ce qui se déploie sur le Pequod. Mais c'est aussi le lieu de l'apprentissage ; c'est encore celui de l'observation et de l'expérimentation, de la recherche, de l'invention, du test, de l'échec et de la réussite, de la prise de risque et de l'imagination22. L'atelier doit donc aussi être le lieu du doute, de la mise en danger, de la spécialisation, mais aussi de la polyvalence et de la réactivité. Enfin, dernier mode opératoire, l'atelier est le lieu du rangement physique et mental. C'est l'espace où se mettent en ordre les idées et les formes, où se classent et s'analysent les réalisations et les connaissances qu'elles contiennent.
Résidence Le radeau, Centre d'art Le Bel Ordinaire, Pau, décembre 2018
5 . De Pequod à astelle
Dans ce contexte, entre le lieu de la navigation (le Pequod) et l'espace migratoire des petits façonnages du menuisier (espace des astelle), l'idée est donc de chercher à voir comment cette logique de l'atelier mobile, dans la lignée de Constantin Brancusi et de Yona Friedman23, est souvent caractérisée par des opérations et des gestes économes, puisque la mobilité induit l'économie, la transportabilité, le fort pouvoir d'adaptation, la polyvalence et, dans notre cas ainsi que celui de bien des personnes que nous avons rencontrées24 et étudiées, le faible impact sur l'environnement. Nous décrirons quelques-uns de ces modèles d'atelier que nous avons pu expérimenter entre 2017 et 2021. Puisqu'empiriques, ils ont certainement tous quelque chose d'imparfait. Les principes qui s'en dégagent résultent donc, certes de quelques modèles théoriques utiles en bien des points25, mais tout autant de l'expérience. Nous l'avons déjà dit, certains ateliers sont investis de manière durable à l'image du labo D08 du Laboratoire des objets libres à l'université Bordeaux Montaigne, d'autres le furent de manière très éphémère, comme une chambre d'hôtel, une voiture ou un volcan. L'extrême mobilité et la frugalité de bon nombre de situations infléchissent toujours, d'abord l'ensemble du matériel que l'on emporte, ensuite la nature même des pratiques qu'on développe. Compte tenu du fait que le principe fondamental est de ne rien laisser sur le lieu investi qui ne soit préjudiciable à la localité, naturellement la logique de production s'est intuitivement déplacée vers des activités à faible impact, à l'image de pratiques photographiques, vidéographiques, verbales, performatives, graphiques, services rendus, ou réalisations à partir de ressources locales.
Résidence Centre Jean Giono, Le Paraïs, Manosque, photo Chloé Bappel 26 mars 2019.
6 . Atelier et intensité
S'il est simple de cerner le périmètre de l'atelier à partir d'un lieu géographique, facilitant ainsi aussi sa reconnaissance institutionnelle26, l'atelier de l'artiste ou du designer sans activité n'est certainement plus tout à fait un atelier, même s'il en porte encore le nom. En contrepartie la prise en compte des trois temps (avant, pendant, après), des deux formes d'entretien (technique et verbal) et des trois types de mouvement (faire / savoir-faire, expérimentation / invention et synthèse / analyse) permettent de dessiner les contours d'une forme ouverte de l'atelier. Toutefois, ce cadre ouvert rend parfois difficile la reconnaissance des limites de l'atelier. Aussi, j'ajouterai une considération bien subjective, qui résulte de nos expériences de terrain. Une situation d'atelier se ressent, non pas en raison de la durée du travail ou de son périmètre physique, mais à cause d'une mise sous pression, d'un accroissement d'intensité des activités et de l'attention, parce que notre vigilance est accrue. L'atelier est peut-être en premier lieu l'espace où les intensités sont augmentées, où je ne suis plus tout à fait l'individu commun que je suis dès que je franchis les limites de l'atelier. C'est le lieu de la mise au travail, du dépassement. Combien même le cœur du problème touche à des considérations pratiques, au faire, l'atelier relèverait de la reconnaissance d'un état d'esprit qui, appréhendé sous l'égide du collectif, consiste en une mise en condition et en une démultiplication des facultés d'action, en une mise sous tension des gestes qui s'y déploient.
Enfin, non seulement l'atelier n'est pas une forme en soi, mais il peut être dédié à une ou plusieurs activités sélectives sans pour autant répondre à tous les critères, être le lieu et le temps du traitement des données (notre logement à Quidico ou la cabine du capitaine Achab [ch. XLIV « La carte »]), celui des entretiens et discussions (le bureau de Louise Déry à Montréal ou dans un café de Quemchi au Chili avec Rosario Ateaga, le fourneau dans l'entrepont du Pequod [ch. XCVI], « le fourneau »), des observations et de l'enregistrement (la timonerie du Jacaf, le pont du Pequod [ch.CXX, « le pont vers la fin du premier quart de nuit »]) ou encore du façonnage (la salle d'exposition de l'université Bordeaux Montaigne investie avec Peter Soriano, l'atelier du forgeron sur le Pequod [ch. CXIII, « La forge »]).
Ces exemples, qu'il conviendrait de développer, soulignent combien l'intensité de l'activité peut être sélective et infléchie par les opportunités et les priorités. Quant à lui, le Pequod, désigne un navire-atelier dans sa globalité, mais il pourrait aussi être caractérisé par la stratification de ses activités. Le pont est l'espace incarné de cette stratification, autrement dit, du caractère hétérotopique de l'atelier mobile, investi selon les cas par des pratiques de découpe du lard de baleine, de rassemblement de l'équipage ou encore de maintenance et de réparation.
Entretien avec Rosario Ateaga, Quemchi, Chili, 25 avril 2019.
7 . Le Pequod , navire atelier
Le Pequod est un navire d'environ 98 pieds, soit presque 30 mètres, qui fait son apparition dans le roman dès le chapitre XVI (« Le navire »), embarque à son bord une trentaine de personnes, matelots, artisans, harponneurs et maîtres d'équipage. Il n'y a aucune présence féminine. La vie s'organise en autonomie pour des campagnes de plusieurs mois, voire d'années, jalonnées de quelques courtes escales. Le Pequod quitte Nantucket, situé sur la côté Est des États-Unis, afin de rejoindre les zones de chasse en plein cœur du Pacifique, après avoir contourné l'Amérique du Sud et franchi le Cap Horn. Hors, à l'issu du chapitre LI, le navire change de direction et, prend une trajectoire à l'encontre des usages courants, franchit le Cap de Bonne espérance avec l'espoir de croiser la trajectoire de Moby Dick, le cachalot blanc, en plein Pacifique.
Pour une bonne part, le roman décrit le macabre dessein vengeur d'Achab et son commandement autoritaire et profondément sombre, assortis de considérations précises sur les modes de navigation (lire par exemple le ch. XLIV, « La Carte »). Mais il contient, sur les cent-trente-cinq chapitres et son « Épilogue », également de très nombreuses descriptions sur les caractéristiques de l'animal (par exemple, ch. XXXII, « Cétologie ») et analyses critiques de l'état des connaissances scientifique (ch. LV, « De quelques représentations monstrueuses de baleines » et ch. LVI, « De quelques représentations moins inexactes de la baleine, et de quelques vraies scènes de chasse »), auxquelles s'associent aussi parfois des lectures plus métaphysiques (ch. XLII, « La Blancheur du cachalot »), sans oublier la description même de l'Animal à abattre qu'est Moby Dick (ch. XLI, « Moby Dick »). Figurent également plusieurs chapitres qui décrivent les scènes de chasse avec moult détails, que l'auteur a lui-même vécu27, suivies de non moins précises descriptions sur la manière d'amarrer les baleines et autres cachalots sur les bords du navire, de les découper en carrés, de fondre la graisse dans le fourneau et de valoriser toutes les parties qui pourraient l'être, ambre gris et spermaceti, fanons, dents et ossements28. Ismaël, le narrateur, décrit, commente parfois et s'adonne même à des considérations écologiques (ch. CV, « La taille de la baleine diminue-t-elle ? La baleine est-elle vouée à disparaître ? »). Toutes ces descriptions permettent de saisir sans ellipse comment va la vie du navire-atelier, va au-devant de l'attente, de la préparation, de l'action et du danger, comment aussi tout ceci est parfaitement réglé par une organisation et une répartition des tâches optimisées qui, mine de rien, répondent en arrière-plan au souci de rentabilité et à la raison économique. Toutefois, en déviant la trajectoire du Pequod de son plan de route balisé vers un tracé peu fréquenté, Achab entache cette rentabilité au profit d'un projet de création inédit, certes funeste et vain, mais qui attise ses ambitions. Tout atelier se doit certainement de ne pas anticiper sur sa destinée. C'est le principe fondamental de toute quête que décrit Melville, de toute recherche, l'incertitude et la mobilité. Tout atelier, un tant soit peu créatif, doit également ne pas céder aux injonctions économiques. Ces scènes de chasse permettent d'observer toute l'intensité qui habite chaque temporalité : la mise à la mer, la chasse elle-même et le dépècement de l'animal. Bien que simplifié ici un peu à l'extrême, chaque étape est accompagnée des temps de préparation, d'action et de rangement (avant, pendant, après) et Melville décrit en détail ces étapes qui souvent se chevauchent.
Carte réalisée d'après le tracé de Hershel Parker sur les trajectoires du Pequod, de Melville et superposition des zones de recherche de l'équipe du projet Moby-Dick.
8 . Atelier et équipage
À bord du Pequod encore, il est possible d'observer comment agissent la maintenance (les deux valeurs de l'entretien) et le mouvement du travail (les expressions du faire et des savoir-faire, le sens de l'expérimentation et de l'adaptation, enfin de l'analyse et de l'apprentissage). Cette connaissance aiguë s'exprime à travers toutes les composantes fondamentales du navire qui pourraient être résumées ainsi et qui sont, elles aussi, décrites avec un sens précis du détail :
Il y a d'abord les hommes de l'équipage, dont l'organisation et parfaitement réglée. Les officiers Starbuck, Stubb et Flask, conduisent la vie à bord sous les ordres d'Achab. Les harponneurs, à la forte présence physique sont les mieux payés après les officiers. Comme leur nom l'indique, ils harponnent et prennent toutefois part aux autres activités à bord. Ils constituent une mosaïque ethnique puisque Quiqueg (l'ami d'Ismaël) vient d'une île du Pacifique, Fedallah est persan, Tashtego est indien wampanoag, Daggoo est africain. Il y a aussi les marins, le jeune Pip, Ismaël, figure discrète à bord, mais narrateur essentiel, témoin et survivant, et d'autres encore. Des chapitres leur sont dédiés et parmi les figures décrites le plus en détail, le compagnon de nuit d'Ismaël, Quiqueg (ch. X, « un ami de cœur » ; ch. CX, « Quiqueg dans son cercueil ») ou encore Achab (ch. XXVIII, « Achab »). Parmi eux également, les artisans, le forgeron et le charpentier, personnages centraux du navire sur lesquels je reviendrai. La présence des personnages, leur personnalité et leur activité permettent de voir comment se déploie à bord du navire un intelligence collective, certes soumise à un régime autoritaire, mais qui sait aussi évoluer en toute autonomie et parfois dans une intimité si difficile à préserver à bord d'un bateau si exigu (ch. XCIV, « une étreinte de mains »). Cette organisation collective est un bon cas d'étude pour observer les manières de conduire un projet, de la nécessité d'avoir ou non un chef. Le roman et la figure du Pequod constituent à la fois un modèle et un contre-modèle à l'appui duquel nous avons souvent eu l'occasion de discuter. Comment trouver sa place ? Peut-il y avoir une forme d'horizontalité des décisions, de l'accompagnement et du développement d'un projet ? Reprenant le titre d'un des ouvrages de Yona Friedman (une fois encore), Comment vivre avec les autres sans être chef et sans être esclave29 ? La question de la communication, des échanges et de l'énergie collective est ici posée et doit sans aucun doute soumettre l'expérience d'un atelier à son analyse au même titre que les autres secteurs d'activité sur la base des critères généraux que nous avons esquissés (temporalité, maintenance, mouvement). Du côté du Pequod, l'équilibre vacille souvent. Dans le chapitre CXXXII « La Symphonie », Starbuck est même à deux doigts de faire fléchir Achab, ce qui aurait changé la destinée de tout un équipage. Mais l'entêtement d'Achab ne rompt pas, c'est un système de pensée qui court à sa perte parce qu'Achab accorde certes une attention élevée à l'égard du milieu30 vivant --- je me réfère là à la mésologie de Jacob Uexküll --- qui l'accompagne, équipage, navire, animal, comme à toute chose qui l'environne (vents, courants, indices naturels, orientations), mais il n'a pas d'état d'âme. C'est l'esprit de vengeance qui l'emporte. Il mène sa destinée sur un mode autocratique en réaction à de sombres origines : une jambe fauchée par Moby Dick, une enfance troublée31, thèse développée par Philippe Ramos. Ce monde ancien donne à penser la nécessaire réorganisation de notre monde actuel.
Il faut néanmoins souligner sur ce point que, si le Pequod du capitaine Achab constitue un remarquable modèle de diversité des savoir-faire élémentaires, il représente également un contre-modèle industriel et contre-écologique puisqu'il incarne pour son époque à la fois la plateforme pétrolière et le supertanker, ou le porte container de notre monde contemporain32. Si le Pequod aide à la conception d'un modèle d'activité polyvalent et en mouvement, il décrit également une conception de l'atelier qui préfigure l'intensification des logiques industrielles.
Porte container, Concepcion (Lirquen), Chili, avril 2019.
9 . Les objets
À bord du Pequod, la vie y est rudimentaire, dévolue au travail, le pont reste le principal théâtre des opérations. Il s'y développe l'essentiel des activités. Le gaillard d'avant est dédié aux matelots, le gaillard d'arrière à la commanderie, la cale et l'entrepont ménagent un peu d'espace au sommeil et à l'alimentation mais la majorité est destinée au stockage des vivres, du matériel, des barils d'huile transformée et au fourneau qui permet de fondre les carrés de graisse. Melville consacre parfois un chapitre à ces espaces particuliers (ch. XCVI, « Le Fourneau » ; ch. CXX, « Le pont vers la fin du premier quart de nuit » ; ch. CXXVII, « Le Pont », ch. CXXIX, « La chambre », etc.).
En tant que modèle de recherche pour investir l'espace de création, à la recherche de pratiques raisonnées, le Pequod délivre de précieux exemples que l'écriture de Melville décrit avec richesse et connaissance éprouvée. Esprit pratique, ingéniosité et pragmatisme frugaux s'y déploient avec dextérité. Ces aspects nous ont non seulement beaucoup intéressé, plus encore beaucoup occupé au développement d'une série d'expériences pratiques menées pendant un an entre 2017 et 201833. Il s'agissait tout autant d'entendre, de comprendre, de décrypter que de se saisir de l'ouvrage comme d'un outil de compréhension soumis à l'actualisation des pratiques et des connaissances sur l'ensemble des sujets abordés par le roman. Sur ce point, on pourra, dans la procédure expérimentale, retrouver quelques points de parenté avec les expériences conduites avec ses étudiants par Tim Ingold ou encore avec les travaux exigeants de Pierre et Anne-Marie Pétrequin34, ainsi que d'André Leroi-Gourhan35. Il faut toutefois rappeler que ces logiques pratiques d'analyse des formes et des usages sont totalement inhérentes à nos disciplines, tant du côté des arts que du design, que Joseph Beuys36, le Bauhaus ou encore le Black Moutain College, pour ne citer que quelques figures historiques, ont largement investies.
Ces pratiques raisonnées peuvent être rassemblées autour de deux thématiques, les objets et les gestes (auxquels nous avions inclus l'observation d'indices sonores), autrement dit le faire et les formes, portées par leurs acteurs. Ici encore, Melville ne ménage pas son attention pour décrire les objets d'usage qui investissent le navire et dressent indirectement un inventaire des objets fondamentaux du design et un peu de l'art : ch. XXX, « La Pipe » ; ch. XXXIV, « La table de la chambre » ; ch. XLIV, « La Carte » ; ch. L, « La pirogue et l'équipage d'Achab, Fedallah ; ch. LX, « La Ligne » ; ch. LXII, « Le dard », ch. LXIII, « La fourche » ; ch. LXVIII, « La Couverture » ; ch. LXXII, « La Laisse à singe », ch. LXXVIII, « Une citerne et des seaux » ; ch. XCV, « La Chasuble » ; ch. XCVII « La Lampe » ; ch. XCIX, « Le doublon » ; ch. CI, « La carafe », ch. CVI, « La jambe d'Achab » ; ch. CXIII, « La forge », ch. CXVIII, « Le Sextant » ; ch. CXIX, « Les Chandelles » ; ch. CXXIII, « Le fusil » ; ch. CXXIV « L'aiguille » ; ch. CXXV, « Le loch et la ligne » ; ch. CXXVI, « La bouée de sauvetage », ch. CXXX, « Le Chapeau ». Ces objets, dont l'aspect formel est souvent décrit avec précision, tout autant que son usage, ne sont pas loin de faire figure de personnage, à l'instar de la jambe d'Achab.
Parmi ces chapitres figurent en particulier l'inventaire d'objets ayant trait à la mesure : ch. XLIV, « La Carte » ; ch. CXVIII, « Le Sextant » ; ch. CXXIV « L'aiguille » et ch. CXXV, « Le loch et la ligne » en particulier. Il est intéressant d'observer comment Melville s'attache à décrire ces objets qui permettent de garder ses repères au cœur d'un monde liquide, mais aussi de voir comment ceux-ci sont parfois brisés (le sextant) sous le feu de la rage de son opérateur, ou désamorcés par les violents phénomènes de la nature. Les aiguilles du compas sont démagnétisées par un violent orage. L'outil de mesure, ainsi malmené, néanmoins souvent suppléé par l'acuité aiguë d'Achab à l'égard des indices insaisissables de la nature, aide toutefois au bon positionnement, guide la trajectoire, la vitesse et l'orientation, infléchit ses mouvements à l'écoute des conditions naturelles sans perdre son cap lointain et incertain37.
Interprétation du chapitre CXII et CXIII de Moby-Dick, « Le forgeron », « La forge », Étienne Beaudouin, 2018, dans Dire Moby-Dick, Bordeaux, PUB, 2018, p. 120-121, photo Étienne Beaudouin.
10 . Les gestes
Lorsque Achab comprend que le compas ne va plus rond, il reconnait le phénomène et bricole une boussole avec un bout d'aiguille et un fil de lin (ch. CXXIV, « L'Aiguille ») à la grande stupéfaction de l'équipage. Assujettis aux objets, leur façonnage et leur pouvoir de transformation habitent et influencent ici des pratiques infléchies par les aléas et les nécessités. On peut observer un grand nombre de fois cet esprit de reconversion, cette haute capacité d'adaptation de l'équipage, Achab en est l'exemple, les figures du charpentier et du forgeron le sont peut-être plus encore. Plusieurs chapitres leur sont également consacrés et en particulier les ch. CVII, « Le Charpentier » et ch. CXII, « Le Forgeron ». Ce sont un peu les hommes à tout faire du navire, plus précisément les hommes qui savent tout faire et qui parfois se plient un peu difficilement aux exigences dès lors qu'elles déplacent un peu trop fort leur domaine d'excellence. Ainsi le charpentier va transformer, sur injonction de Starbuck, le cercueil de Quiqueg --- qui n'est pas mort --- en bouée de sauvetage (ch. CXXVI, « La Bouée de sauvetage »). Savoir-faire, opportunisme et polyvalence se révèlent être une arme sérieuse de survie et d'adaptation38. La précision des gestes qui sont réalisés montre, une fois de plus, combien il importe pour Melville de décrire en conscience un sujet qu'il connait par l'expérience et l'expérimentation (je dirai qu'il a vu de ses yeux et mis lui-même en pratique ce qu'il raconte, persistance d'un pragmatisme issu de celui qui fait). Le chapitre LXXXIV, « Le Jet de la lance » est sur ce point exemplaire. On y apprend la différence d'usage entre la lance et le harpon, l'une servant à parachever la mise à mort, l'autre à accrocher l'animal à la corde reliée à la baleinière. On peut aussi lire et vivre comment Quiqueg, « tenant la lance devant lui à la hauteur de sa taille, il la dirige vers sa cible ; son tir ajusté, il en abaisse très régulièrement l'extrémité postérieure, élevant par là même la pointe jusqu'à ce que l'arme repose en parfait équilibre sur sa paume, à quinze pieds en l'air. (...) L'instant d'après, projeté d'un geste nerveux impossible à décrire, l'acier brillant dessine un magnifique arc aérien, franchit la distance écumeuse et va se planter en frémissant dans l'organe vital de la baleine39 ».
Si le style de Melville prend des tournures variables selon les sujets abordés et les périodes du récit40, preuve de diversité et de richesse littéraire, la conception ouverte de l'atelier qui se dessine permet ici de comprendre combien le régime de l'expérience en prise avec le monde mobile, que suscite un tel livre, est de deux ordres. D'abord Melville démontre que les connaissances ne sont valides que si on les vit, ensuite qu'elle n'ont de sens que si elles sont investies par une écriture. On peut en tout cas supposer qu'il fut habité par cette double nécessité.
Interprétation du chapitre LXXXIV, « Le jet de lance », avec Chloé Bappel, dans Dire Moby-Dick, Bordeaux, PUB, 2018, p.92.
11 . Faire avec le réel
Cette écriture peut être littéraire, comme dans le cas de Melville, mais elle peut aussi faire appel à d'autres formes de productions artistiques et plus largement influencer ou refléter des styles de vie. L'observation de l'archipel41 Melville, terme emprunté à Philippe Jaworski, suggère toutefois qu'on ne saurait faire avec ce livre sans en sortir nous même pour aller au-devant de notre propre expérience. En tout cas, c'est la liberté que nous avons prise, c'est l'hypothèse que nous avons avancée et à partir de laquelle nous avons investi plusieurs terrains, installé plusieurs ateliers à la rencontre de lieux, d'objets, de situations et de personnes avec lesquelles nous avons continué à faire travailler le livre de Melville, mais en dehors de ce qu'il est expressément, une demie-fiction, parfois même sans attache apparente. Nous avons supposé que c'était une possibilité pour faire avec Melville, que c'était une manière envisageable pour développer notre attention à l'égard du monde contemporain et de ses instabilités.
C'est peut-être à cette condition que le livre permet d'apporter un regard mordant sur notre société contemporaine. Derrière cette généralité se cache en réalité des situations de circonstance qui touchent toujours à des sujets précis, ponctuels qui agissent comme des piqûres, pour saisir la dimension incarnée de leur sujet. La piqure est de l'ordre du punctum au sens de Barthes, puisque tout le projet est traversé par la question de la production des images (photographiques, vidéographiques, sonores et verbales). Mais la piqure épingle, hameçonne, accroche la signification en prise avec le concret. Une séance de pêche au brochet sur la glace dans la réserve de Kitigan Zibi au nord d'Ottawa avec Mike Diabo, Anna Cote et Scott Duncan, en février 2020, a fait l'objet d'un travail sur les cultures autochtones, le lent processus de réconciliation et de réparation, qui n'échappe pas à la prise de conscience des gestes fondamentaux (pêcher et considérer). Ce qui, dans ce contexte, conduit à l'amélioration de la connaissance, c'est la désignation d'un espace de travail, aussi convivial42, tel que l'entend Ivan Illich, soit le travail et le développement d'une activité : se rendre sur le lac, percer la glace, pêcher, attendre, discuter, observer, ne rien dire, attraper (piquer) le brochet, dépecer le poisson, manger le poisson, découvrir la constitution algonquine incarnée dans la tête du brochet, petit à petit toucher ainsi du doigt l'épineux problème politique d'invisibilisation dont souffrent les Premières Nations, écouter les récits d'infanticides, de misogynie, de viols et d'alcoolisme, aller à la rencontre des documents et des personnes43... Comment faire avec tout cela ? Comment d'abord enregistrer, faire travailler la langue, les gestes, les formes et les images pour commencer petit à petit à comprendre, pour commencer ce lent et progressif exercice de calage des atèles ? Il s'agit bien d'une suite d'ajustements progressifs, car le sujet est complexe. Un mot nous mit ainsi dehors à la rencontre de Mike et ses amis : Pequod, issu de Pequots, assimilé à Algonquins. De fil en aiguille, l'atelier qui s'est ainsi organisé au Canada sur une dizaine de jours a ouvert un chantier qui n'est pas encore refermé. C'est complexe et nécessite toute l'humilité de la figure d'Ismaël, un sens du retrait, de l'observation, de l'écoute et de la réception de témoignages. En nommant le navire Pequod, Melville lance l'alerte, annonce le désastre à venir. À partir d'un nom de tribu décimée, Melville s'en explique dans le chapitre XVI44, il était bien en avance sur l'esprit dominant de son époque et sur celui de notre temps. Plus encore dès le chapitre III, « Au souffle de la baleine », Melville fait coucher dans le même lit Ismaël, orphelin bon teint, avec un géant des mers du Pacifique, Quiqueg, « sauvage » aux tatouages étranges, aux mœurs terrifiantes45, au langage haché. Non content, d'abord très effrayé, Ismaël en fait son affaire. Chapitre IV, « La courtepointe », « En m'éveillant au point du jour, ainsi le narre Ismaël, le lendemain, je découvris le bras de Quiqueg posé sur moi, qui m'enlaçait de la plus tendre manière. Pour un peu, on aurait pu croire que j'étais sa femme46. »
Voilà ce que Melville enseigne littéralement : couchez avec vos origines universelles. Oubliez les a priori. Telle est la méthode pratique, en tout bien tout honneur47, qu'induit le livre et qui a incité au gré des opportunités et des navigations la démultiplication des ateliers mobiles.
Le volet algonquin sur les Pequots porte d'abord sur la rencontre, isolée de toute considération ethnographique, puis sur la reconnaissance et la réparation, ainsi que sur la manière d'apporter sa part à cet exercice d'écoute et d'attention48. La figure de l'atelier se dessine ici en premier lieu à partir d'un tissus de relations gagées sur les lien humains.
La constitution algonquine dans la tête du brochet, Kitgan Zibi, février 2020.
12 . Ateliers mobiles
À l'image du sujet algonquin, nous pourrions décrypter toutes les situations de travail rencontrées, qui s'apparentent à un modèle potentiel d'atelier mobile. On ne le fera pas ici, c'est le projet d'un livre, mais on peut tenter d'en lister quelques-unes pour chercher à en résumer les grandes tendances.
En mai 2017, à Martel, le studio d'enregistrement et la salle de travail ;
Depuis 2017, dans le labo D08 ;
En décembre 2018, dans l'atelier de résidence du Centre d'art Le Bel ordinaire à Pau ;
En juin 2018, dans l'appartement de Jean Dupuy et à une table du bar la Baleine joyeuse à Villefranche-sur-Mer ;
En février 2019, sur le carré de glace sur le lac d'Ilay au Frasnois ;
En mars 2019, au Paraïs, la maison de Jean Giono à Manosque ;
En avril 2019, en marchant entre Saint-Malo et Binic ;
D'avril à mai 2019, au Chili : à Cobquecura, à Coliumo, à Chome, sur le Jacaf (ferry), sur l'île de Chiloé, à Tirua, à Quidico sur la plage, à Quidico dans la chambre, à Mocha, dans le Toyota sur la route, à Valparaiso, dans les rues de Santiago ;
En aout 2019, au Vietnam sur la barque49 sur la rivière Thu Bon ;
En février 2020, à Fuerteventura sur les cratères ;
En février 2020, au Canada, à Montréal, à Ottawa et à Kitigan Zibi ;
En juin 2020, au Pays Basque, à Albaola et à Saint-Jean-de-Luz ;
En juillet 2020, à Pierrefeu chez Jean Dupuy ;
En juin 2021, à Bordeaux dans la salle d'exposition de la Maison des Arts avec Peter Soriano ;
Dans les maquettes du livre (sur Indesign), en 2017, 2018, 2019 et 2020 ;
Dans le site web Moby-Dick project ;
Dans les livres produits qui peuvent ensuite à leur tour devenir des ateliers.
Cette liste appelle quelques explications puisqu'elle fait apparaître de nombreux lieux de transit, des moyens de transport et même des supports numériques. On peut répartir ces situations d'atelier en quatre catégories. 1°- les espaces ancrés, 2° - les sites provisoires, 3° - les véhicules et 4° - les espaces numériques et les ouvrages imprimés.
Marlaine sur une barque au Vietnam sur la rivière Thu Bon, pêcherie, août 2019, photos Yun Coatleven.
13 . Espaces ancrés
Si, dans le roman de Melville, le navire-atelier-usine, le Pequod, désigne une figure particulière de l'atelier puisqu'en mouvement, on pourra repérer dans nos activités de recherche une première typologie d'espace qu'on appellera, en dehors de toute dimension métaphorique, des espaces ancrés, en cela qu'ils sont définis par des espaces matériels de surcroît « fixés » ou « stables », rattachés à une localité précise. Autrement dit, ces espaces ancrés rassemblent une typologie d'ateliers qui pourrait correspondre à ce qu'on entend couramment par atelier : un lieu où se déploie un ensemble d'activités du faire, comme celui du menuisier ou comme notre Labo de l'Université Bordeaux Montaigne (UBM), dans lequel nous menons bon nombre d'actions déjà évoquées plus haut : préparation, production, fabrication, valorisation, entretiens, traitement des données, stockage, séminaires, etc. À la fois conçu comme un espace hospitalier susceptible de faire circuler la parole, il s'emploie aussi à entretenir le débat des idées par le faire (logique de recherche-action, création s'il en est). La nature du projet Moby-Dick, largement dédié à la mobilité, et son rythme — un an d'analyse pratique du roman et presque deux ans d'investigation sur le terrain — ont peu à peu modelé un espace de travail modulable, adaptable et propice aux exercices de mise en récit, ce qu'incarne, par exemple, la grande table carrée, autour de laquelle l'équipe se rassemble régulièrement.
Il ne fait pas de doute qu'aller dans un atelier (lieu), c'est déjà reconnaître qu'il s'y déploie un savoir particulier. Au même titre que le laboratoire, le lieu incarné contribue à la reconnaissance institutionnelle et à l'existence des activités. L'ancrage du Laboratoire des objets libres dans un lieu physique à l'Université Bordeaux Montaigne50 atteste la volonté, non seulement de permettre aux activités du faire de se déployer, mais également, de ne pas les appréhender que sous l'angle du migratoire et du volatile. Les formes s'y déposent, s'organisent et prennent sens, alimentant la suite des évènements.
Il va de soi enfin, que si l'univers universitaire est un formidable outil qui permet de développer librement ses idées (quoi qu'on en dise c'est tout de même son trait principal), il est aussi, si je puis dire, « aqueux », hostile. Il entretient les rapports de pouvoir par la fragmentation, les clivages et les rivalités. La raison économique épuise les considérations bienveillantes51. À l'image de Virginia Woolf qui prônait, contre l'emprise masculine, d'avoir « une chambre à soi52 », le fait d'avoir dans l'enceinte de l'université un « espace à soi » permet non seulement de préserver son espace de pensée, plus encore d'y accueillir librement une communauté avec qui partager ses connivences.
Le petit labo à la Maison des Sciences de l'Homme et d'Aquitaine (MSHA), Université Bordeaux Montaigne, Pessac, juin 2021.
14 . Sites provisoires
Si le labo décrit plus haut a la vocation d'être un lieu durable dans lequel le travail peut se développer dans un temps long, plusieurs sites provisoires firent également l'objet de travail et de dialogue. Autrement dit, la conception de l'atelier investit également des relations variables à la durée. Faire atelier, c'est déterminer un espace et un temps de travail. Dans le cadre du projet Moby-Dick, les sites provisoires, c'est-à-dire ceux qui répondent à une urgence ou une nécessité et qui ont un caractère momentané, sont d'ailleurs largement majoritaires. Ils sont occupés sur des durées variables, entre une dizaine de jours et quelques heures. Plus encore qu'au sein du labo, leurs caractéristiques infléchissent toujours la nature des formes produites en leur sein. Les deux premiers ateliers provisoires investis par le projet pendant une semaine furent le studio d'enregistrement53 et l'atelier de production aménagés dans deux habitations à Martel en mai 2017. Ces deux lieux ont permis, d'une part, de réaliser l'enregistrement de la lecture ininterrompue de Moby-Dick pendant 32 heures et 16 minutes et, d'autre part, d'engager un travail de productions plastiques analytiques sur la totalité des 135 chapitres du roman. Ces deux sites étaient d'abord conçus comme deux ponts (du bateau), gaillard d'avant, gaillard d'arrière, autrement dit comme des plateformes techniques sans que la localité elle-même n'ait une importance significative (c'était comme si la mer avait été tout autour), l'atelier, faut-il le rappeler, étant l'étroite cohésion entre le lieu, les formes déployées et les usages des onze personnes qui à l'époque constituait le groupe de travail. L'analogie au Pequod y était certes diffuse, mais bien présente.
L'atelier du Centre d'art contemporain Le Bel Ordinaire de Pau (décembre 2018) remplit une fonction analogue à la différence près qu'il avait constitué une base d'attache pour un travail mené sur le terrain, dans la vallée d'Ossau.
En revanche la galerie de la Maison des Arts de l'UBM aura généré une production qui ne peut se départir de l'espace lui-même, puisqu'il s'est agi de la réalisation d'un mur peint autour de l'étude et l'interprétation du chapitre XLII, « La Blancheur du cachalot » avec huit personnes autour de l'artiste Peter Soriano.
Au Chili, à Quidico, après être enfin parvenu à trouver une solution pour aller poser un pied sur l'île Mocha, nous avons, avec Tomas et Chloé54, trouvé un petit logement pour une nuit. Refuge, certes, ce fut aussi l'occasion de traiter nos données, d'écrire et de préparer la journée du lendemain, activités résolument banales. Il faut dire que le Chili fut certainement le terrain qui nous permit d'expérimenter avec le plus d'intensité, à la fois la fragilité des ancrages géographiques de l'atelier et, en contrepartie, la solidité presque ininterrompue du travail qui s'y est déployé. La conception même des limites de l'atelier se trouve ici distendue sur le plan territorial, mais aussi sur le plan temporel parce qu'on peut à la fois, au sein de ce périple qui dura plus de trois semaines en avril et mai 2019, différencier des temporalités de travail qui portaient sur des sujets différents et, dans le même temps, y déceler une forte continuité. À ce stade, il faut convenir que la conception même de l'atelier est une entité qui nous échappe peu à peu, qui n'est d'ailleurs que très rarement valorisée comme telle. Cette conception relève presque de l'idée et de la compréhension subjective d'une situation à l'écoute du travail qui est en train de se faire. S'il devient difficile de délimiter le périmètre, on peut néanmoins souvent intuitivement reconnaître tacitement que telle situation relève, ou ne relève pas de l'atelier.
Dans bien des cas, cette conception de l'atelier mobile se trouve de surcroît plus encore floutée. Nombreuses furent les situations de travail qui troublèrent la relation entre ce qu'on pourrait appeler une pratique de terrain et une pratique d'atelier. Nous avons écrit plus haut dans le chapitre 2 que le terrain serait le lieu sur lequel évoluent nos objets d'étude. L'atelier, quant à lui, est le périmètre où se déploient nos activités d'étude et de fabrication. C'est en quelque sorte ce double labour qui permet aux expressions multiples de création (artistiques, littéraires ou de design) de prendre forme. Telle est en tout cas l'expérience de lecture avec laquelle nous avons investi de nombreux sites, à Chome au Chili, sur les volcans aux Canaries, sur une barque au Vietnam, dans la maison de Giono à Manosque, etc. En installant les ateliers en dehors, sur le terrain, la porosité entre la conception de l'atelier et celle du terrain, c'est-à-dire de façon schématique entre le lieu du faire et le lieu de l'enquête, fait surgir d'autres sujets (ce sur quoi porte la recherche, ce qu'en fait le chercheur, ce que sont les acteurs de la situation humain, non humain). Ces sujets autres, ce sont les gens qu'on rencontre, de nouvelles formes et de nouveaux rapports (écologiques) qui se forment ou s'observent. Ce sont des problèmes qui surgissent de manière inattendue. Peut-être qu'à cet instant particulier se cristallise ou précipite ce qui prime, quelque chose d'inédit, qui doit être nommé par le travail.
À l'occasion d'un entretien avec Louise Déry55 à l'UQAM à Montréal (autre exemple de site provisoire : le bureau de Louise Déry), nous lui avions demandé où et comment trouvait-elle ses sujets ? Louise Déry avait répondu : « Et bien, ils sont tellement là les sujets, ils forcent l'entrée dans nos lieux, les sujets. Ce n'est pas nous qui sortons pour les trouver. Les sujets veulent entrer56. » Sans doute que les ateliers provisoires facilitent cette entrée en force des sujets dans l'espace de travail que l'on construit, si tant est que la construction d'un espace de travail aille avec une disponibilité, une écoute et un sens de l'observation, ce que déploie remarquablement Louise Déry. Autrement dit, l'atelier consiste à penser un espace (géographique, matériel, temporel, mental) d'acuité et de disponibilité.
Chloé fait la synthèse de ses notes la veille du départ pour Mocha, Quidico, Chili 28 avril 2019, photo Tomas Smith.
15 . Les véhicules
Les véhicules incarnent une figure de l'atelier originale puisqu'ils permettent à la fois de relier des points de destinations variés tout en profitant des évènements qui se déroulent sous nos yeux. Tourné vers l'intérieur on peut aussi s'adonner à d'autres occupations profitables, gérer ses archives, lire, manger, classer, etc.
La voiture, et le Toyota que nous utilisâmes au Chili en particulier, est un cas d'exemple représentatif. Tout trois, avec Chloé et Tomas nous nous sommes ainsi, tout en conduisant, consacré à des activités tournées vers l'extérieur, filmer, photographier ou, comme le fit Chloé en transformant littéralement la banquette arrière en espace de travail, tournées vers l'intérieur, réaliser un lent travail de transcription graphique57 et autre processus d'écriture. Il en fut plus ou moins de même sur le ferry Jacaf qui nous conduisit de Puerto Montt à Quellon, toujours au Chili, mais cette fois assorti de rencontres et d'un entretien à la timonerie avec Roberto Vasquez, sous-capitaine. L'atelier est donc aussi une figure qui se capture, qui s'attrape, qui résulte de l'entretien d'un état d'esprit. Être à l'atelier, c'est d'abord être habité par cet état d'esprit. Ces espaces constituent des lieux de vie et de travail à part entière qui transforment en profondeur les pratiques des artistes. Tel est le cas de Jean Dupuy qui a ainsi développé une économie de travail particulièrement frugale à partir des anagrammes. Il en est de même pour Peter Soriano. La forme que prit l'activité développée avec lui à la Maison des Arts de l'UBM autour du chapitre XLII résulte de cette économie légère : matériel réduit (quelques bombes de peinture aérosol et scotch de masquage), forme éphémère vite recouverte58.
Le Toyota, sur la route, Chili, avril 2019, photo Chloé Bappel.
16 . Espaces numériques et ouvrages imprimés
L'expérience de l'atelier, toujours conçue et investie à partir de ses trois modalités (temporalité, maintenance, mouvement) et sur la base de nos résultats empiriques, ne saurait se départir d'une dimension contradictoire puisqu'immatérielle et néanmoins omniprésente. À eux seuls les logiciels de mise en page (Indesign) et de retouche d'images (photoshop) désignent un territoire de travail aussi habité que notre labo. Nous y avons tout autant fait circuler les documents, ajusté et transformé les images, monté et construit les pages, raboté les textes et calé, décalé, recalé sans fin l'équilibre des contenus (textes et images). Par extension, et pour Étienne59 en particulier, on doit y assimiler des pratiques analogues dans le domaine sonore. Il faut aussi y inclure les logiciels de traitement de texte, de montage vidéo, de sauvegarde des données ou encore de conception web. Si ces logiciels sont des outils, il sont visuellement et mentalement aussi des espaces de travail (tout est d'ailleurs fait pour reconstituer la logique du bureau). Ces espaces-là permettent, entre autres, de concevoir nos livres. Ces livres sont eux-mêmes construits comme des espaces de travail, sont pensés pour être imprimés, pour exister matériellement, pour apporter un contenu utile dans un volume réduit. Le livre, livre de « plein air » pourrait-on dire, est fait pour prendre part au paquetage60, comme l'exemplaire de Moby-Dick de la Pléiade le fut tout au long des voyages. Autrement dit, les livres prennent ensuite place dans de nouvelles situations d'atelier, relayés par l'espace du site web qui, lui aussi, est investi comme un atelier, et à ce titre fait l'objet de transformations continues.
Espaces numériques et ouvrages imprimés représentent la dernière forme appareillée de l'atelier mobile.
Le livre atelier, Sillage Melville, Bordeaux, 2020, p. 160-161.
17. Épilogue
Un épilogue n'est pas vraiment une conclusion, s'il rassemble quelques arguments de l'histoire, il déplace le propos, ne solutionne pas les problèmes. Fin 2018 après plus d'un an passé à ausculter le roman de Melville par la pratique, nous avions décidé de reprendre à zéro, mais cette fois en partant de l'« Épilogue » du livre de Melville, histoire d'assumer non pas une suite, mais une transformation, un nouveau départ, plus précisément une deuxième méthode d'approche du roman par le terrain. En somme, là où se termine le roman, commence le réel. C'est un réel éclaté, déstabilisant par bien des aspects, tant en raison de la richesse des rencontres humaines que des conflits problématiques auxquels on doit sans cesse faire face. C'est, en résumé, l'effet pessimiste de la liquidité si bien décrite par Zygmunt Bauman61.
Toutefois, la tentative de désignation d'un territoire autour de la notion d'atelier, le Pequod à l'appui, permet de poursuivre la réflexion sur la valeur du travail, la nécessité du faire, la haute valeur de l'expérience et la primauté d'une pensée qui se doit d'être inventive et créative en dehors même (peut-être même plus) du périmètre de l'art, du design ou de la littérature. Cette conception très générale résulte de la pratique et de l'écoute attentive de tous les acteurs que nous avons rencontrés au court de ce projet et consiste à appliquer une logique qui valorise la capacité d'observation, d'écoute, renforce l'acquisition des savoirs, construit des biens communs62, fait évoluer des logiques d'usage vers plus de résilience, de bienveillance et de créativité. L'atelier est le catalyseur de ces attentions augmentées. C'est un poncif que d'écrire cela, mais il importe de dire toujours et encore ce qui n'a pas été assez dit, sans quoi il n'y aura que des orphelins, des Ismaël. On ne dit, ni ne fait, tout avec un livre, mais on peut le renverser. Le Moby-Dick de Melville éclaire de manière fondamentale le dilemme entre l'expression de la diversité et l'obstination qui conduit à l'effondrement.
Tentative d'envoyer Moby-Dick à Mocha par la mer, plage de Tirua, Chili, avril 2019.
Précision sur les documents : tous les documents sont de l'auteur, sauf mention contraire et sont sous copyleft.
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Melville, Herman, Moby-Dick ou le cachalot, Paris, « La Pléiade », Gallimard, 2006 [1851], traduction de Philippe Jaworski.
Melville, Herman, Moby-Dick ou le cachalot, Paris, « Quarto », Gallimard, 2018 [1851], traduction de Philippe Jaworski.
Pétrequin, Pierre et Anne-Marie, Objets de pouvoir en Nouvelle-Guinée, Paris, RMN, 2006.
Pirsig, Robert M., Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, traduit de l'anglais (États-Unis) par Maurice Pons, Andrée et Sophie Mayoux, Paris, Seuil, 1978.
Ramos, Philippe, Capitaine Achab, Sesame Filmdfm fiktion, Arte, 2003 (court) 2007 (long).
Vollaire, Christiane, Pour une philosophie de terrain, Paris, Creaphiseditions, 2017.
von Uexküll, Jakob, Milieu animal, milieu humain, Paris, Rivages, 2010 [1956].
Woolf, Virginia, Une chambre à soi, Paris, Denoël, « 10/18 », 1997.
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Nous emploierons comme source la traduction de Philippe Jaworski parue chez Gallimard : Melville, Herman, Moby-Dick ou le cachalot, Paris, « La Pléiade », Gallimard, 2006 [1851]. Existe aussi dans la collection Quarto du même éditeur, paru en 2018 avec la même traduction. ↩
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À cette date et heure précise nous avons, avec une équipe de 11 personnes, engagé ce projet par la lecture intégrale et ininterrompue de Moby-Dick, pendant 32 heures et 16 minutes. Cette lecture performative est consultable sur le site du projet Moby-Dick : https://www.mobydickproject.com/32h-16-min/ (consulté le 2 septembre 2021). ↩
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Le Pequod tient son nom de la tribu algonquine du Connecticut, les Pequots qui fut décimée lors de la guerre des Pequots en 1637. Cf. Melville, Herman, Moby-Dick, op. cit., p. 92. Plusieurs figures autochtones apparaissent dans le roman de Melville. ↩
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Melville écrit à son ami Nathaniel Hawthorne : « J'ai écrit un livre malfaisant », Lettre à Nathaniel Hawthorne, 17 [ ? sic] novembre 1851, dans Herman Melville, op. cit., p. 1134. ↩
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Ces considérations sur la création et le design n'ont rien de spéculatif. Plusieurs chapitres s'emploient à décrire en détail la forme et l'usage de plusieurs objets utilitaires et portent aussi sur la créativité. Lire, par exemple les chapitres LVII, « Des baleines en peinture, en ivoire, en bois, en fer blanc et en pierre ; mais aussi dans les montagnes et dans le ciel » ; LXII, « Le Dard » ; XCVII, « La Lampe » ; CI, « La Carafe » ; CXXV, « Le Loch et la ligne », etc. À suivre. ↩
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Sur ce point on pourrait rapprocher l'état d'esprit melvillien de la philosophie pragmatiste de John Dewey : Dewey, John, L'art comme expérience, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2010 (1915) et au chapitre III en particulier, « Vivre une expérience », p. 80 sq. ↩
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Deleuze, Gilles, « Bartleby ou la formule », dans Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 110. ↩
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Melville, Herman, op. cit., ch. I, « Mirages », p. 25. ↩
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Melville, Herman, ibid., p. 3 et 5. Ce sont sur ces considérations que débute l'ouvrage et en ce point encore rejoint cette logique de l'action également propre à Robert M. Pirsig (Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, Paris, Seuil, 1978) et à Matthew B. Crawford (Éloge du carburateur, essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010). ↩
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Ce support melvillien nous a permis d'écrire trois livres : Baumann, Pierre (dir), Dire Moby-Dick par la recherche en arts, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux (PUB), 2018, Réalités de la recherche (collective) en arts, Bordeaux, (PUB), 2019, et Sillage Melville, recherche en arts et monde mobile, Bordeaux, PUB, 2020. Ces trois livres racontent par le faire comment dire, situer et expérimenter le roman à partir d'une aventure (de recherche) collective. L'équipe a fédéré des chercheurs, des artistes, des doctorants et étudiants en art, des aventuriers, pêcheurs, galeristes, biologistes, etc. Un noyau dur a regroupé Chloé Bappel, Étienne Beaudouin, Marlaine Bournel, Esther Pontoreau, Tomas Smith et moi-même. Pour consulter la liste complète des contributeurs, voir : https://www.mobydickproject.com/equipe-2/ (consulté le 15 juillet 2021) ↩
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D'abord en D07, puis D08 de l'Université Bordeaux Montaigne, depuis juin 2021 le petit labo est accueilli par la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine. ↩
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Le Blablalabo fut créé, encadré d'un dispositif sanitaire, pour permettre aux étudiantes et étudiants chercheurs de maintenir une activité pratique de recherche en présentiel, de se réunir physiquement autour d'une table de travail . Plus d'informations sur le site Mobydickproject.com : https://www.mobydickproject.com/blablalabo/ (consulté le 15 juillet 2021) ↩
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Mot que nous préférons à workshop. Nous avions exposé, à l'occasion de la seconde journée d'étude le 19 octobre 2019, organisée par Claire Azéma, Pierre Bourdareau et Christian Malaurie, intitulée Workshop (2), la fabrique du faire, restitution, notre scepticisme à l'égard du terme même de workshop. ↩
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À Pau au Bel Ordinaire en décembre 2018, nous étions 20 ; au Chili, 3 ; en Bretagne Étienne était seul, comme Marlaine au Vietnam ; à Manosque, 5, etc. ↩
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A titre d'exemple, de façon très résumée, à Pau, nous avons travaillé sur une interprétation de l'« Épilogue » de Moby-Dick. Au Chili, nous sommes remontés les origines de Moby-Dick et avons étudié les traces et témoignages de l'industrie baleinière chilienne. Aux Canaries, l'enquête a porté sur les charpentiers, le fantôme d'Achab et les résonances locales du film Moby-Dick de John Huston. Au Canada, les investigations se sont attachées aux cultures autochtones et à la réconciliation. Etc. Plus précisément pour chaque situation, chaque chercheur / plasticien développe un appareil de recherche qui consolide les grands axes de recherche, qui sur l'intelligence collective, les gestes, le bricolage, les objets mobiles, la réparation, l'image, etc. ↩
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J'avance ici avec beaucoup de raccourcis, les termes eux-mêmes ayant fait l'objet d'âpres discussions sur le sens et l'usage même du mot « terrain » en particulier. La principale objection en défaveur de l'usage du terme terrain provient du fait que, en ethnologie ou en géographie en particulier, la notion de terrain est assujettie à un temps long, ce qui n'a bien souvent pas été le cas. Nous avons considéré que le terrain est le lieu de « l'évènement » (M. Foucault). On trouvera le développement de cette idée dans Baumann, Pierre, Sillage Melville, op. cit., p. 18 sq. ↩
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Nous pourrons garder à l'esprit un ouvrage coordonné par Catherine Chomarat-Ruiz : De l'atelier au labo, inventer la recherche en art et en design, Paris, Hermann, 2018, auquel nous avions contribué. Il conviendrait, à travers ce titre, de souligner le dialogue entre l'atelier (du travailleur manuel, du calage) et le laboratoire (l'endroit du scientifique, du chimiste). Toute la complexité de l'exercice de la recherche en art est d'être à la croisée de ces deux engagements terminologiques. L'entretien que nous avons eu avec Pierre-Damien Huyghe le 16 octobre 2019 fut l'occasion pour son auteur de revenir sur les nuances qu'apportent ces étymologies et en particulier à l'appui d'un texte de Walter Gropius (Architecture et société, Paris, éditions du Linteau, 1995) sur lequel il allait revenir quelques jours plus tard (le 19 octobre) à Toulouse à l'occasion du centenaire du Bauhaus. Lire Huyghe, Pierre-Damien, « Champs de visibilité » dans Baumann, Pierre, op. cit., p. 392 sq. ↩
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Par travail j'entends une activité qui relève du labeur, conduite avec ou sans plaisir, à partir duquel on peut vivre (payé ou pas). Lire, Sillage Melville, « valeur de travail et expérience », op. cit., p. 32 sq. ↩
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Ces facteurs rejoignent les entrées dégagées par l'argument avancé par ce dossier thématique de la revue DAM par Claire Azéma, qui sont celles du lieu, du moment, de l'habité et des usages. ↩
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Pour Christiane Vollaire, l'entretien, dans le cadre d'une philosophie de terrain, ne doit pas être considéré « comme témoignage, mais comme prise en compte d'une expérience spécifique de pensée. [...] Les textes des entretiens [...] participent de la construction des concepts, puisque la distance établie par la philosophie ne peut pas être hors sol. », dans Vollaire, Christiane, Pour une philosophie de terrain, Paris, Creaphiseditions, 2017, p. 9. ↩
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Un atelier sans adresse court-il à sa perte ? J'aurais tendance à le supposer. ↩
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Sur ce point dans l'atelier, il faut donc considérer que l'apprentissage est généralisé, ne s'adresse pas qu'à l'apprenti ou à l'étudiant, se consolide au contact de l'expérience renouvelée au fil du temps par tous les membres de l'équipe (ou de l'équipage). ↩
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A cet instant la réflexion croise la proposition qui a été faite pour l'acte 2 de ce dossier thématique sur les Arts du faire, porté par Claire Azéma et Sophie Fetro. Celle-ci revient sur les expériences du peu et de la mobilité développées par Marcel Duchamp et Constantin Brancusi. Dans le contexte ici présent, l'observation en détail de l'atelier Brancusi permettraient très certainement d'apporter quelques nuances supplémentaires sur les valeurs de l'atelier et la grandeur de la frugalité qui caractérise son mode de vie. De surcroît, la conception architecturale de l'atelier mobile rejoint ici à la fois la logique de décroissance développées par Donella et Dennis Meadows et Jorgen Randers dans Les limites à la croissance (Paris, Échiquier, 2012), qui prônent un déplacement de l'usage des ressources en faveur des pays pauvres, et les principes de l'architecture de survie et de l'architecture mobile de Yona Friedman. D'une part, Yona Friedman écrit « Le crédo de ce livre est que la pénurie est la mère de l'innovation sociale et technique. La société pauvre exige l'égalité et déploie, poussée par la nécessité, une ingéniosité technique exceptionnelle. » Dans Friedman, Yona, L'architecture de survie, une philosophie de la pauvreté, Paris, L'éclat, 2003, p. 14. D'autre part, il écrit aussi : « Les bâtiments et les villes nouvelles doivent être facilement ajustables suivant la volonté de la société à venir qui les utilisera : ils doivent permettre toute transformation, sans impliquer la démolition totale ». Dans Friedman, Yona, L'architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants, Paris, L'éclat, 2020, p. 19. ↩
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Parmi les dix-sept exemples que nous pourrions donner, Reinhard Fitzek vit sur ses terres sur l'île de Chiloé (Chili), achetées quelques centaines de pesos il y a trente-cinq ans, au nord de la Patagonie, travaille dans une marina après avoir réalisé de la veille biologique pour la station scientifique de Huinay, de l'autre côté du golfe de Corcovado. Là-bas il a acquis des connaissances poussées sur les mélèzes (reconnues par la communauté scientifique chilienne) à partir desquelles il développe désormais un projet de plantation de mélèzes sur son bout de terre insulaire. Lire son entretien dans Sillage Melville, op. cit., p. 212 sq. ↩
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Un principe théorique très simple qui, lui-même résulte de l'expérience de son auteur, nous a beaucoup servi. En situation de crise, face à l'échec d'une situation, Xavier Maniguet rappelle ce principe général (notamment en cas de naufrage) : « arrête-toi, regarde, réfléchis et choisi ». Dans Maniguet, Xavier, Survivre, comment vaincre en milieu hostile, Paris, Albin Michel, 2016, p. 222. ↩
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Lire plus loin paragraphe sur le Labo. ↩
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Ce roman, comme les précédents récits, prend en effet appui sur l'expérience de son auteur. Le 3 janvier 1841, Melville est engagé sur l'Acushnet, navire baleinier qui appareille pour le Pacifique. Après un périple de presque quatre années, jalonné d'aventures plus originales les unes que les autres, de longues campagnes de pêche à la baleine, de désertions de mutineries et de petits boulots, Melville débarque à Boston le 14 octobre 1844. ↩
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Les chapitres sur ces sujets sont extrêmement nombreux. Quelques exemples : ch. XLVIII, « La première mise à la mer » ; ch. L, « La Pirogue et l'Équipage d'Achab. Fedallah » ; ch. LXI, « Stubb tue un cachalot », ch. LXXIII, « Stubb et Flask tuent une baleine franche ; la prise faite, ils devisent » ; ch. LXXX, « La noix » ; ch. LXXXIX, « Poissons amarrés et poissons perdus » ; ch. XCII, « Ambre gris » ; ch. XCVI, « Le Fourneau » ; ch. CIII, « Mesures du squelette du cachalot » ; ch. CXVI, « le cachalot à l'agonie » ; ch. CXVII, « La Veillée du cachalot ». ↩
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Friedman, Yona, Comment vivre avec les autres sans être chef et sans être esclave ?, Paris, L'éclat, 2016. ↩
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J'emploie à dessein le terme pour son acception mésologique développée en particulier par Jakob von Uexküll dans Milieu animal, milieu humain, Paris, Rivages, 2010 [1956]. ↩
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Je renvoie au remarquable court et long métrages réalisés par Philippe Ramos, Capitaine Achab, Sesame Filmdfm fiktion, Arte, 2003 (court) 2007 (long). Ramos, propose une interprétation personnelle de l'enfance d'Achab. ↩
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En effet, l'industrie baleinière est sous-tendue par les besoins en ressources énergétique. Les chasses intensives déciment les populations de cétacés. Le baleinier est d'abord le lieu d'extraction de la ressource. Il traque les cétacés, mets les baleinières (chaloupes) à la mer, amarre les cadavres sur son flanc. C'est aussi le lieu de transformation : la baleine est dépecée, les blocs de lard sont fondus et mis en tonneaux. Les déchets sont jetés à la mer. C'est enfin le véhicule d'acheminement jusqu'à son retour au port. Le navire atelier devient navire usine. À l'époque, l'huile de baleine constitue un des principaux combustibles pour l'éclairage public, mais elle servit aussi en cosmétique, pour les savons, les vernis et les peintures, etc. Le récit se déroule à l'aube de 1850 et bientôt l'industrie déclinera de manière salvatrice pour les animaux, suite à l'apparition des premiers forages pétroliers en 1855. De nombreux chapitres du roman de Melville décrivent les valeurs ressources des cétacés et les opérations multiples de transformation. Par exemple, chapitres LXV. « La Baleine au menu », LXXVII. « Le Grand Tonneau de Heidelberg », XCII. « Ambre gris », XCVI. « Le fourneau », etc. ↩
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Cette approche pratique s'est basée sur une lecture performative analytique et continue de 32 heures et 16 minutes, qui permit de dresser un inventaire des gestes, des sons et des objets. Chaque chapitre fit l'objet d'au moins une production plastique analytique. Ce travail fut jalonné d'entretiens (avec Catherine Poulain et Philippe Jaworski en particulier) et fut restitué dans Dire Moby-Dick par la recherche en arts, op. cit. ↩
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Ingold, Tim, Faire, anthropologie, archéologie, art et architecture, « Toucher les objets, sentir les matériaux », Bellevaux, Dehors, 2017, p. 53 sq. Les travaux de Pierre et Anne-Marie Pétréquin se situent à la frontière de l'archéologie et de l'ethnographie puisqu'ils étudient et modélisent des usages néolithiques à partir de l'étude d'ethnies contemporaines qui vivent en Papouasie Nouvelle-Guinée. Voir Pétrequin, Pierre et Anne-Marie, Objets de pouvoir en Nouvelle-Guinée, Paris, RMN, 2006. ↩
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Voir aussi Leroi-Gourhan, André, L'homme et la matière, Paris, Albin Michel, 1943. ↩
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Je pense à propos de Beuys en particulier à la notion d'exercice, maintes fois développée par l'artiste. « La perception de la substance intérieure des choses ne peut être obtenue que par l'exercice » : Beuys, Joseph, Qu'est-ce que l'art ?, entretien avec Volker Harlan, traduit de l'Allemand par Laurent Cassagnau, Paris, L'Arche, 1992, p. 163. ↩
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Voir Baumann, Pierre, « Moby-Dick, le loch et la ligne, mesure et variabilité de l'expérience artistique », dans Buignet, Christine, Favier, Anne, Nosella, Carole (dir.), Variabilité, Mutation, instabilité des créations contemporaines, Toulouse, PUM, (à paraître, automne 2021). ↩
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Sur ce plan, Melville a eu une influence très forte sur nos pratiques et nos modes d'organisation. Porté par une économie frugale comparativement à d'autres programmes de recherche, tous les postes nécessaires au développement du projet furent ainsi investis, bien que n'étant ni graphiste, ni webmaster, le travail de conception graphique des ouvrages publiés et la conception du site Internet en sont deux exemples saillants. ↩
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Melville, Herman, op. cit., p. 407. ↩
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On n'en aura bien évidemment pas fait le tour, loin s'en faut, toute la partie dramatique et psychologique ayant ici été bien peu investie, tout comme l'histoire elle-même qui mérite d'être découverte en détail par le lecteur, tout comme, encore, d'autres connaissances décrites en matière de droit marin, d'économie et autres considérations industrielles. ↩
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C'est ainsi que Philippe Jaworski conçoit le monde de Melville, dans Jaworski, Philippe, Melville, le désert et l'empire, Paris, Presses de l'ENS, 1986. ↩
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Cette convivialité n'est pas accessoire. Elle se réfère notamment à la conception de la « recherche conviviale » problématisée par Ivan Illich. « La recherche conviviale » est un emprunt à Ivan Illich. Elle constitue un prolongement à ses réflexions sur la convivialité. Prenant notamment appui sur l'étude de textes avec ses étudiants d'un penseur du Moyen Âge (XI^e^ siècle), Hughes de Saint Victor, Illich engage une critique historique des conceptions de la Recherche et Développement (ce texte est rédigé dans les années quatre-vingt). Pour Illich, la recherche conviviale est plus une « recherche par l'homme » (« Science by people ») qu'une « recherche pour l'homme » (« Science for people »). Elle mène en particulier « une quête de la sagesse dans son imitation de la nature ». Cf. Illich, Ivan, « La recherche conviviale », dans Œuvres complètes, volume 2, Paris, Fayard, 2005, p. 174 sq. ↩
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En parallèle à cette expérience, accompagné par Scott Duncan, qui lui-même porte un projet sur la réconciliation à partir de la pratique du canoé — voir Chimeda paddling, https://chimeda.weebly.com/ , consulté le 12 juillet 2021— nous avions au cours de ce séjour orienté nos rencontres et visites de site autour de ce sujet à Ottawa et à Montréal. Voir Sillage Melville, op. cit., p. 309 sq. ↩
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Lire Melville, Herman, ch. XVII, « Le navire », dans Moby-Dick, op. cit., p. 92. ↩
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Ce soir-là, à New Bedford, Quiqueg cherche à revendre des têtes embaumées. ↩
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Melville, op. cit., p. 46. ↩
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Cela étant dit, l'un des camarade d'équipe, Tomas Smith, a développé au cours de l'été 2017, à partir d'un travail photographique sensible et pratique plutôt osé, le registre de l'expérience intime suggéré par ce chapitre III. On peut voir certaines de ces images dans Dire Moby-Dick, op. cit. ↩
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On trouvera une description développée de cette phase du projet dans l'ouvrage Sillage Melville, op. cit., p. 309 sq. associée à deux entretiens menés avec Louise Déry et Michèle Thériault. Comme toutes les autres phases du projet, une synthèse est également consultable sur le site Mobydickproject à l'adresse https://www.mobydickproject.com/eshkwesing-gangwenindam/ (consulté le 15 juillet 2021). ↩
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Marlaine y a pratiqué le lancer de filets. Marlaine Bournel participe au projet depuis ses débuts. Elle est artiste et agrégée d'art plastiques. ↩
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Depuis juin 2021 le Labo est désormais accueilli à la MSHA (Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine). ↩
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On pourra lire à ce sujet les textes rassemblés de Noam Chomsky dans Chomsky, Noam, Réflexions sur l'université, Ivry-sur-Seine, Raison d'agir, 2010. ↩
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Woolf, Virginia, Une chambre à soi, Paris, Denoël, « 10/18 », 1997. ↩
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Qui permit d'enregistrer la lecture intégrale de Moby-Dick en mai 2017. Visuel 1. ↩
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Chloé Bappel et Tomas Smith sont actuellement en doctorat en arts à l'UBM, ils ont pris part à presque toutes les phases du projet. ↩
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Louise Déry est directrice de la galerie de l'UQAM à Montréal. ↩
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Louise Déry dans Sillage Melville, op. cit., p. 343. ↩
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Chloé avait déployé un système de notation qui lui permettait de relever les temps et le type d'activité que nous déployions constamment. Lire à ce sujet sont texte : Bappel, Chloé, « Corps, outil, milieux » dans Sillage Melville, ibid., p. 232 sq. ↩
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Voir image 2. ↩
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Étienne Beaudouin a un double master en arts plastiques et en technique sonore. Il a développé tout au long du projet une pratique sonore et a par ailleurs coordonné bon nombre des activités techniques de prise de son ou de sonorisation de nos actions (colloque et autre captations). ↩
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Les ouvrages de la série ont tous le même format optimisé en fonction des contraintes d'impression et d'usage : 16,5 x 23 cm. Ils sont souples, mais solides, la reliure est cousue. Ils sont conçus pour être malmenés. ↩
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Bauman, Zygmunt, Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, 2007. ↩
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Ces idées rejoignent celles avancées par Donella Meadows. Dans le dernier chapitre des Limites de la croissance, (rédigé essentiellement par Donela Meadows), les auteurs proposent des alternatives à l'effondrement des ressources. Aussi utopiques puissent-t-elles paraître, les propositions sont résolument optimistes et pratiques. Il y en a cinq : 1° l'inspiration. 2° Le travail en réseau. 3° L'honnêteté. 4° L'apprentissage. 5° L'amour. Dans Meadows, Donella, Meadows, Dennis, Randers Jorgen, Les limites à la croissance, Paris, Échiquier, 2012, p. 433 sq. ↩