Artiste et docteure associée à l’équipe CLARE-Artès (Université Bordeaux Montaigne), Céline Domengie travaille sur les notions de chantier et de présence. Sa recherche se développe au sein de lieux et milieux en transformation tels que des chantiers de construction, des situations de changement, ou encore des écosystèmes en mouvement.
Résumé
Cet article aborde le thème des pratiques d’expérimentations sans atelier qui se déploient hors des lieux dédiés à l’activité créatrice et à la production artistique.
Dans cette perspective, ce texte présente l’idée que l’absence d’atelier ne signifie pas qu’il n’y a pas de lieu de travail, mais que celui-ci se développe dans un milieu qui engage des régimes de pratiques et d’activités singulières. Il décrit le sens que prend le mot travail dans ce cadre — ce que recouvre l’expérimentation et la relation qui advient avec un milieu d’activité — et en considére les aspects esthétiques, éthiques, épistémiques et politiques.
Le propos se déploie grâce à la description d’un exemple concret d’expérimentation et de recherche mené dans la vallée du Lot, Les Géorgiques, dont la méthodologie de travail s’inspire de la mésologie ; science selon laquelle tous les éléments qui co-habitent dans un milieu se structurent réciproquement.
À l’heure des actuelles crises écologiques, politiques et anthropologiques, cet article défend l’urgent de sortir, de se confronter au monde, de se mettre à son écoute et de considérer attentivement la façon dont nous travaillons : quelles formes de cohabitations et de structuration réciproque engagent les activités, les expérimentations et les recherches exercées par les artistes, les créatrices, les créateurs, et de manière générale, les chercheuses et les chercheurs ?
Summary
The Georgics, Lot valley, valley of opportunities.
Experiments without a studio for a mesological approach
This article addresses the theme of experimental practices without a studio that unfold outside of places dedicated to creative activity and artistic production.
In this perspective, this text presents the idea that the absence of a studio does not mean that there is no place for work, but that it develops in an environment that engages regimes of singular practices and activities. It describes the meaning of the word work in this context — what experimentation and the relationship that arises with a milieu of activity encompasses — and considers its aesthetic, ethical, epistemic and political aspects.
The proposal unfolds through the description of a concrete example of experimentation and research conducted in the Lot Valley, Les Géorgiques, whose working methodology is inspired by mesology, the science according to which all the elements that cohabit a milieu structure each other.
At a time of current ecological, political and anthropological crises, this article defends the urgent need to go out, to confront the world, to listen to it and to consider carefully the way we work : what forms of cohabitation and reciprocal structuring are involved in the activities, experiments and research carried out by artists, creators, and in general, researchers?
Introduction.
Si tout atelier induit l'idée de travail, l'inverse ne se vérifie pas pour autant. Dans le champ de l'art et de certaines pratiques expérimentales, l'atelier comme lieu dédié à la fabrication disparait à la faveur d'endroits quotidiens et de milieux vie qui deviennent autant de territoires d'occasions et de réserves sauvages pour reprendre les mots de Michel de Certeau. En ces lieux, l'expérimentation s'apparente aux tactiques qu'il décrit dans L'invention du quotidien, elles allient présence et vigilance, elles savent « "saisir au vol" des possibilités de profit [...], jouer avec les événements pour en faire des "occasions" »1. En quittant l'atelier, l'artiste ou l'expérimentateur s'ouvre au monde, à ses possibles, il entre en dialogue avec l'extérieur.
Dans le cadre du programme de recherche et d'expérimentations intitulé Les Géorgiques un dialogue de ce type est entamé depuis le printemps 2021 avec la vallée du Lot en Lot-et-Garonne (région Nouvelle-Aquitaine). La rivière et sa vallée ne sont pas considérées comme des ressources passives à explorer, à analyser ou à exploiter, au contraire, elles sont envisagées comme des forces actives, des entités humaines (habitants) et non-humaines (faune, flore, eaux, minéraux, ambiances, etc.) vers lesquelles des artistes, des scientifiques, des habitants vont à la rencontre et avec lesquels ils font advenir des savoirs, des connaissances et des récits. La relation dialogique qui se tisse ainsi n'est pas sans résonner avec les principes de la mésologie2 selon lesquels tous les éléments qui co-habitent dans un milieu se structurent réciproquement.
Afin de participer à la réflexion sur les modes d'existences de l'atelier en art(s) et en design et plus particulièrement sur l'ambiguïté et la variété des réalités que ce terme recoupe, je m'intéresserai ici aux pratiques d'expérimentations sans atelier, c'est-à-dire hors d'un lieu dédié à l'activité et à la production artistique.
Dans cette perspective, l'absence d'atelier ne signifie pas qu'il n'y a pas de lieu de travail, mais que celui-ci se déploie dans un milieu qui engage des régimes de pratiques et d'activités singulières.
Les enjeux que recouvrent l'absence de lieu dédié à l'activité artistique m'amèneront à préciser le sens que prend le mot travail dans ce cadre — ce que recouvre l'expérimentation et la relation qui advient avec le milieu — et à en considérer les aspects esthétiques, éthiques, épistémiques et politiques.
Aujourd'hui, à l'heure des crises écologiques, politiques et anthropologiques que nous traversons, il est urgent de sortir, de se confronter au monde, de se mettre à son écoute, et de considérer attentivement la façon dont nous travaillons : n'exerçons-nous pas des formes de cohabitations et de structuration réciproque par le biais des activités que nous engageons ? Je propose de rentrer plus en détails dans cette question à partir de l'exemple des Géorgiques. Après en avoir présenté le point de départ, je ferai état de son parti pris méthodologique, puis de ses axes d'expérimentations concrets. Chemin faisant, nous verrons qu'en quittant l'atelier, s'ouvre non pas à un lieu, mais un milieu de travail.
1. La vallée du Lot, une campagne comme « milieu de travail »
À la charnière des arts, des sciences et des savoirs empiriques vernaculaires, l'intention qui porte Les Géorgiques est celle d'explorer la singularité du monde rural contemporain, ses imaginaires, ses valeurs culturelles et ses forces dans un contexte global destructeur, auquel la vallée du Lot n'échappe pas.
L'actuelle disjonction entre la science, la culture, l'économie, la santé, l'agriculture, l'environnement, le social, le pédagogique, pour n'en citer que quelques-uns, opère une forme de dispersion, de méconnaissance voire de défiance. À cet état de fait s'ajoute le déracinement des savoirs sociaux du quotidien (habiter, cuisiner, recevoir, partager, etc.) et le démantèlement des imaginaires provoqués par l'industrie de la culture et des loisirs, par le capitalisme mondial intégré3 : la crise écologique est non seulement environnementale, mais aussi sociétale et mentale comme le rappelait Felix Guattari dans Les trois écologies (1989).
Par son approche expérimentale et interdisciplinaire, ce programme espère rassembler des savoir-faire, des pratiques et des modes de connaissance afin de faire advenir des rencontres, des expériences, des récits qui défendent la place du monde rural dans notre société et son avenir. Enfin, le choix de situer cette recherche et expérimentation à la campagne soulève des questions politiques, quant au rapport entretenu entre ville et campagne.
Bernard Stiegler et le collectif Internation énoncent dans l'ouvrage Bifurquer (2020) que la réponse aux actuelles crises sanitaires, climatiques, sociales, économiques et psychiques doit s'inventer dans les villes puisque « la localité est devenue majoritairement urbaine [...], même si nombre d'expériences de « territoires en transition »4, au sens du label que désigne désormais cette expression, se développent en territoires ruraux, semi-ruraux ou d'urbanité petite ou moyenne, la question de la localité introduite précédemment se pose d'abord dans les territoires urbains »5. Le programme Les Géorgiques affirme au contraire que les localités rurales ont aujourd'hui un rôle à jouer, non pas à côté mais avec les villes.
Les relations qui nouent les villes aux campagnes ne peuvent pas se mesurer par des plans comptables démographiques, leur interdépendance y résiste parce qu'elle dessine les liens structurels et culturels d'une société. Son équilibre repose sur l'alliance entre la vie de la campagne et celle de la ville, et sur les interactions qui les nourrissent, lesquelles interactions sont bien plus profondes que la seule question de l'alimentation produite par l'agriculture : c'est un fait anthropologique que rappellent les sociologues Pierre Bitoum et Yves Dupont dans leur analyse de la destruction du monde paysan6.
La mise en œuvre de programmes de recherche situés dans des localités rurales, tels que Les Géorgiques, est nécessaire pour reconnecter, pour réactiver et imaginer de nouveaux liens rattachant la terre à ses habitants. Nous verrons que Les Géorgiques s'inscrivent dans le sillage de la recherche création et de la recherche contributive grâce au rôle joué par ces localités en tant qu'actrices du savoir, des connaissances et des récits élaborés.
Je montrerai que la méthode de travail des Géorgiques constitue une réponse pour la mise en œuvre de ce registre de recherche grâce à une méthode de travail déployée non pas dans un lieu dédié — un atelier — mais au cœur d'un « milieu de travail » où les habitants prennent part à la recherche et à l'expérimentation.
Vallée du Lot, Les Géorgiques. Image : Céline Domengie, 2021.
2. « Milieu de travail » : mésologie et méthode d'expérimentation
2.1. Les Géorgiques de Virgile, un repère
Le titre de ce programme fait référence à l'œuvre éponyme du poète latin Virgile, écrite entre 37 et 30 av. J.-C. dans une période tourmentée par les guerres civiles. Poème didactique, Les Géorgiques se déroule au fil de quatre chants, les deux premiers consacrés à la culture des céréales et de la vigne, les deux suivants à l'élevage des animaux et à l'apiculture. En détaillant les soins à donner à la terre, trop délaissée et malmenée, l'auteur en célèbre la beauté ainsi que les liens qui unissent les hommes aux végétaux, aux animaux, malgré l'instabilité du monde et le passage inexorable du temps. Ce texte résonne profondément avec les changements dont notre société est aujourd'hui traversée : la terre éreintée, le vivant fragilisé, le lien abîmé entre les milieux et leurs habitants, de tous sexes, de tous âges, de toutes origines.
L'étymologie du latin georgica est instructive et inspirante. Frédérique Boyer nous en rappelait récemment l'origine en proposant une nouvelle traduction, Le souci de la terre7, faisant apparaitre que le même mot concentre et l'idée de soin (comme activité) et celle de la terre (comme objet de cette activité). Les travaux de Jean-Pierre Vernant éclairent cette interprétation. En lisant Mythe et pensées chez les Grecs, nous apprenons que l'étymon grec erg que l'on trouve dans géorgiques et dans le mot grec erga désigne à la fois le champ et le travail : le fameux poème d'Hésiode qui inspira Virgile, les Travaux des jours, témoigne de son usage indifférencié.
Jean-Pierre Vernant précise en outre ce que recouvre ici l'idée de travail. Il ne s'agit pas de l'activité productrice exprimée en grec par poïen, dont le travail « poïetique » de l'artisan est un exemple, ni du travail pénible dont le mot vient de ponos. Erga se rapproche plutôt de l'idée de travail comme \"agir\", c'est-à-dire d'une « activité naturelle dont la fin n'est pas de produire un objet extérieur [...] mais de dérouler une activité pour elle-même, sans autre but que son exercice et son accomplissement8 ». Erga marque la différence entre l'accomplissement d'une action ou d'une vertu et la fabrication d'objets ou la production de choses. En d'autres termes, la culture de la terre n'a pas pour finalité ultime la production de nourriture, elle n'est elle-même « rien d'autre qu'un culte9 » pour citer encore Jean-Pierre Vernant.
Ce que rappelle la racine erg, c'est non seulement une thématique de recherche qui s'ouvre avec les Géorgiques celle de la qualité de notre lien à la terre, mais c'est aussi une approche du travail considéré comme activité laquelle dessine une méthodologie d'expérimentation. La recherche est cultivée comme une activité, pratiquée sans injonction de production, l'attention est portée sur le processus plutôt que sur son aboutissement. Ainsi, l'activité se distingue de celle que l'artisan ou l'artiste déploie dans l'atelier comme espace poïétique — lieu où s'élabore une œuvre. Ici, elle ne répond pas à un principe téléologique par lequel le geste conduirait à un objet préalablement désiré. Ici, elle désigne une pratique qui fait advenir des présences, des rencontres, des dialogues, qui sont autant de principes de connaissance et de savoir10, des principes d'engagement existentiels.
Ces principes développés dans le cadre des Géorgiques sont aussi d'ordre esthétique, éthique et épistémologique. Précisons ces trois points en décrivant la base de ce programme de recherche et en rappelant ce que recouvre l'idée d'un « milieu de travail » dans une approche mésologique.
2.2. Cinq piliers pour une méthode articulant mésologie et expérimentation
La concrétisation du programme des Géorgiques repose sur cinq piliers :
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La considération de la rivière, le Lot, et de sa vallée comme une actrice et non comme une ressource. Il ne s'agira pas de travailler sur elle mais avec elle, au rythme de ses respirations et de ses saisons : elle sera envisagée comme un guide qu'il faudra apprendre à écouter, à observer, et à comprendre, pour orienter nos actions en dialogue avec elle.
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Des expérimentations et une recherche interdisciplinaire articulant les modes de connaissances artistiques, scientifiques (sciences humaines, sociales, du vivant, etc.), techniques, sensibles, empiriques et populaires.
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Une approche mésologique, dont je présenterai les ressorts ci-dessous.
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L'échelle du tout-monde11. Il est nécessaire d'ancrer localement la recherche pour ne pas développer de propos hors-sol, mais il est tout aussi important de la mettre en résonnance avec d'autres expérimentations développées sur d'autres territoires — en Nouvelle-Aquitaine, en France, en Europe, dans le monde — afin de partager des expériences locales que l'on ne peut pas extraire d'une situation planétaire.
- Un développement sur le temps long. Un premier cycle de cinq années de recherche (2021-2025) amorcera une dynamique sur le long court au-delà de 2026.
2.3. Mésologie
Le mot mésologie dérive de la racine grecque meso qui signifie « milieu », lequel désigne l'ensemble des éléments et des êtres vivants qui sont en relation : le climat, la lumière, le relief, les eaux, les minéraux, les végétaux, les insectes, les animaux, les humains, etc. ; cette science a pour objet l'étude des milieux12. L'idée postulée est la suivante : en vivant ensemble, toutes ces entités se structurent mutuellement et dans toute leur concrétude, c'est-à-dire, comme le rappelle l'étymologie latine du mot concret, cum crescere (« croître avec »), elles se développent ensemble. Augustin Berque, géographe et orientaliste, a réactualisé cette science dans le souci d'envisager une manière de connaître le monde qui soit associée à son objet d'étude, à la différence des sciences cartésiennes et de la pensée moderne qui produit des savoirs dissociés, conçus abstraitement, hors sol. Afin d'expliciter la façon dont la science depuis l'époque moderne s'est déconnectée de ses sujets d'étude, Augustin Berque rappelle les propos que Descartes énonça dans le Discours de la méthode : « Je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle13 ». Dans le sillage de l'affirmation de Descartes, la science a objectivé ses objets d'étude, elle en a fait des objets extérieurs à elle-même. Au contraire, la mésologie nous14 enseigne à penser le monde dans la conscience que nous en faisons partie et que nous entretenons avec lui, concrètement, avec notre milieu, une relation qui nous transforme, et que réciproquement nous agissons sur lui. Augustin Berque décrit cette relation comme un processus interactif, un « trajet perpétuel » qui est le creuset de l'ensemble de nos « pratiques à la fois écologiques, techniques, esthétiques, noétiques, politiques, etc. dont procède un milieu donné »15.
Il explicite son propos en prenant l'exemple de l'eau : « Dans la réalité concrète d'un humain, l'eau n'est jamais seulement H2O ; elle est pluie bienfaisante pour le paysan abyssin, inondation catastrophique pour le riverain de l'Hérault, verglas sur lequel on se casse la figure, trainée d'un avion dans le ciel du soir, etc. »16. L'eau est envisagée en fonction de la manière dont elle est vécue et interprétée. Selon la terminologie d'Augustin Berque, elle est « trajectée » par l'existence de chaque interprète, ce processus est une trajection.
Ainsi, la mésologie offre des outils conceptuels non seulement pour observer les relations qui nouent les existences à leurs milieux de vie, mais aussi pour mener des expérimentations en vallée du Lot en conscience de leur interdépendance avec ce milieu.
2.4. Expérimentation
Le paradigme d'expérimentation ouvert dans le cadre des Géorgiques a été élaboré dans le creuset de l'activité artistique que je développe sur la notion de chantier et les recherches que j'ai menées sans atelier dans différentes situations de transformation, divers lieux en mouvement : le chantier de construction d'un collège (Genius Loci Monflanquin, 2020-2011), les réformes d'une école d'art (Genius Loci Aix-en-Provence, 2011-2013), le déménagement d'un hôpital (Genius Loci Villeneuve, 2014-2015), l'écoulement incessant d'une rivière (Bardo, 2019-2020), etc. Ce sont des immersions au cœur d'écosystèmes, de milieux. Ce qui fait l'intérêt de tels endroits, c'est qu'il y est nécessaire de composer avec ce qui se passe, avec l'aléatoire, le contingent, l'indéterminé. On doit s'adapter aux flux, trouver des formes de présence, d'échanges avec les personnes rencontrées ; photographies, conversations, entretiens, sont autant de façons de faire hospitalité avec ce qui advient.
Ces projets ont dessiné, littéralement, une méthode, au sens étymologique de ce terme, qui, rappelons-le, nous vient de deux formes grecques : méta, « le mouvement, le déplacement » et odos, « le chemin, la voie, la manière de faire quelque chose ». Cette méthode repose sur des registres de pratiques héritées de différentes traditions (yogique, philosophique, artistique, scientifique) qui pourraient être rassemblées sous le terme présence. La présence induit l'idée qu'il n'y a rien à produire mais une qualité d'être là avec, à l'écoute, une attention17 à cultiver par l'intuition, par le jeu avec le hasard et l'indétermination, par des gestes, par l'enquête, par l'observation, par la suspension du jugement. La présence révèle une esthétique de la discrétion, de l'éphémère, de la disponibilité.
Cette méthode d'expérimentation au cœur du milieu engage une éthique. En travaillant la présence, c'est une logique de mise en sourdine de l'égo (ce que le mental et l'intention projette) qui se met en œuvre laissant place à l'altérité, à l'extérieur, à ce qui vient du dehors. Je me réfère ici aux travaux menés par Joëlle Zask (en philosophie) sur le rapport à l'extérieur comme paradigme démocratique d'individuation18 et à ceux menés par Pascal Nicolas-le-Strat (en sociologie) sur les enjeux épistémiques d'une recherche de plein vent qui, hors du laboratoire académique, ne prédéfinit pas son savoir à l'avance et accueille ce qu'il cherche à comprendre :
« Ce mot-image désigne une pratique sociologique qui échappe à un cadre préétabli. Elle se déroule hors les murs (méthodologiques). Elle s'exerce à terrain découvert. Le chercheur ne devance pas les réalités sociales auxquelles il se trouve confronté. Il avance effectivement "à découvert". Il éprouve son terrain en temps réel, in situ. La scène de la recherche échappe à tout scénario méthodologique car, en fait, elle coïncide avec les multiples scènes de la vie ; elle se mêle à elles, s'hybrident avec elles. Cette situation est inhabituelle car le propre d'une recherche, dans sa conception classique, est de tenir et de contenir « son » terrain. Par exemple, lorsqu'un chercheur engage une enquête par entretiens, il s'applique à border et à cercler méthodologiquement son cadre d'investigation en délimitant une population d'enquête, en choisissant le lieu et la durée de la rencontre ou, encore, en établissant un guide d'entretien qui "discipline" la prise de parole.19 »
2.5. Milieu de travail et terrain de recherche
La mise en œuvre du travail dans un milieu sur ces bases expérimentales rejoint la question du rôle du terrain telle qu'elle se pose en philosophie. Dans l'ouvrage Pour une philosophie de terrain20, Christiane Vollaire définit le terrain — à rebours de la tradition philosophique idéaliste — comme l'endroit où s'opère le rapport au réel, et où ce réel, par la voix de ceux qui participent à ses enquêtes, travaille en retour la recherche. En fréquentant le terrain, elle sort de sa zone de confort, elle se déplace vers le sujet. Le terrain devient l'espace où la chercheuse se trouve confrontée à d'autres subjectivités dont les connaissances vont prendre part aux récits qu'elle élabore : « cet espace territorial, s'il concerne bien dans les sciences bien dans les sciences de la nature une portion géographique, concerne nécessairement dans les sciences humaines un ensemble de sujets, avec qui l'échange sera la condition première d'une avancée intellectuelle21 ».
Au-delà la place laissée à la contingence, la notion de terrain apporte un élément supplémentaire à la réflexion menée ici sur la question de l'activité artistique sans atelier. Le fait que le réel prenne part à la connaissance et au récit lui confère un rôle épistémique. C'est en ce sens que la recherche artistique menée hors de l'atelier, au sein d'un milieu, définit une méthode singulière de recherche dite recherche-création.
Avec Les Géorgiques, trois axes d'expérimentations sont lancés dans cette perspective sur trois sites de la vallée du Lot. Ils sont choisis en fonction des quatre éléments : l'eau du Lot et de ses affluents (le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e)), la terre d'une parcelle du lycée agricole Etienne Restat de Sainte-Livrade (Terre vivante) et l'air de la commune de Paulhiac avec les ateliers d'otium ; nous trouverons le feu dans l'énergie déployée pour mettre en action cette recherche. Ainsi, avec la vallée du Lot, elle tentera de répondre à l'interrogation posée par Augustin Berque : « comment — sauf par métaphore — avoir un lien avec une rivière quand on n'est pas soi-même un cours d'eau ?22 » sachant que dans cette situation, le milieu n'est pas qu'un cours d'eau, c'est une vallée, celle du Lot : un bassin de vie, composé d'une rivière, de ses affluents, de ses habitants, humains et non-humains.
3. Trois champs d'expérimentation concrets avec les éléments : eau, terre, air et feu
Au sein du paysage géographique, conceptuel et esthétique que je viens de présenter, trois axes d'expérimentation sont déployés : le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e), Terre vivante et enfin les ateliers d'otium.
Je propose d'en détailler le contenu ainsi que la méthodologie de mise en œuvre : situation, groupe de travail et rythme de progression. Je développerai un peu plus longuement la présentation du (ou de la) Poïpoïdrome flottant(e) qui est emblématique de la méthodologie et des valeurs des Géorgiques. Ce faisant, je donnerai l'illustration concrète d'un programme d'expérimentation et de recherche mis en œuvre sans atelier, sans espace de travail dédié.
Le (ou la) Poïpoïdrome flottant (e)
Dans son ouvrage Teaching and learning as performing arts23, on peut lire ces lignes écrites par Robert Filliou :
« Paris, hiver 1963. Je pris le métro, un matin, pour rendre visite à mon ami Joachim Pfeufer, sans doute pour lui emprunter l'argent de mon loyer. Joe est architecte. Il peint aussi. À l'époque il travaillait surtout à des peintures. Aujourd'hui, il se passionne davantage pour l'urbanisme. Dans le métro, par cette froide matinée, je regardais de près tous les gens autour de moi. Ils avaient tous l'air triste, soucieux, morose, perdu. (Je devais leur faire la même impression.) Je pensais en moi-même : que faire ? J'aimerais faire quelque chose. Mais quoi ? pour quoi ? pour qui ? Pour tous ces gens. Que faire ? Et pourquoi ? Je pensais à ma vie. Créer vaut-il tous ces efforts et cette discipline ? En fin de compte je suis un tout petit peu meilleur que si je n'avais pas rompu avec le système. Et même ça, ce n'est pas sûr. Comme me le disait Marianne un jour qu'elle était excédée par nos querelles et combines artistiques dont elle était si souvent le témoin : « Vous êtes artistes quand vous créez. Mais dès que vous arrêtez, vous n'êtes plus des artistes. » C'est vrai. La création ne suffit pas. Encore faut-il ne jamais cesser de créer. On ne peut pas se le permettre. C'est ça, pensais-je. Ce que je dois partager avec tout le monde, c'est le truc de la création permanente. Un Institut de création permanente. Basé sur la joie, l'humour, le dépaysement, la bonne volonté et la participation.
Arrivé chez Joe, je lui racontai mon idée et lui demandai de m'aider. Il accepta aussitôt et nous nous mîmes au travail. »
En 1963, cet institut dédié à la création permanente que Robert Filliou et Joachim Pfeufer ont imaginé a pris pour nom Poïpoïdrome. Il aurait pris pour forme, s'il avait été réalisé, un bâtiment carré de 24 mètres de côté. Ils ne l'ont jamais construit dans sa version aboutie — le Poïpoïdrome optimum — mais ils en ont présenté différentes versions et prototypes, par exemple à la Documenta 5 de Cassel en 1972, au Palais des Beaux-arts de Bruxelles en 1975 (version matricielle intitulée Poïpoïdrome à Espace-Temps Réel N°1), au Club des jeunes artistes de Budapest en 1976 (Poïpoïdrome à Espace-Temps Réel Prototype 00) ou au centre Georges Pompidou à Paris en 1978. Dans le même temps, les deux artistes ont invité tout un chacun à imaginer son propre Poïpoïdrome :
« Le Poïpoïdrome est [...] une matrice à l´intersection de deux courants : action et réflexion [...] Le Poïpoïdrome Ambulant est votre propre version du Poïpoïdrome à Espace-Temps Réel Prototype 00, qui, lui, est notre propre version du Poïpoïdrome optimum, ce centre de création permanente que nous conçûmes ensemble en 196324. »
L'idée de créer un nouveau Poïpoïdrome sans la présence de ses co-auteurs était déjà une invitation de leur part. Dans les Géorgiques il sera flottant plutôt qu'ambulant. Les flots nous ramènent au Lot et à sa vallée, là où, le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e) nous rappellera que cette rivière en est le cœur, la colonne vertébrale. Le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e) accueillera des activités multiples et jouera le rôle d'emblème pour les Géorgiques et pour le territoire au sein duquel se déploie ce programme : il en manifestera et en exprimera les valeurs. Voici trois premiers groupes de valeurs repérées, dont la répartition et la dénomination évolueront probablement chemin faisant.
Création permanente
Premièrement l'inutilité et la création permanente, le Poïpoïdrome est un :
« centre de création permanente d'inutilité publique [...] car il n'y a rien à "apprendre" pour participer aux actions et réflexions du Poïpoïdrome.
Ce que les visiteurs savent suffit.
Ce qui ne veut pas dire qu'à leurs propres yeux cela leur suffit : si le Poïpoïdrome ne s'appuie sur aucune connaissance préalable ou future, il n'en rejette non plus aucune.
S'ouvrir à savoir ce que l'on sait, mais aussi à 'savoir ce que c'est que savoir', tel est l'esprit de la création permanente. »
Séance d'observation dans le cadre de « Périple pour un (ou une) Poïpoïdrome flottant(e) », Les Géorgiques. Image : Céline Domengie, 2021.
Relation fonctionnelle et disponibilité d'esprit
Les idées de relation fonctionnelle et de disponibilité d'esprit sont formulées par Joachim Pfeufer dans le catalogue de la Documenta 5 (1972) :
« Le Poïpoïdrome est une relation fonctionnelle entre la réflexion, l'action et la communication.
Le Poïpoïdrome minimum pourrait être une chaise, un établi et un esprit disponible. »
J'interprète l'idée de relation fonctionnelle comme le principe d'une relation qui se nourrit de la présence de tous ceux qui participent à la situation dans un esprit de réciprocité. Dans le domaine de la mycologie, l'exemple de la truffe, ce champignon souterrain qui résiste à la culture, est éclairant.
« [Franck Richard] a observé que les truffes subsistaient grâce aux sangliers. En creusant le sol pour trouver des vers, ils forment des grosses mottes de terre qui vont s'assécher rapidement. Ces endroits sont peu favorables aux champignons en général, mais grâce à ses fins filaments, la truffe arrive à s'y installer. Elle trouve de l'eau et des nutriments qu'elle redistribue à l'arbre. La truffe instaure donc des relations fonctionnelles entre cette motte et la racine de son arbre pendant des années.25 »
À l'image du mécanisme de la truffe dont la vie se nourrit de contingence et des racines d'un chêne qu'elle enrichit dans le même temps, les relations fonctionnelles qui se produiront avec le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e) s'exprimeront par des valeurs de réciprocité, de participation, de faire ensemble, lesquelles supposent des esprits disponibles.
Poïpoï
Dans la culture Dogon — peuple du Mali —
« lorsque que deux personnes se rencontrent, elles se demandent :
COMMENT VA TA VACHE ?
COMMENT VA TON CHAMP ?
COMMENT VA TON FILS AINE ?
COMMENT VA TA MAISON ?
et ainsi de suite, passant en revue toutes leurs possessions, jusqu'à ce que l'une d'elles dise : POÏPOÏ
à quoi l'autre répond
POÏPOÏ
Puis toutes les deux s'arrêtent ou parfois recommencent par le début26 »
L'anecdote du « poïpoï » illustre un jeu où l'échange et la communication peut toujours recommencer et ne jamais s'achever. Cette idée de mouvement perpétuel est envisagée comme une valeur : éviter de figer tout mouvement, accueillir, favoriser et respecter les processus à l'œuvre. « Poïpoï » permet de ne pas oublier non plus les valeurs de l'oralité.
Méthode
La création d'un (ou d'une) Poïpoïdrome flottant(e) s'appuie sur une méthode de travail évolutive qui donne une large part aux échanges et aux collaborations, à la façon d'une enquête qui se déploie dans différentes directions : consultation et collecte d'archives, entretiens, constitution d'un groupe de travail et de sessions d'expérimentations. L'enjeu de l'enquête est d'éviter de trahir l'intention initiale des artistes, d'activer un geste qui aille au-delà de l'hommage et de répondre dans le même temps aux problématiques du monde d'aujourd'hui.
La consultation des archives de Joachim Pfeufer conservées par le musée des Beaux-arts de Nantes (juillet 2020) constitua une première étape. Actuellement, une série d'entretiens filmés est réalisée avec des personnes familières du travail de Robert Filliou (Claire Jacquet27, Pierre Tilman28, Montagne froide29, etc.). Ces activités permettent d'assoir la connaissance du Poïpoïdrome.
Ensuite, un groupe de travail s'est rassemblé dans le cadre d'un Périple pour le(ou la) Poïpoïdrome flottant(e) du 25 au 30 juillet 2021, afin de réfléchir et d'engager une participation au processus de recherche. Ce fut un premier temps de collaboration avec la vallée du Lot pour aller à sa rencontre, s'imprégner de sa personnalité et la découvrir de différentes manières : des visites, des baignades, des ballades à pied et en bateau, des pique-niques, des lectures, des siestes, des gestes, des expérimentations dans l'eau, etc.
Grâce à la variété de ses personnalités (des artistes, des étudiants, une architecte, des techniciens rivières, des pêcheurs, le directeur d'un barrage, des habitants30) et de ses savoir-faire, ce groupe démultiplie les regards, les approches, les écoutes. Il contribue à imaginer le prototype du(ou de la) Poïpoïdrome flottant(e) en apportant conseils, regard critique et propositions.
Le processus se déploiera au cours de l'année 2022 et sera rythmé par trois grandes étapes : un événement public de présentation à l'occasion de l'anniversaire de l'art, le 17 janvier, un atelier de recherche lors des premiers mois de 2022 avec des étudiants et des habitants, un second au début de l'été pour la réalisation d'un prototype et sa mise à l'eau en juillet à l'occasion du Big Jump for the rivers31.
Cette expérience de « flottaison », depuis la surface, depuis l'entre le ciel et le monde aquatique, ouvrira un déplacement entre la profondeur des eaux, des imaginaires, et la légèreté de l'air... Le (ou la) Poïpoïdrome flottant(e) pourrait aussi flotter dans les ciels, et « juste permettre à l'imagination d'occuper un terrain »32.
Expérimentation de Véronique Lamare, dans le cadre de « Périple pour un (ou une) Poïpoïdrome flottant(e) », Les Géorgiques. Image : Céline Domengie, 2021.
3.2. Terre vivante
L'axe d'expérimentation intitulé Terre Vivante est directement relié à l'élément terre et aux enjeux du monde agricole.
Situation
Le lycée agricole Etienne Restat de Sainte-Livrade (AgroCampus 47) possède une centaine d'hectares dédiés à un usage agricole pour sa mission pédagogique. À partir de l'automne 2021, il met à disposition des Géorgiques une parcelle d'environ deux hectares occupée par une ancienne maison de maître et un rucher école. Il s'agit d'engager en ce lieu une réflexion en action sur le rapport à la terre, cette action s'intitule Terre vivante. À rebours du modèle agricole dominant productiviste et destructeur, cette parcelle ouvrira un espace de pratiques engageant une réflexion profonde sur le lien au vivant.
Le projet Terre vivante est conçu conjointement avec l'association Vagabondes fondée par Frédérique Goussard (inter-médiatrice culturelle et floricultrice) et Suzanne Husky (artiste). tout en partageant le cheminement avec le conseil d'un comité technique. Celui-ci est composé de l'équipe pédagogique d'AgroCampus 47, du service de l'Agriculture du Conseil départemental de Lot-et-Garonne, du Smavlot47, du CEN (Conservatoire des Espèces Naturelles), du réseau semences paysannes et d'agriculteurs. Au fil des visites sur le terrain, des réunions et des échanges s'est dessinée l'idée de créer un jardin dans l'esprit permacole, peut-être un jardin forêt, avec un focus sur la question de la graine et/ou de la semence et la présence des pollinisateurs ; le choix du terme sera affiné en fonction des usages développés.
La première année (automne 2021 - été 2022), des états et outils d'observation seront proposés pour s'éveiller aux présences du lieu par une approche holistique et une attention fine à son histoire, ses organismes et microorganismes, son climat, ses usagers et ses habitants. Des rendez-vous déployés au rythme des quatre saisons développeront le thème « tout est lié » grâce à la présence d'intervenants invités (artistes, scientifiques, etc.).
Ces travaux de perception et d'observation ouvriront un espace de recherche sur la terre, le cycle de la vie dans toutes ses dimensions, en associant une approche à la fois poétique et scientifique.
Séance de repérage avec Frédérique Goussard et Suzanne Husky (association Vagabondes) dans le cadre de « Terre vivante », Les Géorgiques. Image : Céline Domengie, 2021.
3.3. Les ateliers d'otium sur la commune de Paulhiac
L'otium studium est une formule latine qui désigne « le loisir studieux ».
Dans l'Antiquité, l'otium studium était considéré comme la plus noble des activités, celle dédiée à la quête du sens, de la beauté, de la sagesse, à la formation d'un esprit libre et critique. À partir du mot otium, la langue latine a créé la forme nec otium, qui signifie « négation du loisir » et qui a donné en français le terme négoce. Jean-Miguel Pire, dans son ouvrage, Otium : art, éducation, démocratie rappelle que : « Le négoce envahit aujourd'hui nos vies. Converties en « temps de cerveaux disponibles », la rêverie, l'étude, la contemplation gratuite n'ont plus guère de place dans un univers entièrement marchandisé »33.
Sur la commune de Paulhiac, des ateliers d'otium sont proposés aux habitants de tous âges. Le principe repose sur de petites marches accompagnées par un binôme artiste/scientifique, scientifique/habitant ou artiste/habitant. Trois rendez-vous thématiques sont proposés pour chaque saison — chaque rendez-vous est dédoublé, pour être mené sur le temps scolaire de l'école du village et sur le weekend en famille — laquelle s'ouvre ou se clôture par un grand banquet, un moment convivial.
Les thématiques sont choisies au fil des rencontres et des découvertes, les enfants de l'école sont force de proposition. Certaines ne seront évoquées que lors d'une promenade, d'autres appelleront plus d'attention et d'intérêt. La botanique, l'eau ou la place des mots qui nous relient au paysage ont été des thèmes abordés et sont envisagés de façon plus approfondie dans le cadre de promenade ou de temps de recherche dédiés.
Par exemple, le travail sur le lien entre les mots et le paysage est une réponse à la réforme de l'adressage34 dont l'application entrainera sur la commune de Paulhiac la perte d'usage de 70% des toponymes, constat qui a ému nombre d'habitants. Les lieux de vie n'étant plus désignés par des toponymes, mais par des voies et des nombres, c'est non seulement une mémoire qui s'éteint mais aussi un changement de regard sur la campagne qui s'installe, l'imaginaire des vies ancrées dans des lieux disparait au profit de représentations de territoires où tout est circulation.
La réponse apportée dans le cadre des ateliers d'otium est double. D'une part deux promenades accompagnées par des artistes les 14 et 15 août 202135 ont raconté l'étymologie des lieudits pour la première, et interprété des récits et des chants (improvisés ou traditionnels) pour la seconde. D'autre part, une enquête sonore auprès des habitants de la commune est engagée afin recueillir les impressions et imaginaires que leur inspirent leurs propres toponymes.
Les ateliers d'otium dessinent ainsi un terrain de recherche où les habitants sont tout autant écouté que participants. Ils posent les basent d'une recherche contributive située localement.
Atelier d'otium, « Les mots et le paysage », avec Pauline Weidmann, Les Géorgiques. Image : Céline Domengie, 2021.
4.Perspectives
Le ou la chercheuse engagée dans une activité sans atelier, c'est-à-dire hors d'un lieu dédié au travail et à la production artistique, telle que celle proposée par Les Géorgiques, s'engage dans une voie singulière. Ici, l'absence d'atelier ne signifie pas qu'il n'y a pas de lieu de travail, mais un milieu de travail, au sens mésologique du terme, qui encourage des régimes de pratiques et de connaissances où la réciprocité joue un rôle structurant : une place active est donnée à l'altérité, à l'extérieur, à la contingence. Le réel est impliqué dans l'élaboration de la connaissance et des récits. Le déplacement de la recherche et de l'expérimentation depuis les lieux dédiés — qu'il s'agisse des laboratoires académiques ou des ateliers d'artistes — vers des situations immersives et concrètes, soulève trois registres de questions.
En effet, le ou la chercheuse compose avec un contexte : un territoire rural inscrit non seulement dans les problématiques des relations entre la ville et la campagne, mais aussi dans celles des crises que nous traversons. Au sein de cette réalité sociétale, comment mettre en éclairage et en partage les réflexions et actions menée dans les ruralités ? Comment faire réseau, entre territoires, pour faire circuler des expériences et augmenter les forces du monde rural.
Par ailleurs, il ou elle entreprend une pratique de recherche où le travail s'apparente à une activé sans visée productive, comme accomplissement. L'expérimentation fait advenir des présences, des rencontres, des dialogues, qui sont à la fois des engagements existentiels — esthétiques et éthiques — et des principes de connaissance et de savoir. Du point de vue épistémologique, comment ménager les circulations entre mise en sourdine de l'égo et expression d'une subjectivité cognitive agissante qui crée de la connaissance ?
Enfin, en donnant à la vallée du Lot un statut d'actrice, en lui offrant une place et une attention, il ou elle entre dans un rapport dialogique avec le milieu de cette rivière, il ou elle s'inscrit dans un processus de co-structuration qui lie tous les êtres qui l'habitent. Du point de vue mésologique, la question est de savoir comment étudier le milieu en s'y plongeant ? Quelles méthodes de terrain faut-il imaginer pour se remettre à l'écoute des êtres et des choses qui ne parlent pas avec des mots ?
Ces questions ont émergé grâce à la spécificité du « milieu de recherche » des Géorgiques, l'amorce des expérimentations contribuera à explorer des éléments de réponse.
Au cœur d'un « milieu de travail », dans une connexion profonde avec la vallée du Lot, le programme des Géorgiques se situe à la croisée de la recherche action (héritée des sciences sociales), de la recherche création (l'expérimentation artistique comme processus de connaissance) et de la recherche contributive (participation des habitants et du milieu), ce point d'équilibre entre différents héritages méthodologiques sera cultivé pour rester au plus près de la singularité du terrain. En sortant de l'atelier de fabrication, en cultivant des activités dégagées de l'injonction de production, en orientant ces activités vers la qualité de leur accomplissement, vers leurs valeurs et leurs vertus, le socle existentiel du ou de la chercheuse s'en trouve solidifié, la recherche prend tout son sens. Hors de l'atelier, l'activité de plein vent accueille le poétique, le vagabondage imaginaire, elle intègre le temps, la mémoire, les saveurs, les savoirs, le sens des expériences et de l'existence.
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Michel de Certeau, L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1980, p. XLVI. ↩
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Je me réfère ici au travail mené sur la mésologie par Augustin Berque. ↩
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Avec la formule « capitalisme mondial intégré », que l'on peut résumer très succinctement par la manière dont le capitalisme a investi et occupe les imaginaires, je fais référence à la définition proposée par Felix Guattari dans Les trois écologies, Paris, Gallilée, 1989. ↩
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Les auteurs se réfèrent à https://transitionnetwork.org fondé par Bob Hopkins ↩
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Bernard Stiegler (dir.), Bifurquer, Les liens qui libèrent, 2020, p. 81-82. ↩
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Voir leur ouvrage commun : Le sacrifice des paysans, une catastrophe sociale et anthropologique, Paris, L'Échappée, 2016. ↩
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Frédéric Boyer, Le souci de la terre, Paris, Gallimard, 2019. ↩
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Ibid., p.275. ↩
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Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, La Découverte, 1996, p. 281. ↩
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Ce type de désœuvrement évoque aussi la tradition yogique dans sa manière de poser le renoncement aux fruits des œuvres comme un des piliers de sa spiritualité et de son mode de connaissance par la présence. ↩
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Le « tout-mode » est un terme forgé par Édouard Glissant, écrivain, poète et philosophe martiniquais. Il désigne la coprésence nouvelle des êtres et des choses, l'état de mondialité dans lequel règne la Relation. ↩
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La mésologie étudie les milieux à la différence de l'écologie qui s'intéresse à l'environnement dans une approche plus généraliste et plus abstraite. ↩
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René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Garnier-Flammarion, 2008, p38-39. ↩
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Ce « nous » désigne à la fois l'être humain, la chercheuse et l'artiste expérimentatrice que je suis et qui est engagée dans cette expérimentation, ces différentes facettes de ma personne sont indissociables. ↩
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Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, P.41 ↩
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Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p.75. ↩
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Je fais ici référence avec le terme d'attention aux travaux menés par Yves Citton. ↩
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Joëlle Zask, Outdoor art. La sculpture et ses lieux, Paris, La Découverte, 2013. ↩
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https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/une-recherche-de-plein-vent/ ↩
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Christiane Vollaire, Pour une philosophie de terrain, Grâne, Créaphis éditions, 2017. ↩
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Ibid. p15. ↩
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Augustin Berque, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2014, p.14. ↩
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Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants, Bruxelles, Archives Lebeer Hossmann, 1998, p. 212. ↩
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Hervé Covès, Vivre ensemble, notre monde truffé d'amour, Brive-la-Gaillarde, Les Monédières, 2016, p.72. ↩
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Robert Filliou, Enseigner et apprendre, arts vivants, Bruxelles, Archives Lebeer Hossmann, 1998, p. 212-213. ↩
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Claire Jacquet est directrice du Frac Nouvelle-Aquitaine Méca. Cette institution possède un ensemble conséquent de pièces de Robert Filliou. ↩
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Pierre Tilman est l'auteur de Robert Filliou, nationalité poète, Dijon, Les presses du réel, 2015. ↩
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Montagne froide, et en particulier Valentine Verhaeghe, a conduit une recherche sur les archives Robert Filliou et a mis en œuvre Poïpoïdrome (eminently realizable building) à la Maison de l'Architecture de Franche-Comté du 17 au 31 janvier 2020. ↩
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Groupe, provisoirement intitulé « Conseil extraordinaire à la flottabilité relative », est constitué d'artistes : Marie Delvigne, Véronique Lamare, Guillaume Loiseau, Montagne Froide, Aurélia Zahedi ; de Susana Velasco, architecte ; de Damien Airault, critique d'art ; de Claire Azéma, maitresse de conférence en Design à l'Université Bordeaux Montaigne, Christian Malaurie chercheur et enseignant l'Université Bordeaux Montaigne ; d'une étudiante et d'une doctorante : Johanna de Azevedo et Anna Consoni, ainsi que de l'association Lot'envi, du Smavlot47, de pêcheurs et d'habitants. D'autres experts viendront augmenter le groupe au fur et à mesure du processus, comme un architecte naval et un conseiller technique. ↩
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Le Big jump for the rivers est un événement européen dédié à la sensibilisation des populations aux rivières vivantes. Cette initiative est portée par Roberto Epple et l'association ERN https://www.ern.org/en/. ↩
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POÏ POÏ & POÏPOÏDROME (Robert Filliou -- Joachim Pfeufer), Joachim Pfeufer an interview with Michel Collet, Michel Collet, Nantes, 2018. Film numérique couleur. Langue anglaise, quelques sous-titres. Durée 24'25''. © Montagne Froide. ↩
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Jean-Miguel Pire, Otium : art, éducation, démocratie, Arles, Actes sud, 2020. ↩
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La réforme de l'adressage a pour objet la normalisation des adresses sur l'ensemble du territoire français dont l'effet le plus apparent est le remplacement des lieudits le nom d'une voie (route, rue, chemin, impasse, place, etc.), un numéro de localisation souvent défini par un rapport de distance. ↩
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Ces promenades son documentées sous forme de vidéo à consulter sur le site : http://les-georgiques.com/. ↩