La dialectique du « design du peu » et la critique du naturalisme
Jérémie Elalouf

Jérémie Elalouf est maître de conférences stagiaire à l'Institut Couleur Image Design (ISCID) de l'Université Jean Jaurès (Toulouse II). Sa thèse de doctorat, réalisée sous la direction de M. Pierre-Damien Huyghe à l'Université Paris I est intitulée Art, schématisme et conceptions du monde. Le problème de la perspective. Philippe Descola, Erwin Panofsky, Ernst Cassirer, Robert Klein. Elle est consacrée au problème qu'a constitué la perspective dans l'histoire de l'art du XXe siècle, aux débats et aux controverses que ce problème a engendrés, et aux enjeux philosophiques qui lui sont sous-jacents. Pour donner suite à cette recherche, qui a notamment permis de mettre en évidence les difficultés inhérentes au rapport entre art et naturalisme, Jérémie Elalouf s'intéresse à présent au rôle joué par le modèle de la nature dans l'histoire des arts et du design, au XIXe et au XXe siècle.

Résumé
L'expression de « design du peu » peut être comprise d'au moins deux manières différentes : soit comme un design qui se propose de faire moins que ce qui est attendu ou requis, soit comme un design qui s'intéresse particulièrement à des objets de peu de valeur. Au travers d'une analyse comparée des démarches de Otl Aicher et de Andrea Branzi, cet article se propose de montrer le rôle que jouent ces deux orientations dans leurs théories respectives du design. L'objectif de ce rapprochement est de mettre en tension les différentes conceptions du monde impliquées par le « design du peu » et plus particulièrement de les situer par rapport au naturalisme.

Abstract
The term "design du peu" can be understood in at least two different ways: either as a design which aims to do less than what is expected or required, or as a design which is focused on objects of little value. This paper compares the works of Otl Aicher and Andrea Branzi in order to clarify the significance of these two orientations in their respective theories of design. The goal of this approach is to contrast the various worldviews implied by the "design du peu" and more precisely to relate them to naturalism.

_

Du fait de la polysémie du terme « peu », l'expression « design du peu » est susceptible d'au moins deux interprétations. Cet adverbe peut en effet être utilisé soit pour indiquer une quantité, comme lorsqu'on dit que l'on a « peu d'informations », soit pour apporter une indication de degré comme lorsque l'on parle d'une chose de « peu d'intérêt ». Selon le sens qui est privilégié, l'interprétation du « design du peu » se transforme : il s'agit soit d'un design qui privilégie une approche quantitative, soit d'un design qui privilégie une approche qualitative. Toutefois, notre hypothèse est que malgré cette opposition, des passages et des articulations entre ces deux approches sont possibles. Pour le montrer, nous commencerons par analyser les différentes logiques impliquées par le « design du peu », et leurs mouvements respectifs. Nous nous appuierons pour cela sur le travail de Philippe Descola : la définition qu'il propose de l'ontologie « naturaliste » nous paraît à même d'éclairer les oppositions intrinsèques au « design du peu », autant dans son orientation quantitative que qualitative. Nous nous intéresserons ensuite à la démarche de deux designers, Otl Aicher et Andrea Branzi, en essayant de situer leurs démarches par rapport aux enjeux des deux conceptions du « design du peu » que nous avons identifiés. Nous nous appuierons pour ce faire sur une lecture croisée de deux livres : Le monde comme projet1 et les Nouvelles de la métropole froide2. Ces deux ouvrages, parus tous deux en 1992, présentent des conceptions du design on ne peut plus opposées. Le livre d'Otl Aicher défend un design centré sur la technique, qui tente de faire l'économie de toute dimension symbolique dans l'objet ; tandis que le livre d'Andrea Branzi plaide pour un design où le symbole et le signe jouent un rôle central. Nous tenterons toutefois de montrer qu'en analysant ces deux démarches comme relevant de conceptions différentes du « design du peu », il est possible d'y repérer un mouvement de pensée comparable.

1. Ce que le « peu » implique

Qu'il soit pris dans son sens quantitatif ou dans son sens qualitatif3, l'adverbe « peu » implique toujours une restriction, et donc quelque chose de négatif. Or, à moins de défendre un point de vue purement nihiliste, il faut qu'une chose négative ait, d'un certain point de vue, une valeur positive pour qu'elle puisse être recherchée pour elle-même. C'est la raison pour laquelle le « design du peu » implique une dialectique : il suppose à la fois un changement de point de vue et une transformation de la négativité en positivité. Or, pour qu'une telle dialectique soit possible, il doit exister une différence entre l'être et l'apparaître. Il faut en effet pouvoir différencier ce qui apparaît comme négatif ou comme positif pour un sujet, mais qui ne l'est pas en tant que tel. En d'autres termes, il doit y avoir une distinction entre ce qui est subjectif (l'apparaître) et ce qui est objectif (l'être en tant qu'être). De sorte que le « peu », parce qu'il induit une dialectique, induit aussi la distinction entre le sujet et l'objet et donc la possibilité de définir et de distinguer ce qui relève de l'objectivité et ce qui relève de la subjectivité.

Si l'on se réfère à la terminologie proposée par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture, une telle opposition relève d'une ontologie, ou d'une conception du monde naturaliste, en ce qu'elle suppose « une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leur intériorité4 », c'est-à-dire une opposition entre la cohérence du monde physique et l'autonomie de la subjectivité. La thèse générale de Philippe Descola est qu'il existe quatre grandes ontologies (l'animisme, le totémisme, l'analogisme et le naturalisme) qui se distinguent par la manière dont la relation entre physicalité et intériorité y est conçue5. L'une des particularités de son approche est que, bien qu'il emploie le terme d'ontologie, les conceptions du monde ne sont pas pour lui d'abord liées au discours. Ce sont plutôt des habitus, ou des schèmes inconscients, qui prédéterminent les inférences que nous sommes capables de faire par rapport aux autres existants6. Ces schèmes peuvent devenir conscients et être verbalisés dans certains cas, notamment dans les mythes ou dans la pensée philosophique. Philippe Descola estime ainsi que si l'animisme « est bien représenté par l'ontologie inuit7 », le naturalisme est quant à lui bien représenté par « la philosophie kantienne8 ». Mais, dans la plupart des cas, les schèmes ontologiques sont efficients sans être verbalisés : ce sont des savoirs impliqués par des activités. C'est pourquoi le travail de Philippe Descola nous paraît pertinent pour réfléchir sur le design : il permet d'analyser des conceptions du monde inhérentes à des pratiques9, pratiques qui peuvent ou non donner lieu à un discours tentant de rendre compte de l'ontologie intrinsèque qui les sous-tend. Notre hypothèse est donc que les pratiques liées au « design du peu » impliquent des enjeux ontologiques, enjeux qui parfois se formulent de manières explicites, comme nous voudrions le montrer au travers de l'analyse des écrits d'Otl Aicher et d'Andrea Branzi. Mais il nous faut commencer par nous demander si ces enjeux ontologiques sont les mêmes selon que l'on se fonde sur une interprétation quantitative ou qualitative du « peu ».

1.1 La morale de la soustraction

Si l'on privilégie une interprétation quantitative, le « design du peu » sera un design qui tentera de minimiser les quantités impliquées dans la conception et la réalisation d'un objet, par exemple en employant moins de matériaux, moins d'énergie, moins de travail humain, etc. Un tel design a donc pour principe d'économiser une dépense. La manière la plus courante de valoriser une telle soustraction est d'ailleurs économique : minimiser l'investissement permet de maximiser la plus-value. Mais, une telle économie peut dans certains cas être aussi investie d'une valeur morale : faire moins, dans ce cas, devient un bien. Une telle attitude a connu de très nombreux défenseurs dans l'histoire du design. Pour n'en citer que deux, les positions d'Adolf Loos et de Victor Papanek nous paraissent particulièrement représentatives. Dans « Ornement et crime10 », Adolf Loos pense l'ornement comme un travail superflu, et le fait de pouvoir se passer d'un tel travail est pour lui le signe d'une haute valeur morale. Ainsi, si l'époque moderne n'est « pas en état de produire un nouvel ornement11 », c'est « cela même qui fait sa grandeur12 ». Pour Victor Papanek, la responsabilité morale du designer consiste dans le fait de prendre en compte l'ensemble des conséquences environnementales des objets qu'il conçoit, ce qui implique une économie de moyens rigoureuse. Dans Design pour un monde réel13, il critique ainsi la stylisation, de son point de vue amorale, des objets dans la société de consommation. Il mentionne notamment « le crayon à bille au sommet duquel s'élève une imitation d'orchidée en polyéthylène entourée de fausses fanes de carottes en styrène14 » qui est pour lui « une perversion criarde15 ». Bien que ces deux designers aient incontestablement des points de vue très différents, notamment sur les questions sociales, ils partagent ainsi tous deux une démarche soustractive qui permet d'associer une économie quantitative à une valeur morale.

Deux présupposés sont inhérents à une telle démarche. Le premier est qu'il doit être possible de différencier dans la conception d'un objet ce qui est superflu de ce qui ne l'est pas. Ceci suppose que les opérations techniques obéissent à des nécessités suffisamment stables pour qu'il soit possible d'émettre un tel jugement. En d'autres termes, la soustraction doit se fonder sur des nécessités objectives. Le second présupposé est qu'il doit être possible de produire un objet qui n'ait pas de nécessités objectives. Car, si cela n'était pas possible, le fait de produire un objet conforme aux nécessités objectives ne serait pas un choix, et ne pourrait donc pas avoir de dimension morale. Le sujet doit donc avoir une certaine liberté par rapport aux normes objectives. Nous retrouvons ainsi les deux composantes déterminantes de l'ontologie naturaliste : la continuité et la cohérence du monde physique et l'autonomie du sujet.

1.2 La morale des rebuts

Lorsque le « peu » est compris comme l'indication d'une qualité, le « design du peu » se fonde sur un parti pris pour des objets de moindre valeur, des objets considérés comme secondaires, ordinaires ou quelconques. Dans ce cas, la dimension morale ne réside pas dans une transformation de la quantité en qualité, mais bien plutôt en une inversion des valeurs. Car s'intéresser à un objet secondaire implique que cet objet n'a pas de valeur d'un certain point de vue, mais peut en avoir une très grande d'un autre. Le « design du peu » suppose ainsi que le référentiel des valeurs a quelque chose de faux, induisant donc une critique de la culture. Ce parti pris a lui aussi été défendu par de très nombreux designers. Pour n'en citer à nouveau que deux, Rem Koolhaas et Gilles Clément nous paraissent très représentatifs d'une telle attitude. Dans Junkspace16, par exemple, Rem Koolhaas entreprend une description satyrique de l'espace aseptisé de la consommation où cohabitent tous les restes de la culture transformés en kitsch. Mais, l'argument du texte est que cet espace constitue en fait la réalité contemporaine la plus importante. C'est pourquoi si le junkspace peut passer pour un symptôme négligeable, il est en fait « l'essence de ce qui compte17 ». Gilles Clément, quant à lui, ne s'intéresse pas à la consommation, mais plutôt aux espaces marginaux et résiduels. Dans son Manifeste du Tiers paysage18, il avance que la caractéristique de ces espaces est d'être des refuges pour la diversité biologique, diversité qui n'a pas sa place dans les aménagements humains. De la même manière que le tiers état avait dans l'ancien régime une importance économique fondamentale, le tiers paysage a une importance écologique fondamentale, bien que cette importance ne soit pas reconnue comme telle. Pour Gilles Clément, il s'agit donc de s'intéresser « aux délaissés non pour les faire disparaître, mais pour les valoriser19 ».

Cette seconde acceptation du « design du peu » repose également sur une ontologie implicite. Elle suppose en effet que la hiérarchie des valeurs dans une société puisse être fausse, sans quoi il ne pourrait être désirable de vouloir la transformer et la contester. La culture est donc considérée comme pouvant ne pas avoir de nécessité intrinsèque. Or, dans notre tradition de pensée, les catégories de nature et de culture sont indissociables. La culture, parce qu'elle n'a pas de nécessité propre, est mise sur le même plan que la subjectivité, et opposée à la nature. Comme le remarque Philippe Descola, ce que nous désignons du terme de culture recouvre « tout ce qui, dans l'homme et ses réalisations, se démarque de la nature et en tire un sens20 ». L'absence de nécessités de la culture suppose donc la stabilité des lois de la nature, c'est-à-dire un ensemble cohérent de nécessités qui peuvent servir de point de référence. Les deux acceptations du « design du peu » que nous avons identifiées relèvent donc bien d'une conception naturaliste du monde. Seulement, l'une prend pour point de départ les nécessités du monde physique tandis que l'autre part du caractère arbitraire de la culture. On peut donc dire que la dualité entre ces deux conceptions du « design du peu » correspond au dualisme du naturalisme lui-même.

1.3 Le mouvement critique du « design du peu »

Dans la mesure où le « design du peu » induit une dialectique, les deux orientations que nous avons identifiées ne sont pas figées : elles peuvent se renverser l'une dans l'autre, et elles peuvent même aboutir à une critique de leur propre fondement ontologique. Du point de vue quantitatif en effet, si l'on estime qu'un objet a été conçu sans prise en considération des nécessités objectives, cela implique qu'une culture où cet objet a de la valeur a elle-même quelque chose de faux. On peut ainsi passer de l'interprétation quantitative à l'interprétation qualitative du « design du peu ». Mais il est également possible d'opérer un passage dans l'autre sens. En effet, si l'on prend comme point de départ la critique des valeurs, on présuppose que les objets qui n'ont pas de place dans la culture sont plus proches de la nature, ou plus conformes aux nécessités du monde objectif. Le travail de Victor Papanek illustre bien la porosité qui existe entre les deux acceptations du « design du peu » : il propose à la fois une critique très forte des valeurs du consumérisme et s'intéresse à des objets très modestes, à la fois dans leur forme et dans leur fonctionnement. La Tin-Can radio21 est certainement l'un des objets les plus emblématiques d'une telle démarche. Mais, si un tel passage entre les deux orientations du « design du peu » est possible, il n'a rien d'automatique. Le travail de Rem Koolhaas l'illustre bien : son intérêt pour le junkspace et les centres commerciaux s'accompagne plutôt d'une démesure architecturale que d'une économie de moyens.

Lorsqu'elle est poussée suffisamment loin, la dialectique induite par le « design du peu » aboutit à une remise en cause de ces propres présupposés ontologiques, c'est-à-dire à une remise en cause du naturalisme. Car, s'il est possible de critiquer la culture, ce ne peut-être qu'en raison de son inadéquation à la nature. Critiquer la culture revient ainsi à critiquer la distinction entre nature et culture elle-même, c'est-à-dire à remettre en cause l'opposition fondamentale du naturalisme. Une telle remise en cause nous paraît être à l'œuvre dans les écrits d'Otl Aicher et d'Andrea Branzi, comme nous voudrions le montrer par la suite. Cependant, la critique du naturalisme qui est ainsi développée est fondamentalement ambivalente, car elle suppose toujours comme point de départ les distinctions ontologiques propres à cette ontologie. Si un tel mouvement de pensée peut paraître paradoxal, il n'en est pas moins pour Philippe Descola constitutif du naturalisme. Il estime en effet que ce dernier a la « caractéristique originale de sécréter sans cesse des points de vue hétérodoxes remettant en question les distinctions qu'il trace entre la singularité de l'intériorité humaine et l'universalité des déterminations matérielles prêtées aux existants22 ». La critique du naturalisme est ainsi une possibilité interne de cette ontologie et elle participe de son dynamisme. C'est la raison pour laquelle le mouvement critique induit par le « design du peu » peut aboutir à une remise en cause de ses propres fondements ontologiques.

2. Par-delà l'aliénation aux symboles

Pour illustrer le mouvement de pensée que peut induire le « design du peu », nous allons maintenant nous intéresser à la démarche d'Otl Aicher, designer allemand qui a surtout travaillé dans le domaine du design graphique et de l'identité visuelle. Il a notamment conçu l'identité de la compagnie aérienne Lufthansa et la communication visuelle des Jeux olympiques de Munich de 1972. Il a aussi participé à la fondation de la Hochschule für Gelstatung d'Ulm, où il a enseigné de 1953 à 1968. Les deux conceptions du « design du peu » que nous avons identifiées jouent un rôle dans la pensée d'Otl Aicher. Mais, son rapport à la technique le situe plutôt du côté d'une approche quantitative : il plaide en effet pour un design qui soit fondé sur une approche empirique et objective qui élimine autant que possible toute dimension signifiante et tout pathos.

2.1 Une éthique empiriste

Le parti pris de la démarche d'Otl Aicher est fondamentalement empiriste : il part du postulat que toute connaissance doit se fonder sur l'expérience. Or, ce positionnement a pour Otl Aicher une dimension éthique, car une connaissance qui se fonde sur l'expérience est vérifiable par chacun et ne dépend d'aucune autorité. L'expérience historique d'Otl Aicher a très certainement joué un rôle dans le choix de son parti pris. Il était en effet adolescent pendant la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il fut contraint de participer à l'effort de guerre allemand23. La connaissance empirique, qui est de son point de vue fondamentalement non autoritaire, est donc aussi une connaissance non fasciste. Le poids de cette expérience historique est sensible dans le texte « renoncer au symbole24 », qui commence par une évocation des camps de concentration et une réflexion sur le devoir de mémoire. Dans cet article, Otl Aicher définit de manière assez personnelle, la notion de symbole. Pour lui, le symbole se caractérise par son absence de référent. Ceci implique que, d'un point de vue empiriste, le symbole a toujours une dimension autoritaire, car il échappe à toute possibilité de vérification, il est un « savoir au-delà de la rationalité25 ». Comme exemple de symbole, Otl Aicher choisit ainsi un des « grands hommes » de l'histoire politique allemande : Bismarck. Si un tel représentant « de la politique de la terreur26 » peut encore être célébré en Allemagne, c'est parce qu'il est devenu un symbole et que ses actes historiques concrets sont « dissimulés derrière sa stature27 ». Le symbole est ainsi ce qui détourne de tout questionnement concret sur le réel et permet tous les mensonges et les falsifications politiques. Il y a pour Otl Aicher un « culte des symboles » particulièrement fort en Allemagne, culte qui a été une des conditions de possibilité du Nazisme. Mais, plus généralement, le symbole entraine une perte de contact avec le réel. Parce qu'il est dissocié de toute expérience empirique, le symbole induit un détachement du monde, il « fait perdre la relation aux choses et aux objets, la compréhension des causes et des effets28 ». Otl Aicher associe donc le symbole à une forme de « folie », au sens où il induit une perte du principe de réalité. Dans un monde dominé par les symboles, « rien n'existe plus en soi29 ».

Pour Otl Aicher, il faut donc parvenir à penser un design entièrement fondé sur une démarche empirique, et qui puisse faire l'économie de toute dimension symbolique. Dans « le troisième mouvement moderne 30», il rapporte une anecdote qui illustre bien la spécificité de son parti pris. En 1950, Walter Gropius et Otl Aicher passèrent à Boston une soirée à discuter du travail d'un des collaborateurs de Gropius, Konrad Wachsmann. La question était de savoir si l'invention d'un système de fixation était un travail ayant une valeur architecturale. Gropius, plus intéressé par l'esthétique que par les procédés techniques, avançait que « l'architecture devait tendre vers un concept général et ne pas dégénérer en serrure31 ». Otl Aicher au contraire, défendait l'idée qu'une invention technique ingénieuse est plus importante qu'un concept, car c'est là que se manifeste une vraie compréhension du réel. L'attitude de Gropius représente pour Otl Aicher la limite intrinsèque du modernisme. Le mouvement moderne s'est en effet appuyé sur les inventions et les pratiques des ingénieurs du XIXe, inventions qui se fondaient sur une réflexion rationnelle sur les matériaux et les procédés techniques. Mais il a détourné ces inventions de leurs fins pour produire un style formel. Le modernisme n'a été en fin de compte qu'« un cubisme appliqué, un purisme et un néoplasticisme appliqué, un suprématisme appliqué32 ». Ainsi, il est impossible de dormir dans un lit de Mies van der Rohe, puisqu'il ne s'agit que d'un « pur objet esthétique33 », c'est-à-dire d'un objet dissocié de toute réflexion empirique. Pour Otl Aicher, le véritable design suppose une tout autre attitude. Il ne part pas de la forme, mais de procédés, et il ne cherche pas à contraindre ces procédés pour qu'ils fassent image. Le design consiste à développer une qualité technique, en tirant le meilleur profit possible des moyens et des matériaux disponibles. Charles Eames et Norman Foster sont pour Otl Aicher des représentants exemplaires d'une telle attitude : leurs démarches s'appuient sur des connaissances techniques très approfondies plutôt que sur une idéologie de la forme. De tels travaux ne comportent aucune expression symbolique, il ne s'y « exprime aucun esprit du temps, aucune universalité du sens, on se trouve devant une des meilleures solutions apportées à un problème pratique34 ».

2.2 De la critique de la culture à la critique de l'état

Si la critique du symbole permet à Otl Aicher d'articuler un parti pris soustractif et un positionnement éthique, elle induit aussi d'une critique de la culture et de ses normes. Cette critique est avant tout une critique de l'art et du rapport au monde que l'art induit. Pour Otl Aicher, l'art est en effet toujours symbolique, dans la mesure où il fonctionne sur une association arbitraire entre des formes et des significations. Vassily Kandinsky, par exemple, élabore son vocabulaire plastique autour de l'idée que « l'horizontale est froide, la verticale chaude35 ». Pour Otl Aicher, une telle affirmation est vide, du fait de sa généralité. Pourquoi ce rapport signifiant serait-il toujours valable, pourquoi « une horizontale ne pourrait-elle être chaude également36 » ? Puisqu'il fige de manière conventionnelle des rapports entre les formes et le sens, l'art est, du point d'Otl Aicher, une activité autoréférentielle sans contenu, c'est-à-dire une activité aliénante. Toutefois, ce dernier distingue les images et les signes des symboles. Contrairement aux symboles, images et signes ont un référent. Ils sont donc liés à des objets concrets du monde physique auxquels il est possible de les comparer. De sorte qu'images et signes ne sont pas dissociés de l'expérience comme le symbole. La critique de l'art développée par Otl Aicher n'est donc pas une critique de la représentation. Elle repose bien plutôt sur le fait qu'à l'époque moderne, l'art a cessé de reposer sur la représentation pour devenir un art « esthétique37 », c'est-à-dire symbolique et autoréférentiel. Du fait de cet abandon de la représentation, l'art « se tourne vers le domaine véritable de l'irrationnel38 ».

Parce que l'art est symbolique, Otl Aicher estime qu'il est une composante essentielle de toute politique réactionnaire. Les pouvoirs autoritaires, puisque leur politique est fondée sur un volontarisme sans contenu, ont besoin d'une démonstration symbolique de leur puissance. Pour Otl Aicher, l'intérêt pour l'art coïncide ainsi historiquement avec les pouvoirs d'états les plus despotiques. Le fait que dans la société contemporaine « on construit des musées comme jamais auparavant39 » est de son point de vue le signe de la véritable nature du pouvoir dans les démocraties libérales. Mais l'art ne sert pas seulement le pouvoir d'État, il sert aussi l'économie de marché. En donnant aux marchandises une valeur esthétique, il permet d'en accélérer le renouvellement, puisque la mode d'un style change plus vite que la valeur d'usage. De ce point de vue, l'art est indispensable au fonctionnement de l'industrie. Pour Otl Aicher, les conséquences de cette surproduction sont catastrophiques : elle entraine une destruction des écosystèmes et « une pollution irréversible de l'environnement40 », qui menace à terme la survie même de l'humanité. Mais, notre attachement aux symboles nous enferme dans le monde onirique de la consommation esthétique et nous rend incapables d'agir.

Otl Aicher estime que dans le contexte où il écrit, l'universalité des symboles domine très largement l'intelligence technique. De son point de vue, un tel état de fait est rendu possible par la situation du travail dans le monde contemporain. Du fait des progrès de l'automation, la très grande majorité du travail salarié n'implique pas de manipuler des choses concrètes, mais « de faire fonctionner un ordinateur41 ». Otl Aicher s'intéresse de près aux ordinateurs et à leurs technologies, mais il estime que leur utilisation dans le travail contemporain consiste en une manipulation d'informations qui devient sa propre fin et qui permet d'éviter la confrontation avec le réel. Les sujets sont donc privés de toutes véritables expériences empiriques, et par là ils sont privés de leur capacité d'autodétermination. Ils ne peuvent rien faire par eux-mêmes, si ce n'est prendre des décisions dont ils n'ont pas les moyens de comprendre les implications concrètes. Une telle forme d'aliénation est pour Otl Aicher concomitante d'une forme d'organisation de l'État. De son point de vue, la logique de l'État est en effet fondamentalement symbolique et abstraite : le développement de l'administration tend à transformer toutes les activités en des fonctions génériques qui peuvent être exercées de manière indifférente par des cadres. Cette « dictature de la bureaucratie42 » produit une société uniforme et stéréotypée où l'expérience devient impossible. Dans une telle situation « l'empire de la liberté est toujours davantage réduit à l'empire de l'esthétique43 », et c'est pourquoi le pouvoir moderne a irrésistiblement besoin d'art. Le design, parce qu'il suppose une attention à la dimension contingente de la technique, s'oppose donc à l'aliénation du pouvoir d'État, et plus généralement à l'aliénation de toutes les logiques universelles.

2.3 Le problème de l'universalité

Essayons maintenant de resituer la pensée d'Otl Aicher par rapport aux différentes tendances inhérentes au « design du peu ». Premièrement, l'orientation quantitative : Otl Aicher critique le symbole, car il est contraire aux nécessités propres à la technique. Les solutions techniques ingénieuses relèvent toujours d'une économie de moyens et d'une optimisation des dépenses en énergie et en matériaux. C'est pourquoi l'économie consumériste menace de détruire l'environnement : puisqu'elle est basée sur le symbole, elle est contraire aux nécessités du monde physique. Deuxièmement, l'orientation qualitative : Otl Aicher oppose le design à la culture, et en particulier à l'art, qui fonctionne pour lui de manière symbolique. Cette critique de la culture aboutit à une critique du travail et du rôle de l'État dans la société contemporaine, tous deux favorisant un rapport au monde abstrait au détriment de l'expérience concrète. Troisièmement, la critique du naturalisme. La pensée d'Otl Aicher se fonde sur des catégories naturalistes, la cohérence du monde physique et l'autonomie du sujet, mais elle aboutit finalement à leur remise en cause. La critique de l'universalité implique en effet l'abandon d'un partage aussi catégorique que celui entre objectivité et subjectivité, partage qu'il est impossible de fonder du strict point de vue de l'expérience. Mais, c'est précisément à ce niveau qu'il y a une contradiction interne dans la pensée d'Otl Aicher. Car la critique du symbole qu'il développe est impossible d'un strict point de vue empirique. Le symbole, tel qu'il est défini par Otl Aicher, est en effet ce qui est extérieur à l'expérience, et l'on ne peut donc le critiquer que comme une catégorie abstraite. De sorte que finalement, la critique du symbole elle-même présuppose l'universalité.

3. La métropole sans unité

Si Otl Aicher, du fait de son parti pris pour la technique est plutôt un représentant d'une conception quantitative du « design du peu », Andrea Branzi en revanche est plutôt un représentant de la seconde. Son point de départ est en effet le parti pris pour des objets secondaires et la critique de la culture. Andrea Branzi est un designer italien, dont l'activité se situe à l'intersection de plusieurs disciplines : le design d'objet, l'architecture, l'urbanisme. Il a fondé notamment le groupe Archizoom et a participé au groupe Memphis, fondé par Ettore Sottsass. Il a également été directeur de la revue Modo et participé à la création de la Domus Académy à Milan. Le parti pris d'Andrea Branzi est on ne peut plus opposé à celui d'Otl Aicher : il privilégie la dimension symbolique et suggestive des objets par rapport aux nécessités techniques.

3.1 La crise de l'objectivité

Le geste fondamental de la démarche d'Andrea Branzi est de partir des objets mobiliers pour élaborer sa conception du design. Ce geste répond pour lui à une nécessité historique. De son point de vue, l'industrialisation a provoqué une transformation anthropologique transférant aux objets le rôle autrefois dévolu à l'architecture. Avant la révolution industrielle, c'était en effet l'architecture qui constituait le monde symbolique des sujets, qui « produisait et contrôlait dans sa totalité le système des signes de référence du territoire et du cadre de vie44 ». L'industrie a complètement transformé cet état de fait : les objets se sont mis à se multiplier de manière exponentielle et à envahir aussi bien l'espace urbain que l'espace domestique. Ils sont petit à petit devenus les acteurs premiers de l'environnement humain : ce sont eux à présent qui fournissent les signes sociaux de référence. N'importe quel espace peut devenir habitable, pour peu qu'il soit investi par un nombre suffisant d'objets créant un sentiment de familiarité et assurant les prestations de services indispensables à la vie quotidienne. Le cadre de vie n'est donc plus tellement transformé par les projets d'architecture et d'urbanisme que par « le renouvellement du parc des objets et des marchandises qui améliorent l'habitabilité des lieux45 ». Pour agir effectivement sur le cadre de vie, il n'est donc plus possible de partir de l'architecture, il faut partir de l'objet mobilier, bien que celui-ci soit dans notre culture moins valorisé que l'architecture. Pour Andrea Branzi, le design est la discipline la plus à même de traiter les enjeux du monde contemporain, car il part de « l'infiniment petit46 » et qu'il « n'a pas peur de se salir les mains aux échelons les plus bas du projet47 ». Andrea Branzi se fonde donc bien sur une critique des valeurs : ce qui est considéré comme ayant une importance moindre a en fait une importance supérieure.

Cependant, bien que les objets soient amenés à jouer un rôle fondamental dans l'environnement moderne, les transformations technologiques induisent aussi une crise de l'objectivité. Pour Andrea Branzi, le développement des technologies électroniques et informatiques induit en effet une perte de stabilité des objets. Contrairement à la technique classique, la technologie électronique ne peut être appréhendée de manière visuelle. Même pour un observateur peu compétent, il est possible de saisir intuitivement le fonctionnement d'un objet mécanique, alors que « la dynamique profonde, énergétique, du système électronique48 » est plus mystérieuse. Pour Andrea Branzi, les objets électroniques sont, du fait de cette opacité, plus proches du vivant que de la machine, et ils ont par conséquent tendance à être interprétés comme « un prolongement de [notre] propre organisme49 ». Sur ce point, Andrea Branzi est très certainement influencé par la pensée cybernétique, qui postule également la possibilité d'une indifférenciation entre les systèmes électroniques à feed-back et les organismes vivants50. Les arguments qu'il développe concernant la société post-industrielle suggèrent en effet que tout tend à y devenir de l'information, y compris les objets. Andrea Branzi considère ainsi que la miniaturisation transforme les objets en « en boîtes vides auxquelles les gens ne parviennent pas à se faire51 », boîtes qui ne semblent plus contenir que de l'information. De la même manière, il estime que les matériaux issus des nouvelles technologies industrielles peuvent être paramétrés et combinés de manière extrêmement souple et qu'ils tendent donc à se comporter de manière aussi plastique que l'information. Ils ne sont plus des formes ayant une identité bien définie, ils sont bien plutôt « un écran sur lequel nous devons projeter une identité possible52 ».

La conséquence de tout cela est donc qu'il n'est plus possible, comme dans le design moderne, de fonder le design sur les nécessités du monde physique, car celui-ci ne se distingue plus absolument de l'information. Une telle indistinction rend le réel plus confus et plus opaque, il devient comme « un liquide amniotique plein d'informations53 ». Dans cet espace indistinct, le corps perd toute limite stable, l'homme « souffre d'être continuellement traversé par de l'information54 » et il ne peut répondre à cette violation de lui-même que par la violence, « seul acte qui lui permette de réaffirmer son unicité et son unité55 ». Puisqu'il n'y a plus d'objet clairement identifiable, la subjectivité elle-même tend à se dissoudre. De même qu'il y a pour Otl Aicher une « folie » du symbole, il y a pour Andrea Branzi une « folie » propre aux technologies contemporaines, « folie » auquel le design doit tenter d'offrir une autre issue que la violence. Pour cela, le design doit poser des limites. Et puisque ces limites n'ont pas de nécessité objectives intrinsèques, il s'agit en fait de voiles ou d'écrans, c'est-à-dire d'espaces fictifs propre à la représentation. De sorte que les enjeux de la production des objets industriels « se développent entièrement sur le territoire de l'imaginaire56 ». Le rôle du designer est donc de proposer de nouvelles fictions permettant de rendre le réel habitable. Il doit donner une identité à l'objet qui nous permette d'en accepter sa présence. Plutôt que comme un intrus qui viole notre intimité, l'objet doit apparaître comme un compagnon, comme un être avec lequel il est possible de développer une familiarité. Le design présuppose donc « une forme d'animisme57 » : il doit penser la présence des objets comme un collectif « de lutins domestiques [...] qui travaillent pour nous, nous racontent des histoires, nous tiennent compagnie58 ». Mais, la position d'Andrea Branzi n'est pas un « retour » à une pensée animiste. D'une part, il s'inspire d'une théorie scientifique, la cybernétique, d'autre part, c'est la nécessité de la réaffirmation d'un des fondements du naturalisme, la différence du sujet et de l'objet, qui l'amène à une position qui excède un naturalisme strict.

3.2 Les signes comme multiplicité

Andrea Branzi part d'une conception du symbole radicalement différente de celle d'Otl Aicher. Alors que pour ce dernier, le symbole est synonyme d'unité et d'universalité, Andrea Branzi pense au contraire le symbole sur le mode de la multiplicité. De son point de vue, les symboles ne sont jamais seuls, ils forment bien plutôt des groupes et se composent par associations pour former des figures et des récits. Or, si pour un groupe de symboles donnés le nombre d'associations possibles n'est pas infini, il est néanmoins extraordinairement élevé59. Envisagé de cette manière, le symbolique n'est pas associé à la répétition, mais à une diversité quasi inépuisable. C'est pourquoi Andrea Branzi est si attentif aux différentes cultures qui ont exercé une influence sur le design : elles sont pour lui porteuses d'une diversité de points de vue et d'expériences qui enrichissent les possibilités de la discipline60. C'est aussi pourquoi il n'aborde pas l'industrie comme un système unifié, mais comme une réalité multiple. Pour Andrea Branzi, le design moderne a tenté de penser les nécessités de la grande industrie et du standard : il devait « contribuer à réaliser une normalisation de la consommation et de la société 61». Le designer de la seconde modernité, en revanche, n'a plus pour Andrea Branzi à se faire le défenseur de la logique industrielle. L'industrie est à présent un fait social accepté, de sorte que la relation entre design et industrie peut devenir plus sereine. Avant les années soixante, le designer devait se positionner par rapport à « un système technologique simple et clair62 » concentré dans de grands centres scientifiques et industriels. Le designer de la société post-industrielle en revanche, doit se positionner par rapport à un réseau complexe de laboratoires et de petites entreprises pour trouver les technologies qu'il peut mobiliser dans ses projets. Par conséquent, les technologies industrielles disponibles pour le design sont beaucoup moins homogènes : elles sont le fruit d'hybridations et de cultures vernaculaires. Dans une telle situation, le design ne peut plus se fonder sur une nécessité universelle incarnée par la logique de l'industrie, il doit « chercher en lui-même le motif de sa propre existence63 ». Pour Andrea Branzi, une telle autoréférentialité est fondamentalement antiautoritaire : elle est la garantie pour le design d'échapper à toute logique universelle, et de s'offrir comme une expérience spécifique.

Comme Otl Aicher, il y a chez Andrea Branzi une critique de l'universalité, mais cette critique se fonde sur la multiplicité des signes et des symboles plutôt que sur la technique. Parce que l'objet joue un rôle central dans sa conception du design, et qu'il n'y a pas pour lui de différences fondamentales entre l'objet et l'information, il pense le réel comme un espace de circulation de signes sans logique homogène. Andrea Branzi utilise le concept de « métropole froide » pour désigner cette nouvelle forme de réalité contemporaine. Contrairement à la ville, la métropole est une forme de vie urbaine qui est dépourvue de centre et dont l'étendue est indéfinie. La métropole froide ne peut donc pas être totalisée. Les circulations d'informations et de marchandises y sont trop multiples et trop anarchiques, pour qu'il soit possible de les organiser ou de les prévoir. Et parce qu'elle n'est organisée par aucun principe, il est impossible d'imaginer l'avenir de la métropole. Il s'agit d'une entité sans avenir, qui dispose d'« une simultanéité de futurs, à l'intérieur d'un système global qui n'a pas de modèle de référence64 ». Ce qui fait la cohérence de la métropole ce n'est pas son organisation, mais une juxtaposition infinie de signes et d'objets qui tend à annuler les différences et à produire une réalité grise. Pour toutes ces raisons, la métropole froide échappe à toute conception unifiée : il s'agit d'un modèle global, mais non totalisant. Le parti pris de l'objet amène donc Andrea Branzi à envisager un réel non totalisable, réel qui n'est ni pleinement objectif ni pleinement subjectif, mais qui participe indistinctement des deux à la fois. C'est parce que les individus sont confrontés à un réel de ce type qu'il faut, comme nous l'avons vu, réaffirmer la différence entre le sujet et l'objet, mais la réaffirmer sous la forme d'une fiction permettant d'habiter le réel paradoxal de la métropole.

3.3 Le naturalisme comme fiction

Essayons à présent de situer la position d'Andrea Branzi par rapport aux différentes orientations du « design du peu » que nous avons identifiées. Premièrement, l'orientation qualitative : Andrea Branzi prend le parti de quelque chose de second, les objets, contre la culture de l'architecture. Ce parti pris l'amène à proposer, contre l'idée traditionnelle de la ville, le concept de métropole froide. Deuxièmement, l'orientation quantitative : Andrea Branzi se démarque du rapport moderniste à l'industrie, et à l'utopie d'une maximalisation de la production. Le design est plutôt pour lui de l'ordre d'un geste singulier que d'une logique généralisable. Toutefois, le positionnement d'Andrea Branzi par rapport à l'orientation quantitative n'est pas uniquement négatif. Il s'inspire en effet dans son approche des idées de la cybernétique, c'est-à-dire d'une théorie quantitative de l'information. De sorte que c'est par ce biais que s'opère le passage de la quantité en qualité. Enfin, la critique du naturalisme : l'analyse des transformations liées aux technologies de l'information amènent Andrea Branzi à concevoir un réel diffus, fait d'une circulation continue des signes. Un tel réel échappe aux catégories naturalistes, dans la mesure où il n'y a plus de véritable différence entre les objets et l'information, et donc entre le monde physique et la subjectivité. Seulement, ce réel est du point de vue d'Andrea Branzi pathologique, il engendre un profond malaise social. Pour le rendre à nouveau habitable, il faut donc réaffirmer la distinction du sujet et de l'objet au travers de dispositifs fictionnels. Mais, cette distinction ne peut plus se penser comme une vérité absolue : elle n'est qu'une fiction de plus, qu'un point de vue possible sur le réel. C'est à ce niveau que la pensée d'Andrea Branzi se heurte à une difficulté. Car une ontologie, pour fonctionner, ne peut pas être sur le même plan que les autres récits, sans quoi elle ne pourrait avoir un caractère structurant. Elle doit bien plutôt jouer le rôle d'un méta-récit, qui contient virtuellement la possibilité de toutes les fictions possibles. De sorte qu'il n'est pas certain que la fiction soit à elle seule suffisante pour apaiser le malaise engendré par le réel diffus de la métropole froide.

Conclusion

Bien qu'Otl Aicher et Andrea Branzi proposent deux interprétations radicalement différentes des enjeux du design dans la société post-industrielle, nous retrouvons dans leurs pensées des oppositions et un mouvement similaire. Tous deux se fondent sur un parti pris naturaliste qu'ils sont amenés à remettre en cause. C'est la raison pour laquelle ils en viennent à soutenir des principes antagonistes : d'un côté le partage clair entre la subjectivité et le réel, de l'autre un réel non totalisable qui interdit tout partage catégorique. Mais, loin de constituer une inconséquence, une telle contradiction est en fait inhérente au naturalisme lui-même et à l'antinomie sur laquelle il se fonde. Il est en effet impossible que la nature soit une totalité cohérente si un élément, la subjectivité, lui est irréductible. Symétriquement, il est impossible que la subjectivité soit autonome si la nature est une totalité cohérente. C'est cette impossibilité interne du naturalisme qui fait qu'il ne peut jamais être pleinement conséquent, et qu'il puisse donner lieu à sa propre critique. C'est aussi ce qui permet de comprendre qu'il puisse en exister des interprétations multiples et contradictoires. Comme le remarque Philippe Descola, « les contradictions du naturalisme, notamment son incapacité à subsumer les différents régimes de comportement sous une relation dominante, sont ce qui lui donne sa fascinante pluralité65 ».

Dans le contexte contemporain, les problèmes écologiques font de la question de notre rapport à l'ontologie naturaliste un enjeu crucial. Le naturalisme en effet, parce qu'il autonomise complètement la nature, rend possible une libre utilisation de celle-ci, utilisation qui peut notamment prendre la forme de l'exploitation intensive. Dans l'épilogue de Par-delà nature et culture, Philippe Descola avance que, bien que cela ne soit pas le rôle de la réflexion anthropologique, tout dans la situation présente, « depuis la révoltante disparité des conditions d'existence entre les pays du sud et les pays du nord jusqu'à la dégradation alarmante des équilibres de la biosphère66 », indique qu'une remise en cause de notre rapport aux existants est indispensable. Dans un tel contexte, l'intérêt du « design du peu » peut apparaître comme problématique, dans la mesure où ce dernier présuppose, au moins dans les deux orientations que nous avons identifiées, un rapport naturaliste au monde. Mais, s'il est possible de critiquer le naturalisme sur le plan intellectuel, il n'est pas possible de s'extraire volontairement d'un schème de relation qui structure l'ensemble de nos pratiques sociales. Pour Philippe Descola, le désir de revenir à un monde pré-moderne est « un des rêves les plus anciens et les plus inaccessibles des déçus du naturalisme67 ». Ce rêve a donné lieu à toutes sortes de tentatives, dont entre autres « les variétés étranges de la Naturphilosophie, l'esthétique romantique, le succès présent des mouvements néochamaniques et de l'ésotérisme New Age, la vogue cinématographique des cyborgs et des machines désirantes68 ». L'écueil de toutes ces tentatives, c'est qu'en plus d'être des réactions aux problèmes internes du naturalisme, elles supposent toujours l'autonomie subjective moderne permettant aux individus une critique des normes du groupe. Plutôt que de rêver un « dépassement » du naturalisme, il faut donc certainement plutôt envisager un naturalisme pluriel, capable de faire apparaître de nouvelles possibilités au sein de la situation présente. En cela, le « design du peu », dans la mesure où la négativité qu'il présuppose a une fonction critique, garde de notre point de vue toute sa pertinence.

Bibliographie

Aicher, Otl, Le monde comme projet, Paris, Édition B42, 2015.

Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité, Paris, Édition du centre Pompidou, coll. Les Essais, 1992.

Clément, Gilles, Manifeste du Tiers paysage, Rennes, Édition du commun, 2020.

Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 2005.

Descola, Philippe (dir.), « Manières de voir, manières de figurer » dans La fabrique des images, Paris, Musée du quai Branly, Somogy Édition d'art, 2010.

Koolhaas, Rem, Junkspace, Paris, Payot & Rivages, coll. Manuels Payot, 2011.

Loos, Adolf, Ornement et crime et autres textes, Paris, Payot & Rivages, coll. Petites Bibliothèque, 2003.

Papanek, Victor, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1973.

Wiener, Norbert, Cybernétique et société. L'usage humain des êtres humains, Paris, Édition du Seuil, col. Point, 2014.


  1. Aicher, Otl, Le monde comme projet, Paris, Édition B42, 2015. L'ouvrage a été publié en allemand en 1992, sous le titre original Die welt als entwurf

  2. Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité, Paris, Édition du centre Pompidou, coll. Les Essais, 1992. 

  3. Andrea Branzi a déjà remarqué qu'il y a dans le design moderne une opposition entre deux utopies, « l'utopie quantitative » et « l'utopie qualitative ». Toutefois, nous essaierons de proposer une interprétation légèrement différente d'une telle opposition, notamment en mettant en valeur les similarités de ces deux positions. Cf, ibid., p. 25. 

  4. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2005, p. 304. 

  5. Philippe Descola privilégie l'emploi des termes de physicalité et d'intériorité à ceux d'objectité et de subjectivité, certainement pour se démarquer du vocabulaire philosophique, et pour utiliser des mots qui ne sont pas aussi fortement liés à l'histoire de la culture occidentale. 

  6. Cf. chap. IV, « Les schèmes de la pratique ». Ibid., p.170-203. 

  7. Descola, Philippe (dir.), « Manières de voir, manières de figurer » dans La Fabrique des images, Paris, Musée du quai Branly, Somogy Édition d'art, 2010, p. 17. 

  8. Ibid. 

  9. C'est notamment ce que Philippe Descola se propose de faire pour les arts visuels dans La Fabrique des images, ibid

  10. Loos, Adolf, « Ornement et crime » dans Ornement et crime et autres textes, Paris, Payots & Rivages, coll. Petites Bibliothèque, 2003. 

  11. Ibid., p. 61. 

  12. Ibid. 

  13. Papanek, Victor, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1973. 

  14. Ibid., p. 38. 

  15. Ibid. 

  16. Koolhaas, Rem, Junkspace, Paris, Payot & Rivages, coll. Manuels Payot, 2011. 

  17. Ibid., p. 82. 

  18. Clément, Gilles, Manifeste du Tiers paysage, Rennes, Édition du commun, 2020. 

  19. Ibid., p. 69. 

  20. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit. p. 138. 

  21. Papanek, Victor, Design pour un monde réel, op. cit., p. 209. 

  22. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit. p. 306. 

  23. Aicher, Otl, Le monde comme projet, op. cit., p. 4. 

  24. Ibid., p. 30-37. 

  25. Ibid., p. 31. 

  26. Ibid., p. 31. 

  27. Ibid., p. 31. 

  28. Ibid., p. 36. 

  29. Ibid., p. 36. 

  30. Ibid., p. 43-65. 

  31. Ibid., p. 58. 

  32. Ibid., p. 53. 

  33. Ibid. 

  34. Ibid., p. 60. 

  35. Ibid., p. 51. 

  36. Ibid., p. 53. 

  37. Ibid., p. 34. « L'art était autrefois la capacité de représenter quelque chose. Aujourd'hui l'art est l'esthétique de ce qui n'est pas représenté, l'esthétique de l'esthétique même. » 

  38. Ibid., p. 34. 

  39. Ibid. 

  40. Ibid., p. 33. 

  41. Ibid., p. 38. 

  42. Ibid., p. 101. 

  43. Ibid., p. 38. 

  44. Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité, op. cit., p. 26. 

  45. Ibid., p. 27. 

  46. Ibid., p. 40. 

  47. Ibid., p. 38. 

  48. Ibid., p. 85. 

  49. Ibid., p. 85. 

  50. Sur cette question, on peut se référer notamment à l'ouvrage de Norbert Wiener, Cybernétique et société, Paris, Édition du Seuil, col. Point, 2014, p. 79-103. 

  51. Branzi, Andrea, Nouvelles de la métropole froide. Design et seconde modernité, op. cit, p. 33. 

  52. Ibid., p. 105. 

  53. Ibid., p. 30. 

  54. Ibid., p. 40. 

  55. Ibid. 

  56. Ibid., p. 30. 

  57. Ibid., p. 63. 

  58. Ibid., p. 64. 

  59. C'est notamment ce principe qui assure la sécurité des mots de passe : même pour un mot de passe court, par exemple de huit caractères, le nombre de combinaisons possibles est suffisamment important pour que trouver la bonne requière un temps très long et une puissance de calcul très importante. 

  60. Ibid., p. 89-100. 

  61. Ibid., p. 19. 

  62. Ibid., p. 101. 

  63. Ibid., p. 19. 

  64. Ibid., p. 30. 

  65. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit, p. 677. 

  66. Ibid., p. 689. 

  67. Ibid., p. 676. 

  68. Ibid.